Pourtant, en certaines circonstances, il fallait tout de même respecter les convenances, et c’était toujours dans les moments les plus difficiles. Ainsi, pour dissimuler ses couches, qui demeuraient clandestines, il lui fallait, bien peu d’heures après l’accouchement, se lever, se montrer aux fêtes de la Cour, fardée jusqu’aux yeux, chancelante, ne tenant debout que par un effort de volonté et les vertus d’un flacon de sels dissimulé dans son mouchoir (ce supplice se renouvela quatre fois). Il fallait aussi endurer que l’enfant, à peine né, lui fût arraché, emporté bien vite hors du palais jusqu’à l’endroit caché où une nourrice prendrait soin de lui. Il fallait encore, agenouillée dans la chapelle parmi les autres filles d’honneur, endurer les apostrophes brutales des grands prédicateurs de la Cour qui ne se privaient pas d’apostropher le Roi et sa tremblante maîtresse. Car si Louis se contentait de froncer un sourcil olympien, la malheureuse Louise se sentait défaillir en entendant tonner sur sa tête la grande voix de Bossuet tandis que, la montrant du doigt, il s’écriait :

— Voyez-vous cette femme ? Elle pose toutes ses armes aux pieds de celui qui l’a conquise !

Certes, le Roi finit par faire à sa jeune maîtresse un sort qui l’élevait au-dessus de ses rivales en lui conférant le tabouret de duchesse, des terres et quelques biens mais, justement, il finit par là et, quand vint le fameux brevet, Louise ne s’y trompa guère : ce cadeau-là présageait la rupture. Elle avait cessé de plaire.

Celle qui attirait maintenant invinciblement le désir et l’amour du Roi était l’ancienne compagne de Louise aux filles d’honneur de Madame : la belle, l’éclatante, l’arrogante Françoise Athénaïs de Rochechouart, marquise de Montespan. Et celle-là n’était pas, comme La Vallière, une modeste violette cherchant l’ombre pour y cacher son amour et ses remords, mais une orchidée qui accaparait les rayons du soleil et faisait hautement sonner sa beauté, son esprit et son nom. C’était en effet une Mortemart et, auprès d’elle, la pauvre Louise était presque une fille de peu. Elle écrasa impitoyablement sa rivale, poussant même le cynisme jusqu’à se faire parer et coiffer par ses mains avant de passer dans la chambre du Roi. Ou, encore, se hâtant de courir auprès de son amant, de lui jeter sur les genoux le petit chien qu’elle tenait dans ses mains en s’écriant :

— Tenez ! C’est assez bon pour vous !

Longtemps Louise avait enduré. Elle aimait tant encore ! C’était pour qu’il acceptât de la regarder qu’elle se laissait ainsi ravaler au rang de servante par sa rivale mais, en cette nuit de fête, le dégoût était venu. Elle n’était point allée au bal ; cependant, les échos lui en parvenaient, des échos qui, elle le savait, allaient sombrer dans les prières et les macérations du Carême. Alors, elle avait décidé que son carême à elle serait définitif : elle était partie…

Cependant le Roi, au bout de quelques heures, apprenait la fuite de la duchesse. Il s’apprêtait à monter en carrosse pour gagner Versailles en compagnie de Madame de Montespan et de la Grande Mademoiselle. Quelques années plus tôt, il eût tout planté là pour courir au couvent. La chose eût d’ailleurs été facile : le chemin de Versailles longeait les murs de la Visitation. Mais les temps avaient changé, le cœur du Roi aussi.

Néanmoins, comme c’était un homme sensible, il pleura beaucoup durant le trajet qui se fit en silence. Madame de Montespan, pour ne pas déplaire, en fit autant et la Grande Mademoiselle, qui n’était pas à une larme près, en joignit au concert. Ce grand déluge inspira à Louis XIV quelques saines réflexions, sans doute, car à peine arrivé, il dépêcha Lauzun au couvent pour en ramener la fugitive. Peine perdue : Louise refusa de bouger. Monsieur de Bellefonds n’eut pas plus de succès.

Devant une telle obstination, le Roi se remit à pleurer et envoya Colbert en lui donnant ordre d’employer, au besoin, la force pour ramener Madame de La Vallière. Il eût mieux fait, selon nous, de pleurer moins et d’y aller lui-même, mais il fallait bien consoler Madame de Montespan, qui décidément semblait regretter fort sa rivale.

Colbert avait toujours été pour La Vallière un ami dévoué et un bon conseiller. Il réussit à faire entendre raison à la jeune femme en lui promettant qu’elle pourrait revenir dès qu’elle aurait « parlé encore » au Roi. Ensemble, ils prirent le chemin de Versailles : il y avait douze heures environ que Louise était arrivée à Chaillot.

À Versailles, la réception fut impressionnante. Le Roi reçut la fugitive avec une émotion de circonstance et un plaisir un peu forcé. Il causa avec elle durant une grande heure et de nouveau, on pleura beaucoup. Puis Madame de Montespan apparut, en larmes elle aussi, et en vérité, on se demande bien pourquoi… À moins que ne soit réelle la version d’une scène violente qui l’aurait opposée à son amant quand elle avait essayé de lui faire comprendre que, personnellement, elle ne tenait pas du tout à la voir revenir. Quoi qu’il en soit, elle tomba dans les bras de la revenante et l’embrassa avec effusion sous l’œil tout de même un peu surpris des courtisans que cette grande débauche de larmes pour une femme que l’on traitait assez mal depuis quelque temps laissait tout de même un peu rêveurs. Seul le cynique Bussy-Rabutin semble avoir trouvé le mot de cette larmoyante énigme :

— Je vous maintiens que c’est pour son propre intérêt et par pure politique que le Roi a fait revenir Madame de La Vallière. Le Roi a besoin d’un prétexte pour Madame de Montespan.

Et il semble bien que ce soit, en effet, l’expression de la vérité. La belle Athénaïs était pourvue d’un mari fort incommode, fort encombrant et qui n’acceptait pas sans regimber sa condition de mari trompé. Il faisait un bruit affreux et déchaînait le scandale chaque fois qu’il apparaissait. Il fallait donc prendre quelques précautions et la pauvre Louise, dont l’amour avait commencé par le rôle humiliant de « chandelier », s’y vit ramenée bon gré mal gré.

Car les choses ne s’arrangèrent pas, tant s’en faut. La vie en commun reprit, et le cours incessant des humiliations. Pendant des mois, la malheureuse, réduite au rôle de paravent, promena dans les palais royaux son visage défait et ses yeux rougis. Elle souffrait si visiblement qu’un soir elle vit entrer chez elle quelqu’un qui en d’autres temps n’y fût jamais venu : la Reine.

Touchée par les souffrances de son ancienne rivale, Marie-Thérèse vint lui tendre une main secourable et, tombant dans les bras l’une de l’autre, les deux femmes s’embrassèrent en pleurant, unies par leur commun et cruel amour pour un homme qui les dédaignait. Et Louise, dès lors, trouva quelque réconfort auprès de la petite Espagnole.

Mais son désir de se tourner vers Dieu se faisait chaque jour un peu plus impérieux. Une ultime humiliation la décida à en finir : le 18 décembre 1673, elle dut tenir sur les fonts baptismaux de Saint-Sulpice le dernier enfant que Madame de Montespan venait de donner à son amant. C’était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Louise se détermina à entrer au couvent.

Mais cette fois, il ne pouvait s’agir d’une retraite encore mondaine, comme celle qu’offrait Chaillot : ce que voulait la désespérée, c’était le plus austère, le plus rude, le plus impitoyable des couvents : le Carmel.

Parfois, au temps de son bonheur, elle était entrée dans le grand couvent de la rue Saint-Jacques, car sa piété avait toujours été profonde et sincère. À chacune de ses visites, elle avait été frappée par la sérénité dont était empreint le visage des religieuses. Cette sérénité était la seule chose à laquelle elle aspirait, et de nouveau, elle se rendit chez les filles de Sainte-Thérèse, et se fit expliquer la règle inflexible de l’ordre : mortifications, jeûnes, silence absolu. On lui expliqua aussi qu’il ne pouvait s’agir là d’une retraite momentanée : on n’entrait pas au Carmel par caprice ou pour fuir quelque peine de cœur. Mais rien ne la rebutait et désormais, sous ses robes somptueuses, la duchesse de La Vallière portait un cilice de crin.

Il y avait cependant un obstacle terrible : la règle voulait que les postulantes fussent de bonnes mœurs et n’aient point causé de scandale. Écrasée de douleur, Louise pleura, supplia, s’humilia devant la mère prieure. Celle-ci, Judith de Bellefonds, tante du maréchal de Bellefonds, vieil ami de Louise (en religion mère Agnès de Jésus), finit par se laisser toucher : la vocation de la postulante était sincère et méritait considération.

Cette décision fit à la Cour l’effet d’une bombe. On aurait trouvé assez normale une retraite à Chaillot ou dans quelque couvent semblable, mais le Carmel terrifiait : son ombre austère semblait s’étendre sur tous ces gens avides d’honneurs et de plaisir. Chacun commenta l’événement à sa façon, s’efforçant souvent d’en rire pour ne pas en trembler. Certains affectaient de douter de cette vocation. Allons donc ! Riche, duchesse et mère de quatre enfants, La Vallière veut entrer au Carmel ? Elle est bien sotte.

Mais les dispositions de Louise étaient prises, ses affaires en règle. Ses enfants, auxquels elle n’avait pas eu le droit de se consacrer, se trouvaient auprès de son amie Madame Colbert, en de bonnes mains, et sa fortune, dans les mêmes mains, leur appartiendrait en temps voulu. Le 20 avril 1674, la duchesse fit ses visites d’adieu : à la Reine d’abord à qui elle demanda pardon et qui l’embrassa en pleurant devant la Cour, car ces excuses, Louise les avait voulues publiques. La dernière fut pour Madame de Montespan, qui l’invita à souper.

Le lendemain, elle assista à la messe du Roi qui là-haut, dans sa tribune, ne perdit pas si belle occasion de pleurer à chaudes larmes. Puis, accompagnée de ses enfants qui devaient l’escorter jusqu’à la rue Saint-Jacques, elle gagna enfin le Carmel, dont la lourde porte se referma sur elle pour ne plus se rouvrir jamais.