On l’enterra avec une pompe royale et, au-dessus du catafalque haut comme un échafaud, la grande voix de Bossuet tonna sa plus célèbre oraison funèbre :
— Madame se meurt ! Madame est morte !
Perdue dans la foule brillante et endeuillée qui l’écoutait, une jeune fille, à genoux, sanglotait sans retenue. Louise de Keroualle pleurait celle qui avait été pour elle une amie autant qu’une maîtresse.
Une entrevue nocturne
Pour Louise de Keroualle, la mort de Madame était à la fois un déchirement et un effondrement. Elle se retrouvait seule, sans appui, sans protection, au sein d’une Cour qu’elle devinait dangereuse. On chuchotait en effet, avec des mines scandalisées, que Madame n’était pas morte naturellement, que sa santé était fragile mais pas au point d’en mourir et que l’horreur de son agonie était plus que symptomatique. On murmurait, plus bas encore, que la fameuse eau de chicorée avait été mortelle parce que le chevalier de Lorraine l’avait voulu, que le favori de Monsieur haïssait autant la femme que l’ambassadrice secrète de Louis XIV et qu’il était le chef de file d’une coterie disposée à détruire l’alliance anglaise. Nul, d’ailleurs, n’accusait Monsieur lui-même d’avoir trempé dans cette vilaine histoire. En dépit de sa mauvaise entente avec Madame, le prince avait le cœur trop naturellement noble pour cela.
Au milieu de ces bruits inquiétants, Louise se demandait, non sans inquiétude, ce qu’il allait advenir d’elle. Qui pouvait assurer que sa vie ne fût pas en danger ? On la savait fort avant dans les confidences de la princesse et l’on pouvait la supposer en possession de beaucoup d’information. La sagesse aurait voulu qu’elle s’en allât retrouver Keroual et les rives de l’aber Ildut.
Mais elle ne s’en sentait guère l’envie. Rentrer en Bretagne, c’était retourner à la grisaille d’autrefois, supportable tant qu’elle n’avait pas connu autre chose… quand aucun regard royal ne s’était encore posé sur elle. À présent, ce serait s’enterrer toute vive et pour toujours. Beaufort était mort. Personne ne viendrait plus la chercher là-bas.
Peut-être, néanmoins, se fût-elle finalement résignée au départ si l’on n’était venu lui dire que le Roi la demandait en son cabinet, et sur l’heure. Tremblante, incertaine de ce qui l’attendait, Mademoiselle de Keroualle se rendit à la convocation de Louis XIV. Que pouvait-il bien lui vouloir ?
Quand elle y pénétra, le cabinet du Roi était obscur. Les nuages d’orage qui roulaient au-dessus du château de Saint-Germain étaient si noirs qu’il avait fallu allumer les candélabres. L’atmosphère était étouffante, en dépit des fenêtres ouvertes, et Louise sentit sa gorge se serrer.
Le Roi n’était pas seul. Debout à quelques pas de lui dans l’embrasure d’une fenêtre, un grand jeune homme blond d’une extrême beauté et d’une élégance plus grande encore semblait attendre quelque chose. En le reconnaissant, le cœur de Louise manqua un battement : c’était le duc de Buckingham, l’ami intime du roi Charles II1.
Tandis que la jeune fille plongeait dans sa révérence, l’œil inquisiteur du Roi s’attachait à elle. C’était la première fois qu’il la regardait vraiment et il s’étonnait en lui-même de n’avoir jamais prêté plus d’attention à cette beauté fine, à cette grâce achevée, à la perfection de ce ravissant visage. Il avait fallu qu’un Anglais découvrît la perle qu’il avait sous les yeux pour qu’il s’en aperçût.
— Mademoiselle, dit-il enfin quand, sur son invitation, la jeune fille se fut relevée. Milord duc de Buckingham nous est envoyé par notre bon frère, le roi Charles II d’Angleterre, avec une mission vous concernant. Le Roi souhaite vous voir prendre rang parmi les dames d’honneur de la reine Catherine, en souvenir de l’attachement que vous portait Madame, sa sœur bien-aimée et la nôtre. Que dites-vous de ce projet ?
Louise sentit la joie l’inonder. Ainsi, « il » ne l’avait pas oubliée, en dépit de son chagrin, en dépit de toutes ces femmes qui ne songeaient qu’à lui plaire ? Elle eut le bon esprit de baisser les yeux afin que le Roi ne pût deviner le bonheur qui l’envahissait.
— Je suis, dit-elle, l’humble servante de Votre Majesté et mon seul désir est de lui obéir en toutes choses. Je ferai ce que le Roi ordonnera.
Louis XIV sourit. Cette obéissance simple lui plaisait. Elle lui faisait bien augurer de l’avenir et ce fut avec beaucoup de grâce qu’il congédia la jeune fille.
— Rentrez chez vous, Mademoiselle. Le Roi est content de vous et vous fera connaître avant peu ce qu’il a décidé pour votre avenir.
Ce fut en effet « avant peu » car la nuit suivante, des coups discrets furent frappés à la porte de Mademoiselle de Keroualle. C’était La Porte, le fidèle valet de chambre du Roi, et comme Louise s’étonnait d’une visite aussi tardive – il était plus de minuit –, La Porte lui apprit que le Roi la demandait. Il souhaitait lui parler sur l’heure et en secret.
S’enveloppant vivement d’une mante sombre jetée sur sa robe de nuit, Louise, un peu effarée tout de même, suivit le valet par des couloirs totalement inconnus d’elle, qui s’ouvraient soudain dans l’épaisseur des murs. En quelques instants, elle se retrouva dans le cabinet du Roi où, cette fois, Louis XIV était seul.
— Ma chère enfant, lui dit-il après l’avoir fait asseoir, je vous ai demandé de venir à cette heure tardive afin de pouvoir vous parler en toute sécurité. Ainsi que le désire le roi Charles, vous allez partir pour l’Angleterre et vous y remplirez fidèlement, comme vous l’avez fait auprès de Madame, les tâches que vous imposera votre nouvel état auprès de la reine Catherine.
Louise répondit qu’elle ferait de son mieux. Mais le Roi avait autre chose à dire.
— Nous espérons, reprit-il, qu’une fois là-bas, vous n’oublierez ni votre qualité de Française, ni le service de votre Roi. En accédant à la demande du Roi, nous ne faisons que vous prêter à l’Angleterre : nous ne vous donnons pas. En fait, nous aimerions demeurer en liaison étroite avec vous comme nous l’étions avec Madame lorsqu’elle s’est rendue auprès de son frère. Comprenez-vous ce que nous demandons ?
Oui, Louise comprenait. Le Roi lui faisait entendre qu’il souhaitait lui voir jouer, sur un plan moins officiel, le même rôle que la défunte duchesse d’Orléans à la cour de Saint-James : celui d’ambassadrice occulte, d’agent secret œuvrant pour une politique de rapprochement, seul rôle qui convînt à une simple dame d’honneur. Louise ne vit là rien d’offensant, au contraire : ce n’était qu’un moyen de servir aussi bien son Roi que celui qu’elle aimait secrètement et l’idée d’être une sorte de lien vivant entre la France et l’Angleterre lui souriait.
— Sire, dit-elle doucement, j’ai déjà eu l’honneur de dire à Sa Majesté que j’étais la plus obéissante de ses sujets et je ne changerai jamais.
— Voilà qui est bien. Nous entendons que vous soyez, auprès de la reine Catherine, le plus aimable visage de la France. Pourtant nous devons vous mettre en garde : en dépit de l’amitié que l’on vous porte là-bas, il se peut que, Française, et catholique de surcroît, vous vous sentiez un peu perdue à Londres, où les protestants sont nombreux. Veuillez vous souvenir alors que le marquis de Colbert de Croissy, notre ambassadeur, va recevoir des instructions particulières vous concernant. Vous n’aurez qu’à vous adresser à lui chaque fois que vous en sentirez la nécessité.
— Je n’oublierai pas, Sire !
Louis XIV prit alors sur sa table une enveloppe cachetée de son sceau privé et la tendit à la jeune fille.
— Dans cette lettre que vous détruirez après l’avoir apprise par cœur, vous trouverez les premières directives touchant votre conduite à Londres. À présent, retirez-vous : vous partez demain pour Dieppe, où le duc de Buckingham vous attend. Nous prierons Dieu qu’il vous garde et vous aide dans une tâche qui ne sera pas toujours facile.
Déjà, Louise s’inclinait pour prendre congé mais vivement, le Roi se leva, fit le tour de sa table, releva la jeune fille et, posant les deux mains sur ses épaules, l’embrassa paternellement sur le front.
— J’ai confiance en vous, Louise, dit-il, délaissant pour la première fois le pluriel de majesté. Madame vous aimait beaucoup et comme vous-même, j’aimais beaucoup Madame. Il ne faut pas que la mort ait détruit son dernier ouvrage. C’est à vous qu’il appartient, à présent, de le consolider.
Quand Louise, derrière le flambeau de La Porte, reprit l’étrange chemin qui l’avait amenée, elle avait les larmes aux yeux mais elle était prête à se jeter au feu sur un simple signe de Louis XIV.
Au matin, après une nuit sans sommeil passée à mettre de l’ordre dans ses affaires et à préparer son départ, elle monta en voiture et prit la route de Normandie au bout de laquelle il y avait la mer… et le Roi qu’elle aimait. Jamais le ciel ne lui était apparu plus bleu, jamais la mer n’avait eu plus d’éclat qu’à l’instant où le navire qui l’emportait commença de glisser sur son immensité calme, jamais voyage ne fut plus agréable car il était conduit par l’amour et par l’espérance.
À Londres, en attendant sa présentation à la Reine, Louise reçut l’hospitalité du ministre des Affaires étrangères, lord Arlington, qui était catholique. C’est là qu’elle rencontra le Roi pour la première fois.
En la revoyant, Charles II commença par pleurer car la jeune fille lui rappelait sa chère « Minette » dont elle avait été l’ombre avant qu’elle-même n’en devînt une. Et ce fut cette ombre fraternelle et gracieuse qui, tempérant l’élan passionné du Roi, élan qui eût peut-être choqué la jeune Bretonne, mit tout de suite leurs relations sur un plan où le cœur avait plus de place que la chair.
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