Ils allèrent passer leur lune de miel dans la maison de Neuilly qui avait jadis abrité les amours d’Hercule-Mériadec avec la belle Florence, mais le souper nuptial fut plutôt maigre, car l’aimable beau-père avait refusé de donner le moindre argent à son fils. Ce fut la duchesse de Roquelaure qui, apitoyée, leur envoya cent pistoles le lendemain.
Le mariage fut heureux, en dépit de difficultés d’argent continuelles et d’une étonnante atmosphère de tempête et de raccommodages. Le jeune couple mena tout de même grand train mais ne pouvait pas toujours chauffer ses invités. Si impécunieux qu’il fût, le jeune prince avait donné à sa femme une grande preuve d’amour en rachetant au duc de Lorges le petit manoir où elle était devenue sienne.
1. L’affreux palais de la Femme bâti par l’Armée du Salut a remplacé peu avantageusement ce joli couvent.
La mort mystérieuse de Marquise Du Parc
Racine était-il un assassin ?
L’audience de la Chambre ardente s’achevait pour ce jour-là. On était le 20 mars 1679 et, depuis huit jours, la devineresse Catherine Montvoisin, plus connue sous le nom de la Voisin, subissait son interrogatoire. La terrible affaire des Poisons, qui devait bouleverser le règne de Louis XIV, avait atteint son point culminant. Dans la salle de l’Arsenal où siégeaient les juges, les plus grands noms de France se croisaient, ainsi que les accusations les plus effrayantes. Ce n’étaient que « poudres de succession », messes noires, philtres, envoûtements, figures de cire percées d’aiguilles, bref, tout l’arsenal des sorciers sorti du plus obscur Moyen Âge.
Chaque jour, la Voisin ajoutait de nouveaux noms à sa liste, lançait de nouvelles révélations. Cette femme semblait intarissable, et le conseiller d’État Bazin de Bezons, qui présidait, s’épouvantait des abîmes de crime ouverts devant lui. Pour ce jour-là, en tout cas, il en avait assez. Un vent aigre balayait Paris, chargé d’une pluie glaciale, et le conseiller n’avait qu’une envie, celle de regagner sa demeure douillette, son grand fauteuil et son coin du feu. C’était déjà bien suffisant que son collègue habituel, le lieutenant de police Nicolas de La Reynie, fût absent ce jour-là.
Mais la Voisin, elle, ne semblait pas fatiguée. C’était une petite femme replète, assez jolie dans le genre vulgaire, mais dont la mine effrontée ne prédisposait guère en sa faveur. Le regard qu’elle posait sur l’assistance semblait alourdi de toutes les choses affreuses qu’il avait vues, et son nez un peu rouge disait qu’elle ne détestait pas la bouteille.
Soudain, après un instant de silence meublé seulement par le grincement de la plume du greffier sur le parchemin, la Voisin murmura :
— Au fait, Monsieur le conseiller, pourquoi donc ne m’interrogez-vous pas sur la mort de Marquise Du Parc, la comédienne de l’hôtel de Bourgogne, survenue voilà onze ans ? Est-ce parce que, comme le sieur Racine, vous appartenez à l’Académie ? Entre confrères, bien sûr, on se ménage !
Bazin de Bezons sursauta et jeta sur l’accusée un regard effaré.
— Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? En quoi suis-je censé ménager Jean Racine ?
— En ce qu’il a empoisonné Marquise… et que vous ne l’avez point fait arrêter. Dieu sait pourtant qu’en son temps, la mort de la pauvre femme a fait assez de bruit !
En effet, Bazin s’en souvenait bien : la mort de la célèbre comédienne, rapide, inexplicable, avait fait quelque bruit. On avait d’autant plus chuchoté qu’elle était alors la maîtresse déclarée de Racine et que le caractère de l’amant n’était pas des plus aisés. En son for intérieur, le conseiller admettait volontiers que Racine avait un caractère étrange, imprévisible et assez mystérieux. Mais de là à ce qu’il fût un assassin, il y avait une grande marge ! Sévèrement, Bazin de Bezons demanda :
— En admettant que votre accusation fût fondée, sur quoi pourriez-vous l’appuyer ? Est-ce vous qui avez fourni le poison ? Racine était-il de vos clients habituels ?
Un pâle sourire étira sur le visage de la devineresse en même temps qu’une étrange lueur s’allumait dans ses yeux jaunes.
— Non, ce n’est pas moi qui ai fourni le poison, j’en fais le serment. Mais je connaissais Marquise Du Parc. Et je l’aimais bien. Elle avait confiance en moi… et elle est morte. Alors, puisque vous lavez tout ce beau linge sale, Monsieur le conseiller, lavez donc aussi celui de la pauvre Marquise. Il y a assez longtemps qu’elle attend d’être vengée. Ce serait trop injuste qu’elle soit la seule morte, parmi tous ceux dont vous vous occupez, qui n’eût pas réparation. J’ai dit que Racine l’avait empoisonnée, et je le maintiens ! Faites votre travail !
Elle n’avait plus rien à dire apparemment. Très ébranlé par le ton affirmatif de la femme, Bazin de Bezons leva la séance. L’affaire le dépassait. Il lui fallait voir La Reynie avant de poursuivre. La Voisin fut ramenée dans sa prison.
À cinquante-quatre ans, le lieutenant de police La Reynie avait vu et entendu trop de choses pour s’étonner encore de quoi que ce soit. L’homme qui avait donné à Paris une police digne de ce nom, qui avait nettoyé la capitale en purgeant les cours des Miracles et qui avait voué sa vie au service du Roi, ne laissait rien au hasard, et surtout entendait faire toute la lumière sur la terrible affaire des Poisons. Les confidences de Bazin de Bezons ne l’émurent pas outre mesure, pas plus que la situation éminente de Racine, alors directement protégé par Louis XIV, dont il était l’historiographe, étant par ailleurs le plus célèbre auteur dramatique de son temps. Son collègue hésitant sur la conduite à tenir, La Reynie décida d’entendre la Voisin avec lui. L’interrogatoire de la devineresse fut serré.
— Pour quelle raison, selon vous, Jean Racine aurait-il empoisonné Marquise Du Parc ? demanda le lieutenant de police.
— Par jalousie ! En effet, il y a une chose que vous ignorez, Monsieur le lieutenant de police, c’est que Racine avait épousé sa maîtresse.
— Épousé la Du Parc ? Racine ? Allons donc ! Cela se serait su !
— Cela s’est su, de quelques-uns tout au moins. Armande Béjart, en tout cas, Molière et la Gorla, la mère de Marquise, le savaient. Quant à la jalousie, Racine n’en a jamais manqué. C’est par jalousie que deux ans avant sa mort, il avait obligé Marquise à quitter la troupe de Molière pour l’hôtel de Bourgogne. Et pour un rien, il entrait dans de furieuses colères. Moi qui vous parle, j’ai assisté à plus d’une scène de ménage entre eux mais, pour ne pas faire de peine à Marquise, je n’en ai parlé à personne.
Comme elle semblait sûre de ce qu’elle disait, cette misérable femme dont, par ailleurs, les crimes ne se comptaient plus ! Sourcils froncés, La Reynie évita le regard épouvanté que lui lançait Bazin de Bezons et poursuivit :
— Pour justifier pareille jalousie, il fallait donc que Marquise fût légère. Une actrice, cela n’est pas autrement étonnant.
— Légère ? Pas tellement. Mais elle avait un admirateur passionné, obstiné : le chevalier de Rohan, celui qui…
— … a été décapité en 1674 pour avoir conspiré contre le Roi ?
— Tout juste ! Il était fou de Marquise et lui avait même offert de l’épouser.
Bazin de Bezons explosa.
— Épouser une actrice, un Rohan ? Cette fois, vous déraisonnez !
— Pas tant que cela ! J’ai des lettres de lui que Marquise m’avait confiées pour que son époux ne les trouve pas. Vous n’avez qu’à les lire.
— Pourquoi gardait-elle ces lettres ? Regret du passé ?
— Non, mais, à dire le vrai, je crois qu’elle a gardé des relations avec lui même après son mariage. D’où la fureur de votre académicien.
Le lieutenant de police eut un mince sourire.
— Allons, vous avez seulement un peu trop d’imagination. Vous détestez Racine qui vous a fait interdire sa porte peu après le moment où vous situez son mariage. Et vous vous vengez, c’est naturel !
Sans chercher à s’encombrer de respect superflu, la Voisin haussa les épaules.
— Vous faites erreur : ce n’est pas moi que je venge, c’est cette pauvre Marquise. Mais si j’invente, Messieurs les juges, répondez donc aux questions que voici : Pourquoi donc, pendant la dernière maladie de Marquise, le sieur Racine n’a-t-il laissé personne approcher la malade, pas même sa mère, pas même sa vieille servante, Nanette, qui lui était toute dévouée ? Même quand elle fut à la mort, la mère n’a pas eu le droit d’embrasser sa fille. Elle n’a appris le décès qu’après l’enterrement.
— Comment avez-vous pu savoir cela puisque vous ne pouviez approcher Marquise ?
— Par sa mère.
— Vous me dites que la Gorla, dont d’ailleurs la réputation n’est pas des meilleures, n’a pas pu franchir le seuil de la maison.
— Peut-être, mais Fléchois, le médecin de Marquise, l’a renseignée.
— Alors, je vais faire chercher ce Fléchois.
— Inutile. Il est mort il y a huit ans.
— Comme c’est commode ! Le seul témoin est mort ! Femme, nous faisons preuve d’une grande patience en vous écoutant.
— Pourquoi mentirais-je ? Qu’est-ce que j’ai à perdre maintenant ? Je sais bien que je vais mourir bientôt, et la mort de Racine n’empêcherait pas la mienne. Mais je veux mourir tranquille. Et je serai tranquille si ce grand misérable cesse enfin de jouir de l’impunité. En tout cas, que vous me croyiez ou non, je ne dirai plus rien, sinon ceci : Marquise était enceinte au moment de sa mort… et elle n’a même pas pu obtenir que l’on laissât venir à son chevet sa femme de chambre Manon, qui était sage-femme.
— Ainsi, Racine aurait empoisonné à la fois sa femme et son enfant ?
— Non, pas son enfant : celui du chevalier de Rohan. Et du même coup il se débarrassait d’une femme infidèle.
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