Il n’eut pas longtemps à attendre. Une demi-heure ne s’était pas écoulée que Jules reparaissait avec Saintonge, escorté d’une forme féminine qui fit battre plus fort le cœur de l’amoureux Fulcrand. C’était bien entendu Charlotte elle-même qui se jeta dans ses bras avec fougue, riant et pleurant tout à la fois. Et, tandis que le carrosse, le cousin Jules à la portière, prenait au grand galop le chemin du Bosc, les deux tourtereaux, à l’abri des mantelets de cuir, entamèrent la longue litanie amoureuse qui forme le fond de la conversation chez les gens qui s’aiment. C’était le 4 septembre 1658.
Mais on ne s’échappe pas d’un couvent sans qu’il en résulte quelques troubles. L’alarme fut donnée presque aussitôt. Monsieur de La Roche et son gendre Antoine de Calvières armèrent à la hâte leurs gens et se lancèrent à la poursuite des ravisseurs, qu’ils atteignirent d’ailleurs à environ quatre lieues de Montpellier. Avec un beau courage, Jules de Clausel fit face aux circonstances, se battit comme un lion avec ses gens et bien entendu Fulcrand, sorti momentanément de son carrosse. Les deux cousins luttèrent si vaillamment qu’ils tuèrent plusieurs hommes et quelques chevaux… et Monsieur de La Roche dut repartir comme il était venu, plus mal en point qu’il ne l’avait imaginé, tandis que le carrosse reprenait sa route vers l’amour.
Le mois de septembre est toujours admirablement beau en Languedoc et Charlotte, folle de bonheur, trouva un charme délicieux aux tours sévères du château du Bosc (qui devait plus tard connaître la célébrité en abritant les jeunes années d’Henri de Toulouse-Lautrec). Fulcrand était plus charmant, plus épris que jamais et elle l’adorait.
Mais toute cette idylle laissait parfaitement indifférent l’oncle de Psalmody qui, outré d’avoir été si lestement joué, ne l’entendait pas de cette oreille. Huit jours plus tard, le 12 septembre, il déposait une plainte au Parlement de Toulouse qui, bientôt, condamna les coupables et leurs complices par défaut : Saintonge à être roué vif, Fulcrand et le cousin Jules à être décapités, les châteaux du Bosc et de Clausel à être rasés jusqu’aux fondations « pour marque d’infamie perpétuelle », enfin Charlotte à faire retour immédiat au logis de l’abbé.
La sentence était sévère. Encore fallait-il l’appliquer. Les Du Bosc eux non plus ne manquaient pas de relations. Ils en appelèrent au conseil de Roi qui dépêcha l’intendant de Bezons pour interroger la victime (toujours au Bosc).
Charlotte reçut avec beaucoup d’aménité l’envoyé du Roi, usa sur lui de son charme irrésistible, et finalement lui déclara avec beaucoup de sang-froid :
— C’est de mon plein gré que j’ai suivi Monsieur Du Bosc et Monsieur de Clausel quand ils sont venus me chercher aux Ursulines. Outre que des sentiments très vifs et très profonds m’unissent à Monsieur Du Bosc, je ne pouvais plus endurer l’existence dans ce couvent, où j’étais en butte aux tracasseries d’une personne que je préférerais ne pas nommer.
— Et pourquoi donc ? demanda Monsieur de Bezons, qui bien entendu brûlait d’en savoir davantage.
— Parce que c’est une bâtarde de mon oncle Psalmody et que je ne voudrais pas porter tort à un homme d’Église ! répondit la jeune personne qui, décidément, ne manquait ni d’astuce ni d’esprit.
On devine comment l’abbé prit cette déclaration. Il s’entremit pour que le jugement du Parlement de Toulouse entrât enfin dans sa phase exécutoire. Flanqué du capitaine Delapierre, exempt des gardes du corps, il se lança vers le Bosc, fouilla le château sans rien trouver puis tous ceux de la région, sans plus de succès. Bien entendu les Du Bosc ne l’avaient pas attendu, et tandis qu’il venait visiter leurs terres, ils s’en allaient tranquillement s’installer dans leur château de Montmaton.
Furieux et ne se tenant pas pour battu, l’abbé réunit, toujours sous le commandement de Delapierre, une troupe de cinq ou six cents hommes et, à la tête de cette force armée, s’en vint mettre le siège devant Montmaton et fit les sommations d’usage.
Celles-ci étant demeurées sans réponse, l’attaque fut lancée. On prit le château… pour s’apercevoir qu’il était vide. Alors, il faut bien admettre, quelque répugnance que l’on en ait, que la troupe de l’abbé de Psalmody et de Delapierre se comporta comme se comportent les bandits de grand chemin. Le village fut livré aux atrocités : vols, incendie, meurtres, profanations et viols. Après quoi on plaça des mines sous les tours du château et l’on fit sauter le tout. Enfin, las de cet inutile carnage, les soudards se retirèrent, bredouilles.
Charlotte n’était pourtant pas loin, réfugiée avec sa famille d’adoption chez des amis des environs. Le drame du Bosc acheva de la gagner au clan de son bien-aimé.
— Il faut mettre l’irréparable entre ces gens-là et moi, dit-elle à Fulcrand. J’ai désormais le droit de me marier. La loi me le permet et Dieu le veut. Épouse-moi !
Fulcrand n’était pas très sûr que Dieu le voulût tellement, mais il souhaitait tant épouser la belle Charlotte ! Le 24 décembre, le contrat fut signé, le 28, les bans furent publiés et le 8 janvier 1660, dans l’église de Montmaton à demi ruinée, le mariage fut célébré.
— Maintenant, dit Monsieur Du Bosc à sa belle-fille, il faut, si nous voulons voir se terminer cette guerre entre les deux familles, que vous fassiez acte d’obéissance.
— Que voulez-vous dire ?
— Que nous allons vous rendre à votre tuteur. Il ne pourra que nous être reconnaissant de cette marque de déférence. Et de toute façon, il ne pourra plus rien contre vous puisque vous êtes très légalement mariée.
À vrai dire, ni Charlotte ni Fulcrand n’étaient très chauds partisans de cette solution. Mais si l’on voulait éviter la ruine totale des Du Bosc et, qui plus est, la disgrâce royale, il fallait tout de même faire preuve de bonne volonté.
— Le prince de Conti nous veut du bien, ajouta Monsieur Du Bosc. Il se fera notre interprète auprès du Roi et nous obtiendra des lettres de rémission.
C’était bien sûr la sagesse. Avec beaucoup de larmes, beaucoup de baisers, les jeunes époux se séparèrent en jurant de s’écrire constamment et Charlotte, les yeux rouges et la mine dolente, monta en voiture pour regagner le domicile de l’abbé à Montpellier.
Elle y arriva tout juste à temps pour le voir mourir. D’après Tallemant des Réaux, l’abbé de Psalmody se serait laissé mourir de faim par désespoir du décès d’une sienne cousine à laquelle il était tendrement attaché ; mais, Tallemant des Réaux étant une mauvaise langue et ce suicide par abstinence ayant quelque chose d’un peu trop mondain, nous nous bornerons à dire que nous ignorons de quoi mourut Monsieur l’abbé de Psalmody.
Cette fin tragique était pour Charlotte une vraie catastrophe. En effet, elle se faisait forte d’amener le cher oncle à composition. Or, voilà qu’il faisait défaut et qu’on lui offrait un nouveau tuteur, le sieur de Saint-Césaire, qu’elle détestait et qui était, en effet, détestable.
C’était un homme sans grands scrupules, doué au surplus d’un tempérament excessif et qui vit, dans cette jeune et tendre proie à lui confiée, la plus belle affaire de sa vie. Bien entendu, il ne fut pas question de renvoyer Charlotte aux Ursulines. Monsieur de Saint-Césaire se faisait fort de faire meilleure garde que les bonnes sœurs. Et pour commencer, il tenta de faire de sa pupille sa maîtresse, pensant ainsi pouvoir ensuite faire main basse sur sa fortune.
Charlotte, qui ne manquait pas de caractère, fournit une défense assurée et roula superbement le bonhomme en lui disant que sa fortune n’appartiendrait jamais qu’à son mari.
— Qu’à cela ne tienne, dit Saint-Césaire, je vais vous en procurer un.
— Au cas où vous l’auriez oublié, je suis déjà mariée.
— Ce mariage sera cassé avant peu et j’ai l’homme qu’il vous faut : Henri de La Fare, marquis de Tourniac. Il est jeune, beau, spirituel. Il vous adore…
Le plus grand charme de Monsieur de Tourniac, sur lequel Saint-Césaire ne s’étendit pas, c’est qu’il avait promis à ce dernier, une fois les noces faites, de partager avec lui le magot de Charlotte.
Sentant bien qu’elle n’avait rien à gagner à se battre à visage découvert, Charlotte fit mine d’accepter, reçut Monsieur de La Fare, se laissa courtiser… et écrivit à la fois au prince de Conti et à son cher Fulcrand.
On imagine sans peine l’effet qu’eut cette missive sur le bouillant jeune homme. Charlotte, sa Charlotte, livrée aux entreprises d’un coureur de dot ! Il n’y avait ni Dieu ni roi capable d’endiguer sa juste colère ! Courant à Montpellier, il leva une armée de cinq cents hommes et s’en vint tout bonnement camper devant l’hôtel de Calvières, prêt à mettre le feu partout, sans se faire faute de clamer à tous les vents qu’il était là pour enlever sa femme et que « ni le Roi ni la justice ne les empêcheraient d’exécuter ses projets » !
Épouvanté, Saint-Césaire appela à son aide le gouverneur de Montpellier, marquis de Castries, qui envoya aussitôt des troupes pour protéger l’hôtel contre les entreprises des Du Bosc, mais avec ordre de ne pas attaquer.
Les deux troupes se trouvèrent donc face à face et, bien entendu, personne ne voulut céder du terrain. De son côté, depuis Paris, le prince de Conti se déclara hautement le partisan des Du Bosc et annonça qu’il entendait présenter lui-même l’affaire au Roi.
Le marquis de Castries était un homme sage et prudent. Il pensa qu’une bataille rangée n’arrangerait rien et envoya une fois de plus interroger la jeune Charlotte. Qui aimait-elle au juste ? Était-ce Fulcrand Du Bosc ou bien ce marquis de Tourniac qu’elle recevait si volontiers tous ces temps derniers ? Charlotte bien sûr n’hésita pas.
— J’aime d’autant plus Fulcrand Du Bosc que je suis son épouse devant Dieu et les hommes. Quant à Monsieur de Tourniac, ajouta-t-elle avec son désarmant sourire, je n’ai jamais fait que me moquer de lui !
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