Des minarets des deux villes, les voix aiguës des muezzins se répondaient, tandis que les murs roux de la tour Hassan s’empourpraient et que les eaux du fleuve se moiraient d’or en fusion sur leurs profondeurs noires. Les rives étaient couvertes de portefaix, de marins, de pêcheurs ou de passants, agenouillés dans la poussière, qui accomplissaient, tournés vers La Mecque, les prosternations rituelles. Une brise salée, âcre, vint de la mer ouverte à l’horizon et Estelle, accoudé à sa balustrade soupira à fendre l’âme.
Mais à peine la prière terminée, un grand caïque tendu de soie pourpre apparut sous l’ombre des Oudayas et fit force de rames vers le Favori. Plusieurs personnages l’occupaient, massés à l’arrière, à l’écart des rameurs. Deux d’entre eux étaient visiblement des Européens et encadraient un homme immense, encore grandi par un volumineux turban doré. Estelle faillit s’étrangler de joie et se mit à crier :
— Les voilà, Monsieur l’amiral, voilà notre ambassadeur, encadré de Monsieur Fabre et de Monsieur de Saint-Olon ! Les voilà !
Le comte d’Estrées réapparut aussitôt, ajusta sa longue-vue.
— Je crois que vous avez raison… Voyez donc à votre tour, mon cher Estelle, et dites-moi si vous connaissez notre passager !
Estelle saisit l’appareil, le vissa à son œil, riant presque de joie. Mais sa voix s’étrangla aussitôt en un affreux gémissement tandis que ses belles couleurs s’effaçaient d’un coup :
— Miséricorde, Monseigneur, gémit-il, ce n’est pas possible que le sultan nous envoie cet homme. C’est impossible, impossible…
— Qui est-ce donc ?
— Le raïs Abdallah Ben Aïcha, un pirate. Monseigneur, un pirate nommé ambassadeur à Versailles ! Il est le chef des pirates de Salé. À lui tout seul, il a capturé plus de Français que tous ses collègues réunis.
— Tiens donc ! fit l’amiral, intéressé. Si je comprends bien, ce personnage est une sorte de collègue à moi, une manière d’amiral ?
— Un pirate, Monseigneur, fit Estelle, tout près des larmes, un vulgaire pirate. C’est une offense pour notre Roi, une injure au nom de chrétien.
— Allons, allons, ne dramatisez pas ! Pirate ou non, j’ai ordre de le mener en France et je l’y mènerai. Et vous, mon cher, vous serez très aimable avec lui et le mènerez tout droit à Versailles. D’ailleurs, il est fort beau, les dames en raffoleront.
Le pauvre Estelle, inconsolable, hochait la tête et ne put se retenir de se signer précipitamment en voyant apparaître à la coupée du navire l’ambassadeur du sultan Moulay Ismaïl. Les sifflets de l’équipage rangé sur le pont inférieur saluèrent l’envoyé extraordinaire.
— Suis-je donc comme le mouton que l’on engraisse pour l’Aïd-el-Kébir ? On me tient ici, enfermé comme un captif, à manger, boire et dormir. J’en ai assez, j’en ai plus qu’assez…
Et Abdallah Ben Aïcha saisit la première chose qui se trouvait à portée de sa main, en l’occurrence une très lourde et très belle pendule de bronze, qu’il jeta à terre où elle fit un bruit de tonnerre et brisa trois carreaux. Estelle, affolé, se précipita.
— Prenez patience, Votre Seigneurie, prenez patience. Le Roi a promis de vous recevoir bientôt, très bientôt.
— Quand ? fit l’Arabe en montrant des dents féroces et étincelantes.
— Je… Je ne sais. Mais c’est une question de jours, d’heures. Monsieur de Saint-Olon est à Versailles en ce moment. Votre réception ne saurait tarder. Ne voyez dans ce retard que le désir de vous mieux recevoir, de vous offrir…
— Mais pourquoi est-ce que je dois demeurer enfermé dans cette maison ? Je veux sortir, voir du monde. Votre Roi ne sait pas vivre. Quand je pense qu’aucune femme ne m’a encore été offerte. Est-ce que votre Roi n’est pas un homme ?
— Si, Monseigneur, bien sûr que si. Mais chez nous, ce n’est pas l’usage d’offrir des femmes. Elles doivent… se donner elles-mêmes.
— Comment le pourraient-elles si on ne m’en amène pas ? Je veux sortir, tu m’entends, et je veux des femmes. Sinon, je trancherai la tête à tous ceux qui m’approcheront et j’ouvrirai les portes moi-même.
Joignant le geste à la parole, Abdallah tira le large cimeterre qui pendait à sa ceinture et en fit un terrible moulinet qui alla couper net le cou d’un fort beau buste posé sur la cheminée. Incapable d’en supporter davantage et à demi mort de peur, Estelle prit le parti de se sauver à toutes jambes et de fermer soigneusement la porte derrière lui. Les bruits affreux qui lui parvinrent alors lui apprirent que le Maure passait sa colère sur le mobilier.
Mais, à l’abri dans l’antichambre, le malheureux consul put s’éponger le front et reprendre son souffle.
Il y avait maintenant quatre mois qu’il vivait dans la terreur en compagnie du gigantesque envoyé musulman. Il y en avait trois qu’ils foulaient ensemble le sol de France après une traversée épouvantable, et à peine quinze jours qu’ils étaient installés à Paris, dans ce bel hôtel de la rue de Tournon qu’avait jadis fait construire Concini, aventurier italien et maréchal d’Ancre, et où le roi Louis XIV avait coutume de loger les ambassadeurs qui lui étaient envoyés. Mais Estelle était à bout de résistance et se sentait devenir fou. Tout avait été à peu près bien, entre l’arrivée à Brest et l’entrée à Paris ; les villes traversées avaient fait grand accueil au « Turc » et il avait remporté un succès de curiosité qui avait semblé le combler de joie. Mais Paris, où l’étiquette obligeait les plénipotentiaires à demeurer sagement en leur hôtel jusqu’à leur réception à Versailles, avait mis à rude épreuve la très courte patience d’Abdallah et le courage d’Estelle, qui s’attendait à chaque instant à se voir priver de sa tête.
— Cela ne peut plus durer, gémit-il pour lui seul, insensible à la présence des laquais poudrés qui gardaient la porte du barbaresque. Je vais devenir fou, Dieu me pardonne, je vais sûrement devenir fou…
— J’espère bien que non, fit une voix aimable, sur le mode guilleret, le Roi perdrait en vous un bien bon serviteur, mon bon ami.
Un élégant gentilhomme, portant avec élégance un fort bel habit de cour de velours violet et d’admirables dentelles de Malines, venait d’entrer, souriait et ôtait son large chapeau couvert de plumes noires. Estelle se rua vers lui plutôt qu’il ne marcha.
— Ah, Monsieur de Saint-Olon, je n’avais pas entendu votre carrosse. Vous venez de là-bas ? Alors ? Que dit le Roi ?
— Que votre supplice est fini, mon bon Estelle, et qu’il recevra notre… énergumène après-demain, 16 février, à Versailles.
— Dieu soit loué, soupira Estelle en se laissant aller dans un fauteuil. Nous sommes sauvés. Mais il était temps.
Comme pour lui donner raison, un épouvantable vacarme s’éleva de la pièce voisine : cris menaçants, bruits de verre brisé, cris de douleur signalant que l’ambassadeur battait les serviteurs comme plâtre, histoire de passer le temps.
— En effet, sourit Pidou, il était temps. Sinon, il nous aurait fallu trouver un autre gîte pour notre pirate.
Assis sur son trône, impassible, le roi Louis XIV écoutait la longue harangue que lui lisait, au nom de son maître, le raïs Abdallah Ben Aïcha, debout devant lui. Toute la Cour était présente ainsi que Monsieur, frère du Roi, les ducs de Berry et d’Anjou, et aussi Madame de Maintenon qui, depuis tantôt quatorze ans, était l’épouse secrète du Roi-Soleil. Le Roi n’était plus le brillant jeune homme de son printemps. Âgé de cinquante-cinq ans, il s’était alourdi, empâté, mais avait peut-être gagné encore en impressionnante majesté.
D’un œil froid, il considérait à ses pieds les présents que venait de déposer l’ambassadeur : une selle de maroquin rouge, des peaux de tigre et de lion, peu de chose en vérité. La harangue se prolongeant, sur le mode arrogant, insistant surtout sur l’urgence qu’il y avait pour le Roi Très Chrétien à se faire musulman, il se pencha et appela d’un geste son ministre de la Marine. Monsieur de Pontchartrain accourut.
— C’est toujours la même chose, chuchota le Roi à son oreille, ce sultan n’y met absolument pas du sien. Nous n’en tirerons rien maintenant.
— Que faire alors ?
— L’amuser. Le distraire. Tenter de le séduire, en un mot. On le dit furieux d’être tenu enfermé. Quand il appréciera notre Cour comme il convient, il sera peut-être plus souple.
Ayant dit, le Roi se redressa, soupira et se mit en devoir d’écouter la fin du discours.
Cette fois, Abdallah ne s’ennuyait plus. Ces Français étaient vraiment des gens charmants : on s’arrachait le plaisir de le recevoir et le bal que donnait ce soir, en son honneur, dans les magnifiques salons du château de Saint-Cloud, Monsieur, frère du Roi, était une fête en tout point réussie.
Une chose, surtout, attirait irrésistiblement l’attention du musulman : les femmes. Parées, éblouissantes, elles glissaient sur les parquets luisants des salons dans leurs brocarts multicolores scintillant de pierreries et rivalisaient pour l’éclat du teint et le charme du sourire. Jamais Abdallah, habitué à la claustration de son harem personnel et aux voiles impénétrables couvrant les autres femmes, n’avait vu tant de beautés réunies, et il n’aurait jamais cru possible qu’il y eût sous le soleil des peaux aussi roses, des yeux aussi bleus. Il ne savait trop à laquelle donner la plume et, debout près d’un buffet en compagnie du duc de Saint-Simon, cette mauvaise langue, et de Madame de Saint-Olon, il n’avait pas trop de deux yeux pour tout admirer.
Les dames, de leur côté, mais plus discrètement, admiraient beaucoup l’envoyé marocain. C’est qu’Abdallah, grand et de belle prestance, jeune de surcroît, avait un beau visage pur au nez droit, aux grands yeux sombres étincelants et cruels, à l’ovale impeccable légèrement allongé par une courte barbe brune. Et il était magnifique dans une longue djellaba rouge vif brodée d’or, qui faisait ressortir le blanc éblouissant de son ample burnous également brodé et de son haut turban de mousseline blanche drapé autour d’une calotte pointue en velours rouge. Les bijoux qu’il portait valaient une fortune.
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