Le 25 mars 1670, Louise de Keroualle foulait, derrière la robe de soie de Madame et pour la première fois, le sol anglais, couvert de tapis pour la circonstance.
Un souvenir pour le roi Charles
Pour la venue de sa chère « Minette », le roi Charles II n’avait pas lésiné sur les tentures de soie, les tapisseries, les dentelles et les fleurs ; les vieux murs médiévaux du château de Douvres s’en trouvaient tout rajeunis. Le brillant décor faisait si bien oublier les drames et les sièges vécus par ces vieilles pierres que Mademoiselle de Keroualle, charmée, crut voir l’un des châteaux de rêve qu’elle aimait à bâtir dans son imagination au temps de son enfance.
Durant quinze jours, d’ailleurs, ce fut un véritable rêve qu’elle vécut à la suite de sa chère princesse qu’elle accompagnait partout comme une ombre aussi gracieuse que discrète. Si discrète qu’elle fût, l’œil perçant du roi Charles II ne tarda cependant guère à la remarquer.
De son grand-père Henri IV – décidément, le destin de Louise semblait la vouer aux descendants, légitimes ou non, du Béarnais ! –, Charles, comme le duc de Beaufort son cousin, tenait un amour immodéré des femmes. Il en avait aussi le caractère aimable et gai, le sens de l’humour et l’accueil chaleureux. En fait, il ressemblait infiniment plus que son cousin de France à leur grand-père commun. Seul, Louis XIV en avait la taille, car Charles d’Angleterre était grand. Bien fait, et élégant au surplus, avec d’épais cheveux noirs que la quarantaine n’argentait pas encore, le teint basané, l’œil de braise, de fortes lèvres rouges et, brochant sur le tout, un grand nez qui sentait son Bourbon à une lieue.
Autour de lui, les jolies femmes se pressaient, sûres d’obtenir au moins un sourire. En fait, à la cour de Saint-James, toutes les femmes étaient jolies à une seule exception près : la Reine, l’épouse légitime de Charles.
Les fées n’avaient pas été généreuses avec Catherine de Bragance. Elle était brune mais lourde, presque pataude. Charles l’avait épousée – bien qu’une légende le prétendît secrètement marié à Lucy Walters – sans grand enthousiasme et uniquement par devoir mais, la cérémonie achevée, il s’était en quelque sorte défoulé en renvoyant en Portugal par le premier bateau les dames d’honneur qui avaient accompagné la princesse : un quarteron de duègnes revêches empaquetées de noir des talons aux sourcils, raides comme des balais et jaunes comme des coings. Puis, pour tenter – hypocritement, il faut bien le dire – d’égayer la nouvelle Reine, Charles avait choisi lui-même ses nouvelles dames d’honneur.
Hypocritement, car ce faisant, le Roi avait songé à lui-même beaucoup plus qu’à sa femme, toutes les jeunes femmes retenues étant plus que jolies et la pauvre Catherine de Bragance ne gagnant rien au contact de ces beautés anglaises.
La plus éclatante de toutes était incontestablement la duchesse de Cleveland : Barbara Palmer, lady Castlemaine. C’était, à vingt-neuf ans, une splendide créature aux cheveux couleur d’acajou, à la chair somptueuse et à l’orgueil démesuré qui n’était pas sans rappeler à Mademoiselle de Keroualle la marquise de Montespan, son émule française. Comme la Montespan, la Castlemaine avait un caractère impossible mais, contrairement à elle, qui en avait à revendre, l’Anglaise manquait à la fois de classe et d’esprit. Elle en avait cependant assez pour s’entendre comme personne à laisser croire à son royal amant qu’aucune femme au monde ne pouvait rivaliser avec elle.
Charles II le croyait-il vraiment ? Il est permis d’en douter car il trompait Barbara presque autant que la Reine elle-même. Et son autre « maîtresse préférée » était une actrice du théâtre de Drury Lane, Nell Gwynn, ancienne marchande d’oranges de la Cité passée sous les quinquets de la rampe et, de là, tout naturellement à l’alcôve royale. Elle était rousse comme une flamme, drôle, bonne fille, gouailleuse et mal élevée, mais ce garnement en jupons amusait Charles, qui d’ailleurs lui avait fait un enfant dont on attendait la naissance.
Naturellement, lady Castlemaine l’avait en horreur et lui souhaitait journellement les pires catastrophes, avec d’autant plus de conviction qu’elle ne savait comment l’éloigner du Roi. C’est alors qu’arriva la princesse Henriette et, comme Barbara avait de bons yeux, elle remarqua bien vite l’intérêt que montrait le Roi pour la jeune Bretonne. Pour une fois, elle ne manifesta pas le moindre déplaisir, bien au contraire, car une nouveauté pouvait être d’une aide précieuse pour venir à bout d’une habitude.
Pour elle-même, la bouillante duchesse ne craignait rien, sinon perdre sa place de favorite en titre – encore que sa vanité l’empêchât d’y croire –, car pour le reste elle croulait littéralement sous les titres, les joyaux et les privilèges… et s’était en outre offert une discrète romance qui comblait largement les vides que le Roi laissait dans sa vie. Enfin, la Française était catholique, comme elle, tandis que l’affreuse Nell Gwynn était protestante. Pour lady Castlemaine, les guerres de religion ne s’arrêtaient pas au seuil des alcôves.
De son côté, l’actrice ne voyait pas sans inquiétude l’effet que produisait sur le Roi la trop jolie fille d’honneur de Madame. Trop jolie, trop bien née aussi, et trop distinguée pour que la comparaison fût possible à soutenir. Et le temps durait fort à Nell Gwynn de voir la princesse reprendre le chemin de la France en n’oubliant surtout pas d’emmener avec elle sa dangereuse Bretonne.
Le séjour tirait à sa fin d’ailleurs. Le fameux traité secret apporté par Madame fut signé en petit comité un soir d’avril dans la chambre même de la princesse et en présence de Mademoiselle de Keroualle : le roi d’Angleterre s’engageait à soutenir le roi de France dans sa guerre contre la Hollande et à se faire, dans son royaume, le champion du catholicisme. En échange, Louis XIV s’engageait à fournir à son « beau cousin » de l’or et des soldats en abondance car si Charles II menait grand train, il était toujours à court d’argent, dépendant en cette matière de son Parlement qui desserrait rarement sans grogner les cordons de sa bourse.
À peine eut-il reposé la plume dont il s’était servi pour signer que Charles faisait apporter des coffres et des cassettes qu’il ouvrit lui-même, découvrant des joyaux et des tissus précieux : remerciement de roi et cadeau d’un frère à une petite sœur tendrement chérie. Éblouie, Henriette le remercia avec effusion. Alors :
— Ne me laisserez-vous pas en échange quelque souvenir de vous, ma sœur ? demanda le Roi en souriant.
— Un souvenir ? Mais Charles, tout ce que vous voudrez ! Je vais faire porter ici mes cassettes ! Louise, ma chère, voulez-vous dire que…
Mais un geste de Charles l’arrêta au vol et, prenant la jeune fille par la main, il l’amena devant Madame.
— Voilà, ma sœur, le seul souvenir de vous que j’aimerais garder ici. Dites-moi s’il existe plus beau joyau ?
Un peu étonnée, Madame haussa ses fins sourcils tandis que Louise, devenue très rouge, baissait la tête sans oser regarder sa maîtresse. Ce qu’elle venait d’entendre l’emplissait de confusion et de crainte : comment la princesse prendrait-elle cela ? N’allait-elle pas imaginer qu’elle avait été coquette et qu’entre elle et le Roi…
Mais Madame était femme d’esprit et, en outre, elle connaissait bien son frère. Son refus se révéla un chef-d’œuvre de nuances et de diplomatie.
— Il m’est dur, mon frère, de vous refuser quelque chose… la seule chose que vous me demandiez en échange de vos royales générosités mais cette jeune fille ne m’appartient pas et j’en suis comptable auprès de sa famille. Vous savez que ses parents m’ont confié Louise par l’entremise de Monsieur le duc de Beaufort, qui a trouvé, l’an passé, une mort glorieuse durant le siège de Candie. Les Keroualle sont de vieille noblesse et de morale sévère : vous laisser Louise serait les désobliger gravement.
— Ignorez-vous qu’elle aurait ici une grande position ?
— Infiniment plus haute que celle qu’elle occupe auprès de moi ? Je n’en doute pas. Mais ce dont je doute, c’est que ses parents se montrent sensibles à cette sorte d’argument. Évidemment, ajouta-t-elle avec un sourire en voyant s’allonger la mine du Roi, les choses pourraient s’arranger si Mademoiselle de Keroualle devenait dame d’honneur de la reine Catherine, ma sœur. Mais pensez-vous que celle-ci ait grande envie d’augmenter encore le nombre de ses dames ? D’après ce que j’en ai pu voir, il m’a semblé qu’elle n’était pas loin de succomber sous le nombre.
Charles II se mit à rire et n’insista pas. Mais, au regard qu’il lui jeta, Louise comprit qu’il n’abandonnait pas le combat sans regrets. Elle-même n’éprouvait-elle pas une peine secrète à l’idée de quitter, pour toujours très certainement, un prince un peu trop séduisant ?
Le lendemain, les navires qui avaient conduit Madame sur la terre de ses pères mettaient à la voile et s’éloignaient des blanches falaises de Douvres. La princesse, les yeux soudain noyés de larmes, regarda tristement son pays disparaître à mesure que se levait la brume.
Enveloppée dans une mante à capuchon, à quelques pas derrière elle, Louise regardait aussi et, comme ceux de la princesse, ses yeux étaient troublés, brouillés de larmes. Elle savait bien qu’elle laissait là une partie de son cœur. Madame, elle, atteinte d’un sombre pressentiment, pensait qu’elle ne reverrait jamais l’Angleterre et qu’elle y abandonnait le meilleur de sa vie.
Quinze jours plus tard, en effet, au château de Saint-Cloud, la duchesse d’Orléans mourait après une affreuse agonie. Elle avait bu, comme cela lui arrivait souvent, un verre d’eau de chicorée disposée dans une armoire, à portée de sa main et de sa soif.
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