La confession de la Voisin avait, malgré la prévention qu’ils nourrissaient contre elle, assez sérieusement ébranlé les deux magistrats. La haute situation de Racine, en cette misérable époque où les plus grands étaient compromis dans les pires aventures, ne signifiait rien. On pouvait être un grand écrivain et un affreux personnage. D’ailleurs, le caractère difficile de Racine ne plaidait guère en sa faveur.

Soucieux et ne sachant trop à quel parti se résoudre, les deux hommes en référèrent à Louvois après mûre réflexion. Le ministre dut à son tour réfléchir assez longuement car ce fut seulement le 11 janvier 1680 que le conseiller Bazin de Bezons et La Reynie reçurent de sa part le billet suivant : « Vous trouverez ci-joint les ordres du Roi pour faire arrêter la dame Larcher (une complice de la Voisin). Ceux pour l’arrêt du sieur Racine vous seront envoyés aussitôt que vous les demanderez. »

Il n’y avait plus qu’à poursuivre, à fond cette fois, l’instruction de cette sombre affaire. La Reynie décida, avant d’envoyer les exempts au domicile de l’écrivain, de l’entendre en privé dans son cabinet de l’hôtel de police.

À quarante ans, Jean Racine avait l’allure imposante et la noblesse de traits qui convenaient à son personnage. Encore beau, très brun, il plaisait aux femmes, malgré la dureté de son regard et le pli serré de ses lèvres. S’il ne montra pas trop d’étonnement de se voir convoqué chez le lieutenant de police, il s’emporta dès les premiers mots que prononça La Reynie.

— Une dénonciation de la Voisin ? En vérité, Monsieur le lieutenant de police, il serait navrant, s’il n’était bouffon, de voir un homme de votre valeur attacher du prix aux ragots d’une telle misérable !

— La Voisin était ce qu’elle était, monsieur. Elle a payé sur le bûcher pour ses crimes. Mais ses confessions, tout au moins le peu que nous en avons pu tirer, furent empreintes d’une sincérité qui donne du prix à ses propos.

— C’est inimaginable ! Si je vous comprends bien, cette femme a osé m’accuser d’empoisonnement et vous, vous m’avez convoqué ici pour que je m’explique ?

— C’est cela même, Monsieur !

— Alors, souffrez que je vous quitte ! Si vous avez des explications à demander à son sujet, allez donc les demander au Roi. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il me veut du bien et que…

— Je sais surtout, Monsieur, que le Roi veut la justice ! De plus grands que vous sont venus s’asseoir dans ce fauteuil où je vous vois… avec l’accord du Roi !

— Ce qui veut dire ? fit Racine en pâlissant légèrement.

— Que je puis vous faire arrêter ce soir, si je le juge bon ! Et le Roi m’approuvera. À moins… que vous ne consentiez à répondre de bonne grâce à quelques questions !

La foudre tombant sur l’écrivain ne l’eût pas anéanti davantage. Ses jambes fléchirent sous lui et il se rassit, froissant entre ses doigts nerveux les plumes de son chapeau.

— Que voulez-vous savoir ? fit-il d’une voix éteinte. Je peux vous jurer que je ne l’ai pas empoisonnée. Ce fut un accident… un affreux accident ! Vous comprenez : je l’aimais… je l’aimais comme un fou !

» Marquise avait trente et un ans lorsque je l’ai connue en 1664. Elle venait de perdre son mari, ce bon René Du Parc qu’elle avait épousé à seize ans et qui, tout en lui donnant plusieurs enfants, en avait fait la plus adorable comédienne de notre temps. Bien sûr, elle avait beaucoup de peine car elle avait aimé René, mais sa beauté était au plus merveilleux de son épanouissement. Elle avait, vous le savez, une grâce, un charme qui n’appartenaient qu’à elle. C’était pour cela qu’on l’avait surnommée Marquise, son vrai nom étant Thérèse Gorla.

» Comment, dans ces conditions, ne l’aurais-je pas aimée ? Tant d’autres l’aimaient ou l’avaient aimée : Molière, La Fontaine, les deux Corneille. Vous souvenez-vous encore, Monsieur de La Reynie, de ce poème charmant et indigné que Corneille lui avait envoyé, furieux qu’il était d’avoir été repoussé avec un éclat de rire à cause de son âge ?

 “Marquise si mon visage

 A quelques traits un peu vieux

 Souvenez-vous qu’à mon âge

 Vous ne vaudrez guère mieux…”

» Je vous fais grâce de tout le poème. Je sais seulement que Marquise n’en avait pas été autrement émue, et même qu’elle avait ri en le lisant. Elle était si belle ! Comment pouvait-elle imaginer qu’elle était, comme les autres, appelée à vieillir… Elle aimait la vie, elle aimait l’amour, et jamais comédien n’eut une épouse plus attentive et plus tendre que ce pauvre Du Parc.

— Il venait de mourir lorsque vous avez connu Marquise ?

— Oui… Cela valait mieux. J’étais déjà bien assez jaloux de lui rétrospectivement. Savez-vous que Marquise m’a fait attendre trois ans, trois mortelles années, avant de me laisser l’aimer ? Encore ai-je dû…

— L’épouser ? Oui, je sais, fit tranquillement La Reynie. Poursuivez donc, Monsieur Racine.

— Oui. Je l’ai épousée. Et je ne l’ai pas regretté. Car j’ai eu en elle tout à la fois la meilleure des épouses, la plus folle des maîtresses et la plus admirable interprète.

— On dit que vous l’avez obligée à quitter la troupe de Molière.

— Pourquoi ne l’aurais-je pas fait ? J’avais besoin d’elle pour créer Andromaque puis Britannicus… Elle n’avait plus rien à faire chez Molière… qui d’ailleurs lui était un peu trop attaché !

— Donc, vous étiez jaloux… jaloux au point d’écarter d’elle jusqu’à ses amies… sa mère ?

— Oui, j’étais jaloux ! affirma l’écrivain avec force. C’était normal. J’étais plus jeune qu’elle mais je ne pouvais lutter avec son éclat… et je craignais Molière. Quant à celles que vous appelez ses amies : des sorcières, des misérables, pour la Voisin ou la Delagrange ! La belle perte qu’elle faisait là ! Jamais Marquise n’aurait dû approcher de telles créatures.

— Et sa mère !

— La Gorla ne valait pas mieux ! Elle profitait de sa fille sans pudeur, elle jouait les entremetteuses, s’ingéniant toujours à mettre sur le passage de Marquise des hommes fortunés… quel que soit leur âge ! Je ne pouvais pas le supporter.

La Reynie fit signe qu’il comprenait et qu’il pouvait poursuivre. Racine, alors, continua :

— Nous avons été heureux, très heureux… jusqu’au début de l’année 1668, où le chevalier de Rohan, qui l’avait jadis poursuivie d’un amour insensé, a reparu dans sa vie.

Durant des heures, ce soir-là, Racine avait attendu Marquise dans leur petit appartement de la rue de Grenelle-Saint-Germain, des heures qui lentement, avaient usé sa patience, tout au moins le peu qui lui en restait, car depuis quelques mois, Marquise avait changé. Elle était distraite, souvent en retard, un peu distante et, bien souvent, les élans de passion de son époux s’étaient heurtés à une froideur gênée.

Inquiet, puis jaloux, il avait fait une enquête, avait découvert que la jeune femme allait plus souvent qu’autrefois chez sa mère. Il s’était fâché alors, des scènes avaient éclaté que Marquise avait supportées avec peine, ripostant, agacée, qu’elle avait le droit de voir sa mère, et que rien ni personne ne l’en empêcherait. Malheureusement, l’écrivain avait découvert depuis peu que le chevalier de Rohan était bien souvent à Paris et que parfois, on le voyait franchir le seuil de la Gorla.

Ce soir-là, Marquise n’était pas chez sa mère et cependant, elle n’était pas rentrée. Le temps était affreux. Une pluie glaciale noyait Paris, qui peut-être se couvrirait de neige avec les premiers jours de décembre. Il faisait nuit. Depuis longtemps, Marquise aurait dû être rentrée, d’autant plus qu’elle était lasse, de santé chancelante depuis quelques semaines. Racine avait fait le tour de tous les endroits où elle aurait pu se trouver, en vain.

Il était près de dix heures quand, enfin, son pas se fit entendre. Retenant mal sa colère, Racine bondit vers la porte, déjà prêt à crier, mais en voyant paraître la jeune femme, affreusement pâle et les yeux largement cernés, il n’osa pas, se contentant de demander sèchement :

— Où étais-tu ? Je t’ai cherchée partout… même chez ta mère. Personne ne t’a vue !

Elle lui jeta un regard lassé, ôta sa mante de soie épaisse et la tendit à Nanette, sa vieille servante, qui était accourue en l’entendant rentrer. Puis, lentement, elle alla vers la cheminée, tendit au feu ses mains glacées. Quand Nanette fut sortie, elle dit enfin :

— J’étais chez un médecin ! Il était sorti, j’ai dû attendre longtemps.

— Pourquoi ? Était-ce si important ? Tu te sens si mal ?

Elle fit signe que oui mais eut un faible sourire.

— A-t-il dit de quel mal tu souffrais ?

Le ton était sec encore mais Marquise, tout entière à son rêve intérieur, ne parut pas y prendre garde. D’une voix unie, elle déclara :

— Oui… Je vais avoir un enfant !

Le silence qui suivit le mot fut si profond qu’il devint vite intolérable, du moins pour Racine, car Marquise, elle, ne semblait pas en souffrir. Elle souriait aux anges, et ce sourire ranima la fureur du poète. Annonce-t-on de la sorte à un homme que l’on va lui donner un fils ? S’efforçant encore de se contenir, il murmura :

— Et… de qui est cet enfant ?

Marquise sursauta, parut prendre enfin conscience de la présence de son mari, de la colère que révélait son visage.

— De qui veux-tu qu’il soit ?

— Ah, non ! Tu ne vas pas me dire que j’en suis le père ! Cela, je refuse de l’accepter. Voilà des mois que tu n’es plus pour moi ce que tu étais, que tu as changé ! Combien de fois m’as-tu laissé t’approcher ? Tu avais tes migraines, ou des vertiges, ou Dieu sait quoi ! Non, Marquise, tu ne parviendras pas à me faire croire que je suis le père de cet enfant ! Par contre, tu vas me dire de qui il est.