Mais, au grand désespoir du jeune marquis, il n’eut pas plus de chance « la prochaine fois » et, quelques jours plus tard, Madame de Sévigné avait repris la plume pour conter la chose à sa chère fille.

« La jeune merveille n’a pas rompu, confiait-elle à Madame de Grignan, mais je crois qu’elle rompra. Voici pourquoi ; mon fils vint me chercher du bout de Paris pour me dire l’accident qui lui était arrivé. Il avait trouvé une occasion favorable et cependant – oserais-je le dire ? – son dada demeura court à Lérida. Ce fut une chose étrange. La demoiselle ne s’était jamais trouvée à telle fête. Le cavalier en désordre sortit en déroute, croyant être ensorcelé ; et ce qui vous paraîtra plaisant c’est qu’il mourait d’envie de me conter sa déconvenue. Nous rîmes fort. Je lui dis que j’étais ravie qu’il fût puni par où il avait pêché. Il s’est pris à moi et me dit que je lui avais donné de ma glace, qu’il se passerait fort de cette ressemblance, que j’aurais mieux fait de la donner à ma fille. Il disait les choses les plus folles du monde et moi aussi. »

Madame de Grignan dut bien s’amuser en lisant cette lettre, fort peu connue des écoliers, de sa respectable mère. Mais, malgré le ton badin, Madame de Sévigné commençait à s’inquiéter. Charles pâlissait, maigrissait, s’agitait de manière fort désordonnée. Cet échec répété qu’il rencontrait auprès de la femme qu’il aimait le rendait malade et il réclamait le médecin à cor et à cri. Or, sa mère n’avait aucune envie de mettre le médecin de la famille, Pecquet, dans la confidence de cette histoire, à tout prendre assez peu flatteuse pour un jeune homme de vingt-deux ans. De plus, elle s’inquiétait de voir le jeune officier et la comédienne s’attacher sérieusement l’un à l’autre. On s’écrivait force lettres, on se voyait beaucoup, Charles soupirait, devenait sentimental outre mesure. Il fallait faire quelque chose qui pût à la fois rendre à Charles son orgueil masculin et le détourner quelque peu de cette fille trop attachante.

Madame de Sévigné fit mentalement le tour de toutes les femmes de Paris et bientôt arriva à cette conclusion qu’il n’y en avait qu’une, une seule, capable à la fois de faire fondre la « glace » de Charles et de le détourner de la Champmeslé : Ninon de Lenclos.

L’idée était bonne car, alors même qu’elle atteignait la cinquantaine, la belle Ninon demeurait la femme la plus éclatante, la plus désirable de France et s’offrait, par-dessus le marché, le luxe d’être l’une des plus intelligentes et des plus cultivées. Mais la réalisation n’était guère aisée car, bien que voisines de quartier, la marquise et la courtisane fameuse ne se voyaient pas. Non par souci de respectabilité de la part de la marquise : Ninon voyait tout le bel air, les plus grands noms du royaume fréquentaient chez elle, aussi bien hommes que femmes. Seulement, un peu moins de vingt ans plus tôt, le marquis de Sévigné, père de Charles, avait reçu du marquis d’Albret un coup d’épée qui avait fait une veuve inconsolable de la charmante marquise. Et c’était en l’honneur de Ninon que ce coup d’épée avait été administré. Il y a des choses difficiles à oublier.

Pourtant, l’amour maternel l’emporta chez Madame de Sévigné. Elle commanda son carrosse et s’en fut trouver son amie Madame de La Fayette.

Une solide amitié unissait les deux marquises, en plus d’un certain lien de parenté. Toutes deux vivaient seules car, si Madame de Sévigné était veuve, Madame de La Fayette vivait sans son mari, lequel ne quittait guère ses terres d’Auvergne. Toutes deux étaient élégantes, cultivées, fort recherchées dans la société des Précieuses au sein de laquelle Madame de La Fayette portait le surnom de Féliciane. Dans le monde en général, on lui donnait un autre surnom, moins aimable mais plus explicite. On l’appelait le Brouillard à cause de sa froideur.

Or, Madame de Sévigné appréciait fort cette froideur parce qu’elle savait toute la flamme intérieure qu’elle dissimulait et parce qu’elle connaissait aussi bien le cœur que l’esprit de la comtesse. Enfin, Madame de La Fayette écrivait, non pas des lettres comme son amie, mais des romans qui étaient appréciés. Aucun pourtant n’avait valu à son auteur la notoriété que lui vaudrait quelques années plus tard son chef-d’œuvre, La Princesse de Clèves.

Madame de Sévigné n’avait pas de secret pour son amie et lui raconta le plus simplement du monde l’objet de ses soucis.

— Je voudrais que Charles entrât en relation avec l’incomparable Ninon, mais je ne sais vraiment comment m’y prendre. Avez-vous une idée ?

Son amie se mit à rire de bon cœur.

— Pour présenter Charles à Ninon ? Et lui suggérer de s’intéresser à lui ? J’en ai cent, j’en ai mille. Rien de plus facile. Il suffit de les inviter ensemble à un souper quelconque et de les placer côte à côte.

— Facile, facile… Est-ce vous qui donnerez ce souper ? Je n’en vois guère la possibilité.

Madame de La Fayette referma son éventail et en tapota doucement la main gantée de son amie.

— À quoi donc pourraient servir les amis que nous avons ? Chère Marie, ce souper que je ne puis donner, un autre le donnera bien volontiers. Que faites-vous donc de mon ami La Rochefoucauld ?

C’était l’évidence même. Un amour profond, encore que très platonique, unissait alors le duc de La Rochefoucauld et Madame de La Fayette. Il n’avait rien à refuser à celle qui était pour lui l’unique raison d’être. Madame de Sévigné s’en retourna chez elle un peu soulagée.

Et de fait, quelques jours plus tard, le duc donnait le souper promis. Ninon de Lenclos y eut Charles de Sévigné pour voisin de table et le trouva si charmant dans sa jeunesse qu’elle décida sur l’heure de se l’attacher. Or, quand Ninon voulait bien s’en donner la peine, aucun homme, si fort fût-il, n’était de taille à lui résister. Ébloui, séduit, ensorcelé, Charles de Sévigné se laissa emporter par l’attrait tout-puissant que dégageait la célèbre séductrice. La semaine ne s’était pas écoulée qu’il retrouvait dans l’alcôve de la place Royale sa confiance en lui et une nouvelle joie de vivre.

Mais que devenait pendant ce temps la Champmeslé ?

Elle travaillait beaucoup. Son entrée à l’hôtel de Bourgogne avait été trop brillante pour qu’elle n’eût pas à cœur de garder la première place si vaillamment conquise. Son temps se partageait entre le théâtre, sa maison de la rue Mazarine, dont La Fontaine et son ami Boileau étaient devenus des commensaux assidus, et ses amants, le marquis de Tiercé et le jeune Sévigné, dont elle commençait à se lasser. Pourtant, il avait réussi à vaincre l’espèce de… timidité qui avait rendu si décevantes leurs premières relations. Mais il était de plus en plus distrait.

Et puis, quelqu’un d’autre faisait de violents efforts pour entrer dans sa vie, quelqu’un dont elle ne parvenait pas à savoir s’il lui plaisait ou s’il l’irritait davantage. Depuis son triomphe en Hermione, Racine la harcelait de lettres et de visites, se trouvant continuellement dans son sillage quand elle était au théâtre. On ne voyait plus que lui à la célèbre salle de la rue Mauconseil, même quand ce n’était pas du Racine que l’on y jouait.

Marie lui trouvait de la beauté, un certain charme. Elle reconnaissait qu’elle aimait son regard pensif, son allure imposante et ses traits bien ciselés. Mais il avait une façon de lui faire détailler les vers, de les lui rabâcher aux répétitions, lui indiquant même les intonations, avec une minutie frisant la maniaquerie, qui lui portait sur les nerfs. Cent fois par jour elle avait envie de le battre.

Un matin où il lui lisait une partie de sa dernière tragédie, Britannicus, elle n’y tint plus. Racine déclamait le rôle de Junie qu’elle devait jouer :

« Il fallait me taire et vous sauver

Combien de fois, hélas, puisqu’il faut vous le dire… »

Marie explosa, arracha le texte des mains du poète et l’envoya dans un coin de sa loge.

— Combien de fois faudra-t-il vous dire que j’ai horreur que l’on me serine ainsi mes rôles. Je connais la pièce, depuis plus d’un an qu’on la joue. Je l’ai vue jouer par d’autres avant que vous ne daigniez me la confier. Et, si vous le permettez, j’ai quelques idées personnelles sur la manière dont ce rôle doit être joué.

Elle était rouge de colère. Racine, interdit, la regardait aller et venir comme un petit fauve, ses jupes de satin grenat voltigeant au vent de sa colère.

— Mais… ma chère Marie…

— Je ne suis pas votre chère Marie. Je suis une comédienne que vous assiégez, que vous harcelez. J’ai joué Hermione, à votre satisfaction j’espère, sans le moindre de vos conseils et je m’en suis bien trouvée. J’aime que l’on ait confiance en moi.

— J’ai confiance en vous mais…

— Voilà. J’ai confiance en vous mais… Est-ce que vous ne sentez pas tout ce que ce « mais » a d’injurieux ? Tenez, allez-vous-en… Nous finirions par nous dire des choses désagréables.

Désolé, vaguement vexé, Racine voulut insister. Alors, exaspérée, Marie le prit aux épaules et le poussa dehors sans ménagement.

— Vous reviendrez quand vous aurez décidé de me faire confiance.

Puis elle referma vigoureusement la porte et alla s’étendre sur le sofa qui occupait une grande partie de la petite pièce. Elle n’y était pas depuis cinq minutes qu’une tête blonde apparaissait dans son embrasure.

— Puis-je entrer ?

La Champmeslé jeta au nouvel arrivant un regard plein de rancune. Il tombait bien, celui-là… Mais, inconscient de l’orage qui couvait, Charles de Sévigné, charmant et désinvolte, à son habitude, faisait son entrée, se penchait pour l’embrasser. Elle détourna la tête.

— Que voulez-vous ?

La brusquerie de l’attaque désarçonna le jeune marquis. Il resta coi un moment, regardant la jeune femme tapie dans son sofa comme un fauve dans sa tanière, les yeux mauvais, les lèvres tremblantes de colère.