Le mariage devait être célébré en mai. Or, quelques jours avant la cérémonie, une nouvelle tragique arriva à l’hôtel de Coulanges : le marquis de Sévigné venait d’être gravement blessé en duel.

Depuis la mort du cardinal de Richelieu, survenue un an plus tôt, la jeunesse turbulente de Paris ne se lassait pas de croiser le fer pour un oui ou pour un non. Sévigné, duelliste impénitent, était l’un des plus acharnés. Et maintenant, sa bravoure écervelée l’amenait aux portes du tombeau au moment même où il aurait dû mener sa fiancée à l’autel.

La réaction de Marie de Rabutin fut curieuse. En apprenant le danger qui menaçait ce fiancé dédaigné, le cœur de la jeune fille s’émut subitement. Elle trembla tout à coup de perdre celui qui la veille encore lui était tellement indifférent. Dévorée d’angoisse, en larmes, elle passa des heures à l’église, priant Dieu de faire miséricorde à Henri de Sévigné.

— Qu’il guérisse, suppliait-elle désespérément, et je ne vous demanderai plus rien, mon Dieu !

Le Ciel eut pitié, à moins qu’Henri eût l’âme chevillée au corps, toujours est-il que trois mois plus tard, en l’église Saint-Gervais, l’évêque de Senlis unissait Henri de Sévigné et Marie de Rabutin-Chantal pour le meilleur et pour le pire. Le lendemain, le jeune couple partait pour la Bretagne afin de s’installer au château des Rochers, une agréable demeure champêtre aux murs gris et aux toits bleus qui séduisit la jeune épousée au premier regard.

— Comme nous allons être heureux ici ! s’écria-t-elle avec une joie enfantine.

— Croyez-vous ? marmonna son époux sans enthousiasme excessif. Vous découvrirez bientôt que c’est fort ennuyeux, la campagne !

En effet, il n’envisageait pas sans quelque maussaderie un séjour prolongé sur ses terres, séjour que la modicité de ses revenus et la sagesse de l’abbé de Coulanges rendaient obligatoire. Ce dernier, en effet, avait bien payé la dot prévue au contrat mais s’était gardé de mettre déjà Marie en possession de la fortune de ses parents. Elle n’avait d’ailleurs pas atteint la majorité requise par la loi et, quand on connaissait un tant soit peu Sévigné, c’était là une sage précaution.

On demeura deux ans aux Rochers, deux ans qui firent comprendre très vite à la jeune marquise que son amour pour son époux arrivait trop tard. Passé les premiers feux de la lune de miel, Henri se montra tel qu’il était : volage, assez dépourvu de cœur, égoïste et uniquement soucieux de reprendre la vie agréable de Paris. La campagne l’ennuyait à périr, son épouse à peine un peu moins et, quand Marie mit au monde une fille, il ne cacha pas sa déception :

— Que voulez-vous que je fasse d’une fille ? C’est un héritier qu’il nous faut.

La jeune mère, bien sûr, ravala ses larmes en serrant contre elle le bébé sur lequel désormais elle reporterait toute la tendresse inemployée de son cœur. L’enfant, d’ailleurs, était ravissante et lui ferait grand honneur.

Mais Henri ne tenait plus en place. La bienheureuse majorité était arrivée et Marie, à peine relevée de ses couches, se vit entassée dans un carrosse avec sa fille et tous les biens du ménage pour regagner Paris à toute bride. Enfin, Henri allait pouvoir retrouver l’air de la capitale, les cabarets, les compagnons de beuverie, les dames galantes et les bagarres à coups d’épée ! Marie, elle, avait les yeux pleins de larmes en regardant disparaître les Rochers, qu’elle avait peu à peu arrangés à son goût et où elle se plaisait infiniment.

Néanmoins, en s’installant dans une belle maison de la rue des Lions-Saint-Paul, elle se rasséréna, car elle était au fond heureuse de retrouver sa famille, et surtout le cher abbé de Coulanges, le « Bien Bon », qu’elle aimait à l’égal d’un père. Elle était heureuse aussi de retrouver des amis et de s’en faire d’autres, et autour de cette femme charmante, cultivée, un peu précieuse mais douée d’un esprit particulièrement vif qui faisait de la conversation un vrai plaisir, un cercle agréable se forma rapidement. On discutait belles-lettres et vie de Cour. Naturellement, Henri n’avait guère sa place au milieu de tous ces beaux esprits, mais il ne songeait pas à la réclamer. Tout juste s’il se souvenait de temps à autre qu’il était marié.

Cela ne l’empêchait pas de s’offenser de l’espèce d’ostracisme que lui faisaient subir les amis de sa femme. Il s’en vengeait en répandant par la ville le bruit que sa femme n’avait pas plus de tempérament qu’un iceberg. C’est un bel esprit dans un corps de glace dont aucun homme digne de ce nom ne saurait s’accommoder.

Vraie ou pas, la « glace » de Marie constituait en tout cas une excuse commode pour les innombrables aventures féminines de son époux. Il les cachait à peine, d’ailleurs, mais Marie ne lui ferait jamais savoir quel chagrin elle en éprouvait. Son mariage était un fiasco, elle le savait et s’en désolait. Elle s’en inquiétait aussi, car Sévigné ne se gênait nullement pour dilapider la fortune de sa femme et quand, en 1648, elle donna enfin le jour à l’héritier si impatiemment réclamé, Henri s’était complètement détaché d’elle et se consacrait entièrement à ses aventures.

Celles-ci faisaient tant de bruit que le cousin de Marie, le superbe, l’insolent, l’irrésistible Roger de Rabutin, décida qu’il fallait y mettre un terme et vint un beau soir en entretenir la jeune femme.

— Saviez-vous qu’il est devenu l’amant de Ninon de Lenclos ? Tout Paris en fait des gorges chaudes tant il s’en vante et s’en glorifie !

Marie offrit à son cousin un petit sourire sans joie.

— Le beau sujet de gloire ! soupira-t-elle. Et fallait-il que vous m’en informiez ?

Roger de Rabutin haussa les épaules avec emportement. Ses yeux bleus, si semblables à ceux de sa cousine, s’assombrirent.

— C’est que j’enrage, Marie ! J’enrage de vous voir, si jeune, si belle, si brillante, demeurer obstinément fidèle à ce vaurien ! Fidèle jusqu’à la sottise quand je suis là, moi, moi qui vous aime !

C’était vrai, il l’aimait maintenant avec d’autant plus de passion qu’elle lui opposait plus de refus ! Un instant, Marie considéra le beau visage de son cousin. Elle l’avait tant aimé, jadis, que peut-être cet amour n’était pas tout à fait éteint. Peut-être suffirait-il d’une étincelle pour le rallumer ? Alors peut-être pourrait-elle oublier, dans les bras de Roger, la vie impossible que lui faisait son époux ? Mais elle repoussa bien vite cette idée.

— Avez-vous pu croire, mon ami, qu’il vous suffirait de me mettre au fait des folies de mon époux pour que j’en oublie mes devoirs ?

— Non. Mais je voudrais que vous compreniez votre propre folie. Vous laissez vainement couler votre jeunesse.

— Parce que je refuse ce rôle de maîtresse où je vois tant d’autres femmes se ravaler ? Me voyez-vous dans l’état d’une Ninon ? J’ai deux enfants, mon cousin, et je veux pouvoir les regarder, les embrasser d’un cœur paisible.

Rabutin n’insista pas. Cette femme de son sang était pour lui un mystère auquel il ne comprenait rien. Il ne devina pas qu’après son départ, la jeune marquise avait pleuré de honte et de douleur. D’inquiétude aussi : les appétits de Ninon de Lenclos étaient de ceux qui dévorent les plus belles fortunes. Henri était capable de ruiner pour elle femme et enfants.

Aussi quand, ce même soir, le marquis se présenta, par extraordinaire, reçut-il de sa femme un accueil plus que frais.

— Trompez-moi si cela vous chante, Monsieur, lui dit sa femme, puisque aussi bien il y a beau temps que je suis au fait de vos sentiments pour moi, mais ne ruinez pas nos enfants pour une gourgandine !

La séance fut si rude que Sévigné préféra ne pas la prolonger et s’en alla porter ses plaintes… chez Roger de Rabutin, qui le reçut presque aussi mal.

— Tous les torts sont de ton côté, lui dit-il. Tu devrais savoir que le mariage est assorti de certains devoirs que tu sembles mépriser cordialement.

— Tu es aussi ennuyeux qu’un frère prêcheur… ou que ma femme ! marmotta Sévigné en fuyant de nouveau.

Il était à peine parti que Rabutin se jetait sur sa plume pour écrire à Marie une longue lettre dans laquelle il lui reprochait son manque de retenue et lui proposait directement de se consoler avec lui.

« Je vous aime assez pour recommencer mon premier personnage de votre agent auprès de lui et me faire sacrifier encore pour vous rendre heureuse. Et, s’il faut qu’il vous échappe, aimez-moi, ma cousine, et je vous aiderai à vous venger de lui en vous aimant toute ma vie… »

Le malheur voulut que, par la faute d’un valet étourdi, ladite lettre arrivât tout droit dans les mains du mari, qui réagit aussitôt en offensé. Enfonçant son chapeau sur sa tête, il courut chez Rabutin et lui fit une scène violente, à laquelle le comte réagit avec une grande froideur. Il ne pouvait, quelque envie qu’il en eût, se battre en duel avec Sévigné car son talent à l’épée était tel qu’il était bien sûr de faire de Marie une jolie veuve. Il le traita donc en gamin insupportable et celui-ci, de plus en plus furieux, décida que sa femme avait trop séjourné à Paris.

Le lendemain, il embarquait femme et enfants pour les Rochers, les y installait puis les plantait là après leur avoir tiré sa révérence et défendu formellement de revenir à Paris.

Il ne devait jamais les revoir : vers la fin de la première semaine de février 1651, un messager de l’abbé de Coulanges venait apprendre à Madame de Sévigné qu’elle était désormais veuve. Le 4 du même mois, Sévigné s’était battu en duel avec le chevalier d’Albret à propos d’une femme de mœurs fort légères, une certaine Madame de Gondran, et avait été tué net.

Marie pleura, fit prendre le deuil à sa maison puis décida qu’il était temps pour elle de vivre comme elle l’entendait. La trop douce Marie était morte, la marquise de Sévigné venait réellement de naître.