Louis ne répondit pas mais, lui aussi pour la première fois, il la regarda vraiment. Il s’aperçut alors que l’image de la gamine grandie trop vite, anguleuse et garçonnière, s’était tellement imposée à lui qu’elle avait caché la vérité. À ne voir que le compagnon de jeu, il n’avait pas remarqué la jeune fille épanouie. Ce jour-là, il constata qu’elle était devenue bien jolie, non de cette beauté hautaine, quasi royale qui parait sa sœur Olympe, mais d’une grâce plus piquante, d’un charme irrésistible qui mettait des flammes dans ses yeux et des roses à ses joues mates. Et tout au long du voyage, le regard songeur du jeune Roi vint bien souvent, à la dérobée, se poser sur sa compagne de tous les jours.

Peu à peu, Louis prit vis-à-vis de Marie un ton et des manières d’amoureux. Il lui faisait de menus présents, passait auprès d’elle de longues heures, infiniment moins bruyantes toutefois que par le passé. Les silences étaient nombreux et éloquents. Mais l’aveu d’amour n’était pas encore venu.

Sur ces entrefaites, la Cour reprit la route, cette fois en direction de Lyon. Le Roi devait y rencontrer sa cousine Marguerite de Savoie, fille de Christine de France, duchesse de Savoie, en vue d’un éventuel mariage. Mariage auquel il n’était nullement hostile car, ainsi que le constatait la Grande Mademoiselle, en bonne observatrice de la Cour, « le Roi est fort gai. Il ne parle que de son mariage ». Il avait en effet déclaré que, s’il trouvait sa cousine à sa fantaisie, il l’épouserait. Il est bien évident que cette déclaration n’avait rien pour réjouir la pauvre amoureuse. Elle pensait seulement qu’à peine remise de sa grande émotion, il allait lui falloir trembler pour une autre raison, et elle enrageait de voir Louis si disposé à se laisser enfermer dans ce mariage que Marie jugeait absurde.

Faites qu’elle ne lui plaise pas, mon Dieu, priait-elle mentalement. Faites qu’il la trouve laide !

Et sa prière était d’autant plus fervente qu’au long des routes dorées par l’automne (on avait quitté Paris le 27 octobre), Louis, à cheval, n’avait guère quitté la portière du carrosse que Marie partageait avec Mademoiselle de Montpensier. La Grande Mademoiselle, brave cœur et âme sensible, considérait avec quelque tendresse l’idylle de son jeune cousin – sur les troupes duquel elle faisait tirer, il n’y avait pas si longtemps, les canons de la Bastille – et de cette jeune Italienne spirituelle et jolie dont elle appréciait beaucoup la compagnie.

Hélas ! Quand, les deux cortèges s’étant rejoints, le Roi revint de saluer celle qu’on lui offrait et sa mère (Christine de France portait le nom de Madame Royale), il était si souriant que le cœur de Marie se serra. Joyeusement, il lança, en s’approchant du carrosse de sa mère mais assez haut pour qu’on l’entendît au-delà :

— La princesse est charmante. Elle est plus petite que Madame la maréchale mais elle a la taille la plus jolie du monde ; elle a le teint… olivâtre, mais cela lui sied fort bien. Elle a de beaux yeux. Enfin, elle me plaît et je la trouve fort à ma fantaisie !

Marie crut bien que cette fois le ciel allait lui tomber sur la tête. Aussi, à peine arrivée à Lyon, rejoignit-elle aussitôt sa compagne de voyage. Il ne lui semblait pas possible d’affronter cette nouvelle douleur sans le vigoureux appui de la Grande Mademoiselle. C’en était fait. Le Roi allait se marier. Déjà, il ne la regardait plus.

Pourtant, elle n’était pas si jolie, cette princesse Marguerite. Marie trouvait qu’elle n’avait ni charme, ni grâce et quand, le soir, le Roi vint saluer les dames, elle lui souffla à mi-voix, avec une fureur dont elle ne fut pas maîtresse :

— N’êtes-vous pas honteux qu’on veuille vous donner une si laide femme ?

Louis ne répondit rien. Mais tandis que Marie renouait avec les larmes et que Louis coquetait avec sa cousine, quelqu’un ne tenait guère en place, et ce quelqu’un, c’était le cardinal Mazarin.

Ce mariage savoyard, il n’y tenait nullement. Il l’avait mis en train dans le seul but de piquer au jeu le roi Philippe IV d’Espagne, car la seule femme qu’il jugeait digne d’épouser le roi de France, c’était l’infante sa fille. Mais Philippe ne semblait pas réagir beaucoup, et Mazarin guettait en vain l’arrivée d’un de ces personnages « qui ne sont rien et qui sont tout », moines mendiants, marchands, astrologues, bref, d’un des agents secrets de l’époque. Et le temps passait, et le mariage savoyard semblait bien près de se conclure, au grand désespoir de Marie et à la grande fureur de son oncle, mais pour des raisons différentes.

Toutefois, tandis qu’au grand bal donné par les échevins de la ville Louis XIV dansait avec celle que déjà l’on considérait comme sa fiancée, on vint avertir discrètement Colbert, le secrétaire de Mazarin, qu’un étranger discret et dépourvu de passeport demandait à lui parler. Colbert sortit très vite, revint plus vite encore, s’approcha de Mazarin et chuchota :

— Vous avez gagné, Monseigneur. L’émissaire est arrivé. Et il ne s’agit pas d’un moine mendiant mais de don Antonio Pimentel, l’un des ministres de Philippe IV.

— Alors, l’infante est à nous ?

— Je le crois.

Dans un grand envol de simarre pourpre, Son Éminence quitta le bal… et le soir même le jeune Roi apprenait qu’il était inutile de faire plus longtemps des frais envers sa cousine. D’ailleurs, tout compte fait, elle était vraiment laide !

Marie en pleura, mais de soulagement. L’affreux mariage tant redouté s’éloignait.

— De toute façon, il faudra bien qu’il se marie un jour, lui dit la jeune Hortense. Et je te rappelle que s’il n’épouse pas celle-ci, c’est parce qu’il devra épouser l’infante…

Marie eut un geste d’insouciance.

— L’infante est loin encore. Un tel mariage va nécessiter de nombreuses discussions. Les ambassadeurs ont encore du travail devant eux avant qu’elle soit ici.

L’attitude de Louis semblait lui donner pleinement raison. Puisqu’il n’était plus obligé de s’occuper uniquement de sa cousine, Louis revint à Marie avec d’autant plus d’ardeur que cette fois, il osait donner son nom réel au sentiment qu’elle lui inspirait.

Le retour vers Paris fut pour les deux jeunes gens un enchantement. Comme par un fait exprès, tous ceux qui pouvaient gêner leur amour semblèrent se donner le mot pour les laisser à eux-mêmes. La reine Anne d’Autriche, le cardinal, la comtesse de Soissons ou même la jeune Hortense empruntèrent qui un bateau, qui un carrosse, mais les deux amoureux eurent tout loisir de chevaucher côte à côte et Marie, toute vêtue de velours noir avec des plumes multicolores à son toquet, était charmante.

Évidemment, il fallait bien s’accommoder de la présence de Madame de Venel, la gouvernante de Marie, une sorte de dragon dans le style des duègnes espagnoles, mais l’amour que Louis portait maintenant à Marie était si grand qu’il ne cherchait même pas à lui faire oublier qu’elle était une jeune fille. Il lui suffisait d’être auprès d’elle, de toucher sa main et, parfois, de lui demander un baiser. C’étaient des amours chastes et charmantes mais qui, très certainement, n’allaient pas manquer de devenir bientôt plus exigeantes. Or, Marie, ivre autant d’orgueil que d’amour, gardait cependant assez de sang-froid pour s’en tenir à ce qu’elle avait décidé : jamais elle ne serait la maîtresse de Louis. S’il voulait l’avoir, il faudrait qu’il y mît un prix… royal. Et peu à peu, dans la tête de l’ambitieuse jeune fille, un plan germa, qui, à mesure que le temps coulait, lui semblait de moins en moins fou. Vaincre l’infante, lui être préférée, devenir reine de France… Quel rêve ! Quand Louis lui fit présent du célèbre collier de perles de la reine douairière d’Angleterre, la veuve du malheureux Charles Ier, Marie crut bien que la partie était gagnée. C’était compter sans son oncle.

Lorsque le Roi vint lui annoncer qu’il souhaitait épouser sa nièce, le cardinal Mazarin eut un éblouissement. Il fut à la fois abasourdi, subjugué… peut-être tenté, mais en fin de compte épouvanté. Pimentel était à Paris. Les négociations pour le mariage espagnol se poursuivaient activement. S’il fallait les rompre, ce serait à nouveau la guerre, sans aucun doute, car Philippe IV n’accepterait pas l’affront sanglant de voir sa fille dédaignée au profit d’une petite Italienne sans naissance. Mazarin connaissait son devoir de ministre.

— Ayant été choisi par le Roi votre père et, depuis, par la Reine votre mère pour vous assister de mes conseils et vous ayant servi avec une fidélité inviolable, je n’ai garde d’abuser de la confidence que vous me faites de votre faiblesse, ni de l’autorité que vous me donnez dans vos états pour souffrir que vous fassiez une chose si contraire à votre gloire. Je suis le maître de ma nièce et je la poignarderais plutôt que de la voir s’élever par une si grande trahison !

Mais Louis ne voulut rien entendre. Il alla implorer sa mère de lui donner le bonheur. Anne d’Autriche, si elle avait pour Marie une certaine sympathie et si elle pouvait comprendre les tourments de l’amour, était trop reine pour se laisser fléchir. Le jeune Roi eut beau prier, supplier, pleurer même, en s’agenouillant devant elle pour mieux l’implorer, elle demeura ferme sur ses positions.

— Entre l’amour de cette fille et l’infante, un roi de France ne saurait choisir. Songez que si vous rompez l’alliance espagnole, c’est la guerre. Vos peuples ne vous seront guère reconnaissants d’avoir préféré votre bonheur à leur tranquillité !

Hélas, apparemment, aucun raisonnement ne pouvait vaincre la passion de Louis. Pour avoir si longtemps attendu, Marie ne l’en tenait que mieux. Il eût renoncé à sa couronne sans hésiter pour la garder.

Mazarin, d’ailleurs, s’en aperçut bien quand il fit venir sa nièce pour l’engager à faire son devoir et à renoncer à cet impossible amour. Hautaine, narquoise, sûre d’elle, Marie se moqua ouvertement de son oncle. Il n’était que ministre et elle, elle allait être reine. Qu’importait sa mercuriale ? Qu’importait l’avenir de la France ? Elle était la plus forte.