— Mais, ma chère amie, je venais… en passant… vous faire une visite de bonne amitié.

— Je vous ai déjà répété cent fois que j’ai horreur d’être dérangée quand je travaille.

— C’est que… je vais bientôt repartir aux armées et je m’étais dit…

Dieu, que c’était difficile à dire. Le malheureux Charles se maudissait d’avoir si mal choisi son moment pour la délicate démarche qui l’amenait. Ce qu’il voulait, c’était tout simplement redemander à Marie les lettres passionnées qu’il lui avait écrites en un an d’amour éperdu. C’était donc rompre avec elle… Il était là, il fallait que la chose fût réglée sur-le-champ. Avec beaucoup de circonlocutions, beaucoup de soupirs, il parvint à expliquer son histoire, si brumeuse que la comédienne se mit à rire.

— Que de complications, mon petit Charles. Pourquoi n’allez-vous pas droit au but ? Notre aventure est finie, vous en avez assez… ou bien Mademoiselle de Lenclos me fait l’honneur de montrer quelque jalousie ? Que ne le disiez-vous sans plus de façons ? Restons bons amis. Vous voulez vos lettres ? Elles seront chez vous ce soir même. Et maintenant laissez-moi en paix, j’ai une migraine affreuse.

Le jeune marquis n’en revenait pas. Cette fois, il était cloué au sol et ne comprenait plus. Au fond, il était assez vexé. Depuis qu’il avait promis à Ninon de lui donner les lettres écrites à la Champmeslé, il se cuirassait mentalement contre la scène de désespoir qu’il ne pouvait manquer d’essuyer de la part de Marie. Il y aurait des cris, des larmes, des imprécations. Il allait sans doute trouver en face de lui Hermione déchaînée… Or, il ne se passait rien. Hermione, qui semblait pourtant de bien mauvaise humeur, n’avait ni crié ni pleuré. Elle avait seulement ri et s’était montrée aussi accommodante que possible. C’était presque offensant.

Le soir même, en se rendant place Royale avec les lettres dans sa poche, Charles de Sévigné ne se sentait pas fier de lui le moins du monde.

C’était une bien étrange impulsion qui avait poussé Ninon à réclamer ces lettres. Il n’était pas dans ses habitudes d’être jalouse mais, pour une fois, elle s’était fâchée. Que ce jeune blanc-bec pour qui elle avait un caprice ne se contentât pas de sa chance insigne et se permît de se partager entre elle et une célèbre comédienne, voilà qui était insoutenable.

Elle avait donc signifié à Charles d’avoir à rompre avec la Champmeslé, sous peine de se voir fermer à jamais l’appartement qu’il aimait tant fréquenter. Elle fut enchantée de se voir si bien obéie.

— Je n’en attendais pas moins de votre amour, mon ami. Merci.

— Que comptez-vous faire de ces lettres ? demanda Charles en voyant Ninon les enfermer soigneusement dans un petit cabinet italien incrusté d’ivoire.

Elle sourit mystérieusement puis déclara avec malice :

— Je n’admets pas plus qu’un amant se partage entre deux maîtresses que la conduite étrange d’une femme qui, entretenue par un homme, ne lui reste pas entièrement fidèle. Je pense que le marquis de Tiercé s’intéressera beaucoup à ces lettres.

Charles se sentit pâlir. Il n’avait aucunement soupçonné une telle méchanceté chez Ninon et, pris de court devant l’abîme de perfidie féminine ouvert sous ses pieds, il s’en fut tout courant chercher conseil là où il savait en trouver de bons : chez Madame sa mère.

— Vous êtes un serin, Charles, et un homme sans délicatesse. Êtes-vous fou d’avoir remis à une femme les lettres d’une autre ?

Cette fois, Madame de Sévigné était fort en colère. Jamais son fils ne l’avait vue aussi furieuse. Il tenta de plaider sa cause.

— Je ne pouvais faire autrement. Ninon menaçait de me fermer sa porte.

— Et qu’avez-vous à en faire ? Comptez-vous épouser une femme qui pourrait presque être votre grand-mère et que connaissent tous les hommes de Paris ? Le beau malheur si elle vous ferme sa porte… Vous allez retourner chez elle de ce pas et lui réclamer vos lettres.

— Mais… ma mère.

— Pas de mais. Allez, vous dis-je, et ne revenez ici qu’avec ces maudites lettres, sinon c’est cette porte que vous trouverez fermée.

Tout penaud, Charles quitta la rue de Thorigny et retourna place Royale. Une heure plus tard il revenait, les lettres à nouveau dans sa poche… et dûment brouillé avec Ninon de Lenclos qui devait ensuite déclarer à qui voulait l’entendre :

— Ni l’actrice ni moi n’avons réussi à réchauffer ce glaçon. C’est une âme de bouillie, un cœur de citrouille fricassé dans la neige…

La Champmeslé se montra moins sévère et garda un brin d’amitié au jeune homme. Elle ne lui en voulait nullement. D’ailleurs, elle avait bien autre chose à faire.

Racine, en effet, venait de remonter sérieusement dans son estime… et dans son cœur. Il était arrivé un matin rue Mazarine un gros paquet sous le bras. Ce paquet, il l’avait déposé aux pieds mêmes de la comédienne, qui, surprise, le regardait faire. Puis il avait relevé sur elle un regard si chargé d’amour que la jeune femme s’était sentie frémir.

— C’est ma dernière tragédie. Je l’ai écrite pour vous, Marie, en pensant à vous. Elle est née de l’amour profond que vous m’inspirez.

La Champmeslé s’était baissée, avait ramassé l’épaisse liasse de feuillets, l’avait doucement caressée de la main. Une étrange émotion s’insinuait en elle. Jamais son cœur n’avait battu si fort.

— Comment s’appelle-t-elle ? demanda-t-elle en se détournant pour cacher son trouble.

— Bérénice… Vous y serez merveilleuse.

 « Adieu. Servons tous trois d’exemple à l’univers

 De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse

 Dont il puisse garder l’histoire douloureuse

 Tout est prêt ; on m’attend, ne suivez point mes pas… »

La voix d’or expira sur les lèvres de la Champmeslé. La salle explosa en bravos frénétiques, tandis que les seigneurs installés de chaque côté de la scène se ruaient vers la comédienne et que le rideau descendait noblement pour se relever encore plusieurs fois.

— Exquis, merveilleux, éblouissant. Ah, on se pâme de douleur à vous voir, ma chère, s’écria le marquis de Sévigné, qui malgré leur rupture ne renonçait pas à l’amitié de l’actrice ni à venir l’applaudir.

— N’entendit-on jamais rien de plus émouvant ? s’extasiait le comte de Saint-Amand. Quel art, quelle grandeur… Ma chère Marie, aucune comédienne n’a jamais su rendre ainsi de tels émois ni un si cruel renoncement.

Décidément, Bérénice remportait un grand succès. La première représentation avait été un triomphe que renouvelait chaque nouvelle soirée. Pressée de toutes parts, étouffée à moitié, Marie eut bien du mal à rejoindre sa loge, dont elle ferma la porte derrière elle avec une gentille fermeté.

— Accordez-moi quelques instants de repos, Messieurs, pria-t-elle gaiement. Je suis épuisée. Nous nous reverrons plus tard, à souper.

Les cris des seigneurs et des autres admirateurs s’estompèrent derrière le panneau de bois peint. Avec un soupir de soulagement, la comédienne se débarrassa de sa tunique de mousseline rouge et vint s’asseoir devant son miroir qu’encadraient des chandelles. Elle sourit à Jeannette, son habilleuse, qui s’empressait.

— Un de ces soirs, ils me tueront.

— Tu te tueras bien toi-même, fit une voix maussade sortie des profondeurs de la loge. Marie sursauta et vit dans son miroir la silhouette de Racine qui émergeait de l’ombre, entrait dans la lumière jaune des chandelles. Un pli profond se creusait sur le front du poète.

— Tiens ? Tu étais là ?

— Oui, tu vois. Tu ne m’attendais guère à ce qu’il paraît ?

La Champmeslé étouffa un soupir. Elle sentait monter la migraine, après cette représentation fatigante, et voilà qu’il ne trouvait rien de mieux à faire qu’une scène ? Depuis qu’elle était devenue la maîtresse de son auteur, c’est-à-dire peu de temps avant la première de Bérénice, sa vie s’était terriblement compliquée. Racine était effroyablement jaloux, et de plus c’était un inquiet perpétuel, que rien, jamais, ne paraissait satisfaire.

Pour tenter d’endiguer la scène qu’elle sentait venir, Marie sourit avec tendresse.

— Je n’osais pas t’espérer, dit-elle doucement. Je te croyais à la Cour…

— J’y étais mais j’en suis revenu et je suis bien aise d’apprendre qu’au lieu d’attendre sagement mon retour, tu t’apprêtes à souper en galante compagnie.

Non, décidément, elle n’échapperait pas au drame. Apparemment, Jean Racine tenait à sa scène. D’une main un peu nerveuse, Marie prit un peigne et le passa dans ses boucles épaisses.

— Galante compagnie, c’est beaucoup dire. Je reçois quelques amis, toujours les mêmes : Despréaux, La Fontaine, Salé, Roselis, Sévigné…

— Des amis ? Tes amants, oui, anciens ou présents.

Avec un soupir, Marie se leva et vint poser ses mains sur l’épaule du poète.

— Ne sois donc pas si jaloux, Jean. Tu sais bien que mon mari est toujours présent et que mes petits soupers d’Auteuil ne sont pas bien méchants.

— On y boit ferme, on y dit force bêtises et on en fait plus encore. Tu te damneras, Marie, à vivre ainsi.

Que son amant passât son temps à la menacer d’une vie éternelle lamentable était une des choses que Marie détestait le plus. De son enfance austère, trop pieuse peut-être, passée à Port-Royal, Racine avait gardé une religiosité rigide et intransigeante… pour les autres. Lui-même ne pouvait tolérer la moindre critique, ni sur son ouvrage, ni sur sa vie intime… Marie haussa nerveusement les épaules.

— Crois-tu donc que je me damne moins dans tes bras ? Après tout, je suis mariée et je trompe mon mari avec toi. Cela ne te tourmente guère, à ce qu’il paraît. Maintenant, laisse-moi. J’ai besoin de calme. Va-t’en.