Vint le jour où la Lune permit à Riza Bey de se rendre à Versailles. C’était le 19 février. Il faisait un froid affreux mais l’ambassadeur n’en refusa pas moins obstinément de prendre un carrosse. Cette fois Adélaïde, éblouie, put voir Riza Bey dans toute sa gloire. Superbement vêtu de drap d’argent, portant de magnifiques joyaux, il s’avança vers Louis XIV qui l’attendait sur le trône, paré de quelques-uns des célèbres diamants de la Couronne et entouré de toute sa Cour. Debout au milieu des dames, Madame de Lespinay dévorait des yeux son beau prince avec un sentiment de désespoir. Cette entrevue n’allait-elle pas mettre un point final à son roman muet ? Une fois reçu par le Roi-Soleil, Riza Bey n’aurait plus rien à faire en France et reprendrait le chemin de son lointain pays. À cette seule idée, la jeune femme se sentait défaillir. Comment imaginer désormais une existence où ne serait plus ce merveilleux météore ?
Elle osa, à l’issue de la réception, tandis que l’ambassadeur faisait servir du café à toute la Cour et, faveur insigne, lui en offrait une tasse de sa propre main, lui demander s’il allait quitter la France. Cette fois, le cher Godereau était absent, mais depuis qu’il avait regardé Adélaïde pour la première fois, Riza Bey s’était mis secrètement à l’étude du français. Il comprit donc la question et s’inclina sans répondre… sans se douter non plus que, ce faisant, il plongeait la jeune femme dans le désespoir car, en persan, oui veut dire non et vice versa. Il pensait donc lui faire comprendre qu’il entendait demeurer encore, alors que Madame de Lespinay crut qu’il allait partir.
Cette nuit-là, Adélaïde trempa son oreiller de ses larmes.
Pourtant, elle se consola bien vite. L’abbé Godereau, fort embarrassé du rôle qu’on lui faisait jouer, vint lui dire que Riza Bey souhaitait qu’elle vînt goûter.
— Est-ce que Son Excellence part bientôt ?
— Mais… je ne pense pas ! Son Excellence m’a au contraire fait connaître sa décision de me garder encore quelque temps à son service.
Brusquement, une joie violente, presque sauvage, envahit Adélaïde. Il restait ! Il refusait de s’éloigner déjà… Était-elle pour quelque chose dans cette décision ?
Elle n’en douta plus quand, la voyant arriver, pour une fois sans sa mère qui, ce jour-là, avait un peu de migraine, Riza Bey descendit de son divan et vint à elle pour s’incliner deux ou trois fois, en grande cérémonie.
— Son Excellence dit que votre présence est pour elle le plus grand des bonheurs, traduisit Godereau du bout des lèvres. C’est pour en jouir plus longtemps qu’elle a retardé son départ.
Il eût continué à traduire si Riza Bey, d’un sec claquement de doigts, ne lui eût imposé silence et ne l’eût renvoyé. La jeune femme et le prince demeurèrent face à face. Alors, de son doigt, Riza Bey retira une bague admirable ornée de turquoises et de perles et l’offrit à la jeune femme.
— Pour vous…, dit-il dans un français hésitant et peu compréhensible, avec mon cœur.
L’entrée tumultueuse de quelques-unes des jolies visiteuses habituelles coupa court à l’entretien mais tant que dura, ce jour-là, sa visite, Adélaïde garda la bague dans sa main fermée, serrant ses doigts dessus comme sur une promesse formelle. Riza Bey ne la quittait pas des yeux.
Le séjour prolongé de Riza Bey et plus encore les continuelles visites féminines qu’il recevait irritaient et inquiétaient à la fois la sévère marquise de Maintenon. Ce Persan fleurait trop le paganisme pour elle. Aussi convoqua-t-elle à la fois le baron de Breteuil et le ministre Pontchartrain pour leur faire comprendre que la comédie avait assez duré.
— On jase, dans les ruelles, de la passion que ce païen aurait éveillée chez la jeune Madame de Lespinay. Il n’est pas convenable que la réputation de l’épouse d’un officier du Roi soit ainsi compromise. Il y a aussi cette partie de campagne que l’ambassadeur a offerte à ses belles amies aux Champs-Élysées et qui a failli dégénérer en émeute. Le Roi ne veut pas d’un tel désordre ! Faites savoir à Riza Bey que nous sommes honorés de sa présence, mais que sa visite a assez duré !
La commission était difficile à faire, et les deux seigneurs se demandaient comment elle serait accueillie. Mais, à leur grande surprise, Riza Bey se contenta de leur dire qu’il avait hâte, lui aussi, de regagner son pays et qu’il attendait seulement… une Lune favorable pour aller s’embarquer au Havre !
La veille, il avait trouvé le moyen de s’isoler un instant avec Adélaïde et, dans son français parcellaire, lui avait dit :
— Je, bientôt partir ! Vous… venez avec moi !
Les yeux bleus s’étaient agrandis sous l’effet de la surprise, puis emplis de larmes. Elle avait secoué la tête.
— Je ne peux pas… Je ne peux pas !
Mais lui, avec une autorité soudaine, serrant entre ses doigts durs le mince poignet :
— Si ! Il faut… Je veux !
Le jour où Riza Bey quitta Charenton, il y avait sur la berge un grand concours de peuple car le prince oriental avait décidé de quitter Paris par la voie des eaux et, dans une grande barge pavoisée, de se laisser glisser jusqu’à l’estuaire où une galère anglaise devait l’embarquer. On souhaita bonne route au voyageur avec, à la Cour, un certain soulagement.
— Voilà la petite Lespinay à l’abri de la tentation, commenta Madame de Maintenon.
Elle ignorait que, le lendemain même, Adélaïde devait quitter Paris déguisée en marchande de pain dans une carriole sans apparence mais tirée par un vigoureux cheval. Quelques relais la menèrent jusqu’au Havre, sous la conduite d’un serviteur de Riza Bey, déguisé comme elle. Aux abords de la ville, dans une maison discrète, Adélaïde fut installée dans une grande caisse capitonnée et pourvue d’une ingénieuse aération que l’on monta avec les autres bagages du prince dans la galère. Les autorités de la ville regardèrent tranquillement embarquer les coffres et les malles sans rien soupçonner. L’or de Riza Bey avait acheté plus d’une complicité et, avant tout, celle d’un interprète à la conscience moins sourcilleuse que le bon Godereau.
Quand la galère eut pris la mer et que les voiles gonflées eurent relayé les rames des galériens, le coffre s’ouvrit et Adélaïde se jeta dans les bras de son beau prince. Elle partait, heureuse, délivrée, sans un regret, sans un remords, abandonnant patrie, rang, fortune, mari, famille pour l’amour de ce presque inconnu. Un merveilleux voyage de noces commençait.
Il représenta la presque totalité du bonheur de la jeune femme. Quinze jours après son retour dans son palais d’Ispahan, Riza Bey mourut brusquement… trop brusquement pour que cette mort ne fût pas suspecte. Peut-être son souverain lui en voulait-il d’avoir enlevé cette Européenne, peut-être était-ce la vengeance d’une femme de harem jalouse ? Qui pouvait savoir ?
Adélaïde de Lespinay pleura si fort qu’elle pensa mourir de douleur mais quand on lui fit demander si elle souhaitait regagner son pays, elle répondit fièrement :
— Mon seigneur m’avait épousée ! Je suis sa veuve. Je lui demeurerai fidèle par-delà le tombeau.
Et plus jamais la France n’entendit parler de la petite comtesse aux yeux bleus qui, pour l’amour d’un prince, avait tout oublié.
La tendre aventure du président Lescot
Cette excellente Madame Ledoux
Au début de l’été 1675, l’aimable François Lescot, président au Parlement de Grenoble, boucla sa maison, fit ses bagages et, suivi d’un valet, prit non sans plaisir le chemin de Paris afin de s’y occuper personnellement d’un procès traînant un peu trop en longueur et qu’il entendait mener à bonne fin. L’idée d’un séjour un peu prolongé dans la capitale ne lui déplaisait pas car, bien loin d’être l’un de ces robins austères, il aimait la vie, les plaisirs, les jolies filles et tout ce que peuvent procurer une belle fortune et un physique agréable.
Aux approches de la cinquantaine, en effet, le président Lescot était un fort bel homme, élégant, l’air noble, le teint coloré et très fier de son épaisse chevelure brune que ne striait encore aucun fil blanc. Les femmes d’ailleurs se retournaient d’autant plus volontiers sur son passage qu’il était célibataire et constituait un parti des plus enviables.
Son séjour à Paris devant se prolonger et peu désireux de le passer tout entier dans la promiscuité d’une auberge, François Lescot prit logis dans une belle maison de la rue de la Bûcherie tenue par une veuve fringante, l’aimable Madame Ledoux, qui lui loua une belle chambre précédée d’un salon fort convenable et meublé au goût du jour. Le service était assuré à la perfection par des servantes que l’hôtesse surveillait de près.
D’ailleurs, cette excellente Madame Ledoux veillait attentivement au confort de ses pensionnaires et petit à petit, une sorte d’amitié s’établit entre elle et son séduisant locataire. Qu’il s’agisse de la ville, de la Cour, de la campagne ou du théâtre, Marguerite Ledoux connaissait son Paris et son Versailles sur le bout des doigts, surtout le théâtre, dont il faut avouer que le président Lescot raffolait. Sa joie de venir à Paris tenait beaucoup au fait qu’il allait pouvoir donner tout à son aise libre cours à sa passion.
Interrogée par lui sur les meilleurs spectacles, Madame Ledoux fut formelle.
— La meilleure troupe, c’est celle de l’hôtel de Guénégaud. Vous pourrez y applaudir Mademoiselle Molière, la veuve de notre grand Molière, et vous constaterez sans peine qu’il est difficile de trouver artiste plus brillante… ou plus jolie qu’elle !
Ce préambule était plus que suffisant pour enflammer la curiosité du riche Dauphinois. Le soir même, il prenait place au parterre pour y applaudir Mademoiselle Molière, autrement dit Armande Béjart, veuve de l’illustre auteur-comédien.
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