Mais très vite, Louise eut conscience de l’empire grandissant qu’elle prenait sur Charles II. Pour causer avec elle, la regarder et soupirer à ses pieds, il vint matin et soir chez son ministre, où d’ailleurs la vie était loin d’être triste : ce n’étaient que soupers, bals, concerts, fêtes en tout genre.
Arlington, très bien en cour, était l’un des cinq fameux ministres que l’on appelait familièrement la « Cabale » parce que les initiales de leurs cinq noms formaient le mot « Cabal ». C’étaient, dans l’ordre : Clifford, Arlington, Buckingham, Ashley et Lauderdale. Ils remplaçaient le vieux chancelier Edouard Hyde, lord Clarendon, disgracié pour avoir déplu à lady Castlemaine, dont d’ailleurs la puissance semblait intacte. Le Roi les avait remerciés ainsi pour avoir donné à l’Angleterre, par le traité de Bréda, toute la côte américaine depuis la Virginie jusqu’à la Nouvelle-Angleterre, avec pour centre la Nouvelle-Amsterdam, que l’on avait pour la circonstance rebaptisée « New York » en l’honneur du frère du Roi.
Mais, en dépit des apparences et de leurs têtes folles, ces messieurs de la Cabale gouvernaient assez proprement, et sachant tirer un parti intéressant de toutes les opportunités.
Ainsi, Arlington, ce joueur impénitent, avait-il décidé de miser sur Louise de Keroualle et de se charger de son avenir car il devinait en elle une puissance prochaine. Aussi, en accord avec le Roi, avait-il décidé que ce serait lui qui la présenterait à la reine Catherine.
La dragée haute
Le palais de Whitehall, résidence habituelle du Roi, était moins un palais qu’un énorme assemblage de constructions variées situées en bordure de la Tamise. Ancienne demeure des archevêques d’York devenue en 1530 le logis londonien des rois d’Angleterre, c’était un bâtiment imposant mais sévère et assez éloigné de la grâce des châteaux français. Le roi Charles Ier, père de Charles II, avait été décapité par ordre de Cromwell sur un échafaud dressé en dehors de l’une de ses fenêtres, et il en avait gardé quelque chose de sinistre que le luxe et les fêtes effaçaient mal.
Londres, d’ailleurs, offrait le même aspect contrasté. Quatre ans plus tôt, un terrible incendie avait ravagé la ville, faisant disparaître des quartiers entiers où ne s’élevaient plus que quelques masures et des bâtiments de bois hâtivement reconstruits. La population avait cruellement souffert, d’autant plus qu’immédiatement avant l’incendie, elle avait connu les horreurs de la peste. Le feu l’avait délivrée du fléau, mais non sans se faire payer un lourd tribut. En contrepartie, la ville aspirait désormais à la vie, à la joie. Il en allait de même de la Cour, et si celle de Louis XIV ne péchait pas par excès de pruderie, celle de Charles II se livrait, elle, joyeusement à la débauche sous une brillante façade d’élégance et de charme. Seuls quelques rares cercles, comme celui de la Reine, échappaient à la frénésie de plaisirs.
Ce fut dans ce palais, au cœur de cette cité, que lord Arlington, un beau soir, s’en vint présenter à la reine Catherine Mademoiselle de Keroualle qui devait prendre place parmi ses dames d’honneur. L’accueil ne fut pas des plus chaleureux.
En voyant s’incliner devant elle cette ravissante créature, Catherine de Bragance ébaucha un vague sourire fortement teinté de mélancolie. Elle connaissait trop son sémillant époux pour garder la moindre illusion sur la raison profonde qui amenait à sa cour cette jolie Française, ancienne fille d’honneur de sa belle-sœur. C’était exactement la même qui avait présidé à l’intronisation des autres maîtresses du Roi, l’insolente Barbara Palmer et l’exquise Frances Stewart.
Pourtant, devant la révérence profonde, empreinte de tant d’humilité de la nouvelle venue, devant le sourire si timide et si doux dont elle l’accompagna, la pauvre Reine, si peu séduisante sous ses brocarts dorés, ne put se défendre d’une certaine sympathie. Contrairement aux autres, cette fille ne semblait ni arrogante, ni présomptueuse. Et puis, au moins, elle était catholique, qualité bien propre à la faire admettre aisément dans le cercle d’une reine si profondément attachée à sa religion.
La surprise de Catherine grandit encore quand elle apprit par les innombrables potineuses de la Cour que plusieurs mois après l’arrivée de Mademoiselle de Keroualle, le Roi en était encore à la plus respectueuse des cours et n’avait rien obtenu. Elle en vint à s’imaginer qu’une ère de pureté allait souffler sur l’entourage royal avec cette jeune fille qui s’entendait si bien à tenir la dragée haute au souverain maître.
La chose cependant était toute simple. Louise ne cédait pas parce qu’elle ne voulait pas être confondue avec le quarteron de maîtresses royales toujours pendues aux basques du Roi. Car elles étaient toujours là, l’olympienne duchesse de Cleveland, la divine Stewart et l’insupportable Nell Gwynn, cette créature vulgaire qui semblait prendre à tâche de rendre à la Française la vie impossible.
En arrivant à Londres, Louise, avec sa naïveté d’amoureuse, s’était imaginé que son entrée en scène allait marquer la déconfiture du harem royal mais elle dut très vite en rabattre. Aucune de ces dames ne fut invitée à se retirer. Mieux encore Barbara Castlemaine, Nell Gwynn, Moll Davis (une autre comédienne qui était entrée dans les bonnes grâces de Charles peu avant Nell et à laquelle il revenait de temps en temps) et la belle Stewart, miraculeusement réconciliées devant le danger, s’unirent pour lutter contre l’intruse, à la grande joie des courtisans.
Louise, alors, se raidit. Un peu parce qu’elle n’ignorait pas combien la résistance de Frances Stewart avait, en son temps, attisé la passion du Roi ; un peu parce qu’on lui avait parlé du sort misérable de la belle Lucy Walters, mère du jeune duc de Monmouth, dont on disait que Charles l’avait épousée morganatiquement selon le rite protestant au temps de l’exil et qui, abandonnée par lui, était revenue mourir misérablement à Paris ; beaucoup enfin par fierté, une fierté qui lui interdisait de se donner à un homme, fût-il roi, incapable de lui sacrifier le moindre de ses plaisirs.
Dieu sait pourtant combien la cour que lui faisait Charles était pressante ! Après la présentation à la Reine, il s’arrangea pour la retrouver chaque soir, que ce fût dans l’ombre des jardins ou parmi les illuminations des salons. Sans cesse, il lui parlait de son amour et la suppliait d’être à lui, jaloux de ses succès. L’élégance de Louise, sa beauté et son charme attiraient les autres hommes et l’on disait même que le prince d’Orange, réputé cependant le plus froid et le plus distant de la Cour, ne restait pas insensible à tant de grâce.
Cela dura presque un an. Un an de guerre en dentelles au cours de laquelle Charles II pensa cent fois devenir fou. De son côté, l’ambassadeur de France, Colbert de Croissy, sentit cent fois siffler à ses oreilles le vent de la disgrâce. En effet, il ne voyait pas sans inquiétude s’exaspérer le désir du Roi. Lui-même, dans les premiers temps, avait bien conseillé à Louise de tenir quelque peu la dragée haute à son amoureux : il n’était pas bon qu’une ancienne fille d’honneur de Madame chute dès les premières entrevues dans le lit royal. Mais il n’avait pas – et de loin – conseillé cette résistance opiniâtre qui à présent l’inquiétait et le déroutait.
Il s’en ouvrait parfois au marquis de Saint-Évremond, aimable philosophe exilé par Louis XIV pour avoir parlé trop librement de la vie privée de son souverain et qui, à Londres, menait une douce vie d’épicurien, fréquentait les plus jolies femmes et entretenait les meilleures relations avec l’ambassadeur, qu’il renseignait d’ailleurs souvent de façon fort instructive. C’était un homme d’esprit et, dès son arrivée à Londres, Colbert de Croissy l’avait présenté à Louise dont il était devenu, lui aussi, l’ami.
Les confidences de l’ambassadeur l’inquiétèrent également et il écrivit pour la rebelle une sorte de catéchisme bien digne du vieux libertin qu’il était, un catéchisme en forme de lettre qui donnait d’excellents conseils – selon son auteur tout au moins, car il y faisait preuve d’une bien singulière morale.
« Laissez-vous aller à la douceur des tentations au lieu d’écouter votre fierté, écrivait-il. La règle de ma retenue n’a rien d’austère puisqu’elle prescrit de n’aimer qu’une personne à la fois. Celle qui n’en aime qu’une se donne seulement. Celle qui en aime plusieurs s’abandonne et, de cette sorte de bien comme des autres, l’usage est honnête et la dissipation honteuse… »
À son grand dépit, sa morale particulière demeura aussi inopérante que ses légères exhortations. Ce que voyant, Colbert de Croissy décida de prendre la situation en main et de faire entendre à l’entêtée la voix de la raison.
Il la pria de venir lui faire visite et la reçut un soir dans le secret de son cabinet.
— J’ai là, dit-il en manière de préambule en tapant sur une pile de papiers posés sur un coin de sa table, j’ai là une lettre de Sa Majesté le Roi. Il s’inquiète, ma chère enfant, du peu de progrès que le roi Charles fait dans votre intimité. Je dirais même qu’il est assez mécontent. Et moi je vous crie : « Casse-cou ! » Ne croyez-vous pas, ma chère Louise, qu’il serait temps de vous montrer raisonnable ?
— Qu’appelez-vous raisonnable, Excellence ? Dois-je vraiment céder au Roi, comme toutes ces femmes dont il est accablé et qui déshonorent la Cour ?
— Ne confondez pas caprice et amour. Le roi Charles vous aime et vous le savez bien. Jamais je ne lui ai vu autant de patience ! Songez qu’il lui suffirait d’ordonner et qu’en ce cas il faudrait bien vous soumettre, sous peine d’être obligée de quitter l’Angleterre. Or il se contente de prier quand il pourrait exiger. Comment pouvez-vous encore, dans de telles conditions, douter de son amour ?
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