À vrai dire, dans l’admiration de l’assistance entrait une bonne part de stupeur car la jeune Henriette n’était une inconnue pour personne : elle avait été pratiquement élevée au Louvre où elle avait trouvé refuge avec sa mère pendant la période Cromwell, et il n’y avait guère que six mois qu’elle en était repartie pour l’Angleterre. Mais en six mois, quelle étonnante transformation ! La fillette noiraude, maigrichonne, légèrement contrefaite et totalement dépourvue d’éclat avait fait place, comme sur l’ordre d’une fée, à une créature rayonnante dont les yeux noirs étincelaient de joie de vivre et d’esprit et dont la grâce espiègle ensorcelait comme en se jouant les plus difficiles.

La jeune princesse, sans en rien dire, était pleinement consciente de l’effet produit et en jouissait par tous les pores de sa peau. C’était son triomphe qu’elle vivait ce jour face à cette Cour qui, durant tant d’années, l’avait dédaignée.

Lorsqu’elle était arrivée en France avec sa mère, quatorze ans plus tôt, le jeune roi Louis XIV n’était qu’un enfant. Le maître, c’était le tout-puissant cardinal Mazarin dont on disait qu’il était l’époux secret de la Régente Anne d’Autriche. Et l’hospitalité qu’il avait accordée aux proscrites avait été misérable.

Logées au rez-de-chaussée du vieux Louvre, portant des robes cent fois rapiécées, mangeant plus mal que bien des servantes, les deux femmes avaient bien souvent souffert du froid et même de la faim. En hiver, il n’était pas rare que, faute de feu, elles demeurassent au lit et, pour manger, la reine Henriette-Marie en avait été réduite à vendre les boiseries dorées de son appartement.

Elles avaient également souffert dans leur orgueil. La mère en se retrouvant traitée comme une mendiante dans ce palais qui avait été celui de son père et où elle avait vécu jusqu’à son mariage. La fille en se voyant l’objet de dédain d’une jeunesse qui n’avait alors d’yeux que pour la troupe insolente des nièces de Mazarin, les fameuses « Mazarinettes », qui étaient traitées en princesses et que l’on mariait aux plus grands seigneurs du royaume.

On ne se gênait guère, alors, pour se moquer de la princesse triste et, tout au fond de sa mémoire, Henriette gardait, brûlant, le souvenir de ce bal au palais où le jeune roi Louis XIV avait catégoriquement refusé de danser avec elle.

— Moi ? Danser avec ce sac d’os ? Elle est bien trop laide !

Comme elle avait souffert de ce mépris ! Elle en souffrait encore lorsque sa mémoire fidèle lui restituait la scène. Pourtant, depuis six mois, le tableau gris de sa vie avait singulièrement changé : son frère Charles, jeune, beau, brave, mais proscrit lui aussi et encore plus misérable, avait retrouvé son trône. Devenu le roi Charles II, son premier geste avait été, naturellement, de rappeler auprès de lui sa mère et sa sœur, qui devenait un parti enviable. Tellement enviable même que la reine Anne d’Autriche n’avait pas perdu un instant, sur les indications de Mazarin bien sûr, pour demander la main d’Henriette pour son second fils. Et le cauchemar s’était mué en conte de fées pour la jeune princesse que son frère appelait tendrement Minette.

Aujourd’hui, c’était encore plus beau. Quand Henriette avait repris pied sur le sol de France, cela avait été avec tout l’apparat d’une fiancée royale. Elle n’avait vu tout au long de sa route que fleurs, drapeaux, fêtes et visages émerveillés. Sa mauvaise étoile, malheureusement, lui avait aussi fait voir quelques médecins car elle avait dû soigner en route une gênante atteinte de rougeole qui, heureusement, ne s’était pas attardée.

À présent, tandis que, sous le frêle abri de son voile de précieuses dentelles, Henriette laissait son regard errer autour d’elle, elle avait conscience d’atteindre le sommet de sa revanche car à cette cérémonie qui la liait à Philippe, il y avait le Roi, le Roi qui était assis à quelques pas d’elle dans le chœur et dont elle avait surpris plusieurs fois le regard bleu posé sur elle, à la fois songeur et mélancolique.

La joie qu’elle éprouvait alors avait quelque chose de sauvage. Louis, depuis son retour, lui avait montré tant d’attentions, tant de tendre galanterie ! Comment ne pas supposer que, peut-être, il regrettait à présent d’avoir épousé la petite infante espagnole blonde, béatement amoureuse de lui mais assez terne et même un peu bécasse, alors qu’à quelques mois près il aurait pu épouser une princesse d’Angleterre ?

J’aurais pu être reine de France, songeait Henriette avec un rien de mélancolie, reine… au lieu d’être seulement Madame, duchesse d’Orléans, la seconde dame du royaume.

Elle ne se trompait pas. Louis XIV, depuis qu’il l’avait revue, nourrissait de vifs regrets. Le « sac d’os » était devenu, à près de dix-sept ans, une femme délicieuse, sinon réellement jolie, avec un teint « de lys et de jasmin » et une abondance de jolis cheveux châtains, doux et fins comme de la soie. Elle avait aussi une taille agréable et, par-dessus tout, cet air de dignité et de noblesse annonçant les vraies princesses. Aussi, de son côté, Louis songeait-il : quelle reine elle eût fait !

Mais il n’était pas envisageable de revenir en arrière et rien n’était possible entre eux, sinon des sentiments fraternels parfaitement insuffisants pour les appétits tumultueux du jeune Roi. Et il était assez décidé à ne s’en point contenter, surtout quand il regardait son frère.

Dans son costume de soie épaisse étincelant de pierreries, Monsieur était très beau et de la dernière élégance mais Louis dédaignait ses goûts trop féminins, oubliant aisément, dans l’incroyable sécheresse de cœur dont il allait faire preuve sa vie durant, que ces goûts féminins, on les lui avait pratiquement imposés, que c’était là le travail de Mazarin et même de la reine mère, dans l’espoir que, devenu un esthète doublé d’une gravure de mode, Monsieur ne songerait jamais à lever contre son aîné l’étendard des conspirations comme n’avait cessé de le faire, jadis, l’oncle Gaston d’Orléans contre son frère Louis XIII. Que Monsieur eût, lui, un cœur sensible, qu’il y eût, en lui l’étoffe d’un grand capitaine et que sa vaillance fût indiscutable ne faisaient rien à l’affaire : on avait gommé impitoyablement tout ce qui pouvait faire de Philippe un homme capable de se poser en rival. Aussi, pas plus qu’il ne craignait Philippe en tant que concurrent politique, Louis ne le craignait-il comme rival amoureux.

Pourtant, Monsieur accomplit le plus normalement du monde son devoir conjugal envers sa jeune épouse. Et même il en fut amoureux… quinze jours ! Pas plus car, beaucoup plus fin que l’on n’imaginait et aussi plus sensible, il sut déceler très vite l’infernale coquetterie qui formait le fond de la nature de sa femme. Il comprit très vite aussi qu’il n’avait aucune chance d’être jamais aimé d’elle et il retourna très vite à ses collections, à ses artistes, à ses joyaux et à ses amis, se contentant d’apprécier l’avantage qu’il y avait à avoir pour femme une exceptionnelle maîtresse de maison grâce à qui ses demeures allaient devenir les lieux les plus agréables de toute la Cour.

De son côté, Madame, bien décidée à ne jamais occuper que la première place, commençait à dresser ses plans et à installer ses batteries. Sans être reine en titre, elle pouvait être reine de fait. L’épouse de Louis XIV, la petite Marie-Thérèse, timide, sans éclat, confite en dévotion et parlant à peine quelques mots de français, ne pouvait lui disputer la place qu’elle ambitionnait. Philippe, qu’elle se contentait d’aimer comme un camarade un peu encombrant, ne pouvait pas être un obstacle lui non plus. Quant à celui dont dépendait cette sorte de royauté, il ne devait guère être difficile à amener à composition.

Très consciemment, avec une coquetterie raffinée, Madame se mit à multiplier les occasions de rencontrer le Roi. Et comme Louis ne demandait qu’à se laisser attirer, comme il ne rêvait que de mirer sa jeune gloire dans les yeux de diamant noir de sa belle-sœur, son entourage comprit bientôt qu’il y avait là non seulement matière à observer mais encore un certain nombre d’occasions à saisir. Aussi Madame eut-elle bientôt la Cour la plus jeune, la plus gaie et la plus folle qui fût, une Cour qui devint le centre d’attraction de ce monde mouvant qui s’agitait entre les Tuileries et Fontainebleau.

Il y avait cependant quelqu’un à qui cette grande attirance du Roi pour Madame et de Madame pour le Roi déplaisait fort, c’était l’un des membres de la suite anglaise de la princesse : le jeune et très beau duc de Buckingham, fils du célèbre Buckingham qui avait aimé Anne d’Autriche au point de vouloir la guerre avec la France.

Jusqu’à ce damné mariage avec Monsieur, le jeune duc avait été le favori, le compagnon, le chevalier servant de « Minette ». Désormais réduit à l’état de simple visiteur étranger en passe de rentrer chez lui, le beau duc s’en accommodait fort mal. Déjà, durant le voyage, il avait failli se battre en duel avec l’amiral chargé d’amener la princesse en France et celui-ci, le jeune duc de Norfolk, n’avait échappé que de justesse à ses fureurs jalouses.

Pour ramener à lui l’attention défaillante de Madame, Buckingham se mit à jeter l’or par les fenêtres et à faire mille extravagances dans le style des amoureux espagnols. Ce ne furent que sérénades sous les fenêtres de la princesse, bouquets fastueux autant que quotidiens, présents, poèmes, galanteries de toutes sortes, tant et si bien qu’un beau jour, celui qui avait le plus le droit de le faire se fâcha : Monsieur, outré des procédés de l’Anglais, s’en alla tout droit trouver sa mère pour lui dire ce qu’il en pensait.

— Voilà un homme qui assiège ma femme ! déclara-t-il tout de go, et qui, par-dessus le marché n’a vraiment plus rien à faire chez nous. Qu’on le renvoie chez lui et qu’on n’en parle plus !