— Êtes-vous dans votre bon sens, mon neveu, et savez-vous de qui vous parlez ?
— Je crois bien que je le sais, monsieur ! Je parle de Mademoiselle Marie-Anne de Kerbrizon, la plus jolie, la plus douce, la plus lumineuse fille de marquis dont la Bretagne puisse…
Il entamait un nouveau couplet que le chanoine de Lhostis interrompit fort sèchement :
— Vous parlez d’une enfant de douze ans !
— Vous dites ? marmotta le chevalier, abasourdi.
— Je dis que Mademoiselle Marie-Anne n’a que douze ans et que vous employez, mon neveu, un langage fort impropre à son jeune âge. Elle en est encore aux poupées… pas aux galants… Contenez-vous, que diantre !
Douze ans ! Revoyant en imagination la jolie silhouette fine – pas très grande peut-être, mais les Bretonnes le sont rarement –, le sourire déjà si féminin de la belle enfant, la coquetterie assez savante de son regard et… l’épanouissement déjà prononcé de son corsage, le chevalier n’en revenait pas. Douze ans, c’était évidemment un âge un peu tendre pour les joies de l’amour, mais ce n’était pas non plus une raison suffisante pour faire taire un cœur convenablement épris.
Après y avoir songé toute la journée et toute la nuit, qu’il passa à arpenter sa chambre de long en large, puis de large en long, Monsieur le chevalier de Lhostis en vint avec l’aurore à une conclusion qu’il jugea pleine de sagesse : au fond, son amour n’était qu’affaire de patience. L’important dans son cas était qu’il fût sûr d’être amoureux pour la vie, et de cela il ne doutait pas. De plus, la jolie Marie-Anne avait paru trouver quelque agrément à l’espèce d’extase dont il l’avait gratifiée durant cinq bonnes minutes. Enfin, il était bien certain qu’une pareille beauté ne pouvait manquer, quel que fût son âge, de traîner à sa suite une immense cohorte d’amoureux. Il s’agissait donc d’arriver bon premier de l’armée, de tenir vigoureusement sa place tout le temps qu’il faudrait et quand, enfin, il pourrait parler mariage, il serait certain de l’emporter sur ses rivaux à venir. Après tout, aucune loi n’interdisait à un bon gentilhomme de se faire aimer d’une noble demoiselle dès l’âge de douze ans, et même moins.
En foi de quoi, dès le lendemain, le chevalier se mit en devoir de faire à Mademoiselle de Kerbrizon une cour en bonne et due forme. Comme il avait de la fortune, les marques extérieures de sa passion ne lui coûtaient que fort peu, et bientôt la maison du vieux marquis vit un incessant défilé de bouquets, de billets doux, de sérénades, et même d’invitations à « des bals et des collations » dont sa trop jolie fille devait être la reine.
Cela n’eut pas l’heur de lui plaire. Il s’en alla incontinent, muni du dernier billet doux du chevalier, trouver le chanoine et lui fit entendre les échos de son mécontentement.
— Ce galopin perd l’esprit ! s’écria-t-il. Aller parler d’amour à une enfant de douze ans ! Ne peut-il attendre qu’elle soit en âge d’être mariée ? Deux ou trois ans, ce n’est tout de même pas si affreux.
Le chanoine partageait cet avis et du coup, le chevalier se vit aussitôt traduit devant les deux hommes d’âge pour s’entendre signifier sa sentence : plus de billets, plus de fleurs, plus de soupirs jusqu’à ce qu’on le lui permît ! D’ailleurs, Marie-Anne allait être placée dans l’un des couvents de la ville pour y parfaire son éducation et y attendre l’âge convenable.
Bon gré mal gré, il fallut bien s’incliner, au grand chagrin du chevalier, qui avait vu ses affaires prendre un tour on ne peut plus favorable, et au grand dépit de Marie-Anne, qui trouvait grand plaisir à toute cette adoration mais qui, à présent, se voyait envoyée au couvent sans avoir rien fait pour le mériter. Il est vrai que la plupart des filles de bonne maison effectuaient un petit séjour dans une sainte maison afin d’y polir les bonnes manières et la très légère instruction qu’elles recevaient à la maison.
Incapable de demeurer à contempler paisiblement le toit du couvent qui lui cachait sa bien-aimée, le chevalier pensa que la meilleure façon de passer le temps était encore de s’occuper de son futur mariage. En vue de quoi il géra sa fortune, visita ses terres, séjourna dans ses différentes maisons, chercha le meilleur moyen d’amplifier ses revenus, vit ses hommes d’affaires et fit même quelques rapides voyages à Paris pour certain procès plein d’intérêt. À la Noël seulement il s’autorisait de son fidèle amour pour adresser à Mademoiselle de Kerbrizon une lettre fort courte, fort respectueuse et fort tendre néanmoins, laissant entendre qu’il demeurait son chevalier fidèle et se considérait désormais comme son fiancé.
Deux ans passèrent ainsi au bout desquels, revenant justement de Paris où son fameux procès semblait prendre une tournure favorable, le chevalier éprouva une double surprise : Marie-Anne était sortie de son couvent… et un autre prétendant était sur les rangs.
Il s’agissait du comte Pierre-Gauthier de Kermoal, bon gentilhomme de belle fortune, fort connu et apprécié dans la région et qui, lui, revenait non de Paris mais de Versailles, où s’achevait le superbe palais voulu par le Roi. Très lié avec le vieux marquis, il eut bien sûr l’occasion de rencontrer l’adorable Marie-Anne, s’en éprit sur-le-champ et ne perdit pas une seconde pour demander sa main. On lui répondit avec sagesse qu’elle était encore un peu jeune et qu’il eût lui aussi à patienter.
Mais l’affaire étant venue aux oreilles de notre chevalier. Celui-ci, tout bouillant d’indignation et de passion frustrée, s’en alla trouver sans tarder son rival et lui exposa son histoire, lui expliquant sa longue attente et les espoirs qu’il était en droit de nourrir.
— Je considère depuis longtemps Mademoiselle de Kerbrizon comme ma fiancée et personne ne m’a jamais laissé entendre que mes prétentions étaient injustifiées.
En parfait gentilhomme, Monsieur de Kermoal s’inclina : si Mademoiselle de Kerbrizon était déjà promise, il se devait de se retirer, avec regret bien sûr, mais se retirer tout de même.
Satisfait, le chevalier s’en alla aussitôt faire visite à sa bien-aimée et tenter d’obtenir du vieux marquis une promesse en bonne et due forme afin que pareille aventure ne se renouvelât pas.
Il fut reçu sans trop d’enthousiasme. La demande de Kermoal plaisait beaucoup à Monsieur de Kerbrizon, et depuis qu’elle était intervenue, il n’en était pas à son premier regret de n’avoir pas ôté définitivement, deux ans plus tôt, tout espoir au chevalier. De son côté, Marie-Anne montra un sourire gêné. Elle non plus n’avait pas été insensible au charme de l’élégant Kermoal, fraîchement émoulu de la Cour, et sa recherche avait ouvert à la jeune fille des horizons nouveaux sur sa propre valeur. En vérité, sa beauté lui donnait le droit d’épouser mieux qu’un petit chevalier, même pourvu d’une jolie fortune. Et, petit à petit on entreprit de décourager le soupirant trop tenace.
On l’entreprit même avec si peu de discrétion que Kermoal l’apprit et, considérant qu’après tout Mademoiselle de Kerbrizon ne semblait pas si fiancée que cela, il reprit espoir et recommença ses visites.
C’est alors qu’eut lieu le bal qui allait mettre le feu aux poudres. Le 8 janvier 1672, un ami du chevalier, le comte de Kerhir, donna une grande fête en l’honneur de Mademoiselle de Kerbrizon dans le but d’avancer un peu les affaires du pauvre garçon. Il était si triste, depuis les dernières fêtes de Noël, qu’il faisait peine à voir.
Pour une belle fête, ce fut une belle fête, où la danse, la musique, la bonne chère et les bons vins jouèrent leur rôle. Le chevalier y apparut si élégant et si beau que Mademoiselle de Kerbrizon accepta de danser plusieurs fois avec lui et lui sourit beaucoup. Tout allait donc pour le mieux quand, le bal terminé, quelques-uns de ses amis eurent l’idée de reconduire le chevalier, qui faisait assez figure de triomphateur, jusque chez lui pour y boire un dernier verre. Aimablement prié par son rival, Kermoal suivit le mouvement.
On s’installa au salon et le chevalier fit servir son meilleur vin de Gascogne. Monsieur de Kerhir, premier servi, déclara que l’on allait boire aux « inclinations » de l’hôte. Puis on but aux « inclinations » de chacun, ce qui faisait déjà pas mal de vin ingurgité.
Quand on en fut à Kermoal, qui se trouvait assis auprès du chevalier, celui-ci lui demanda « de quelle manière il souhaitait que l’on bût à ses inclinations, si ce serait à plein verre, et s’il les nommerait ».
Kermoal avait beaucoup bu, et il était en outre de fort mauvaise humeur, n’ayant pas le vin gai. Il répondit ouvertement qu’il refusait de nommer ses amours afin que le chevalier n’eût pas à se repentir de l’en avoir prié.
Lhostis n’était pas d’humeur à se laisser dire des choses désagréables sous son propre toit. Il répondit fort sèchement. Un mot en amenant un autre, Kermoal jura qu’il adorait Mademoiselle de Kerbrizon et qu’il entendait bien l’épouser, que cela plût ou non au chevalier.
Naturellement, celui-ci bondit sur son adversaire et il fallut que les moins ivres de la bande les séparassent pour les empêcher de se battre comme des chiffonniers et d’instaurer ainsi une tradition qui n’avait rien d’aristocratique. On ramena Kermoal de force chez lui.
Normalement, la chose aurait dû finir sur le pré, mais les édits du Roi étaient alors fort sévères concernant les duels, et ceux de l’évêque de Tréguier plus durs encore. Il était impossible d’en découdre et il fallait en passer par la loi ; autrement dit, porter le différend devant Messieurs de Kernevenoy et de Mésobran, « commis et établis de Nos seigneurs les Maréchaux de France pour juger et pacifier les différends des gentilshommes de l’évêque de Tréguier ».
Cela donna lieu à une joyeuse séance de justice, fort poétique d’ailleurs car, dûment dégrisés, les deux champions trouvèrent des accents passionnés pour évoquer l’objet de leur amour.
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