— Eh bien, justement, ils ne le sont pas. Selon le père, ils n’aiment ni les gens d’épée, ni les grands seigneurs qu’ils accusent de les mépriser, ni les gens de Cour dont ils ont une peur bleue. Ils préféreraient, paraît-il, comme gendre, un digne magistrat avec une grande robe et un grand coffre bien garni d’écus. Voilà pourquoi il ne faut rien brusquer et pourquoi il est nécessaire de bien préparer les voies…

Le grand prieur haussa les épaules.

— Et les voies, naturellement, seront magistralement préparées quand ce bon père Clément aura fini d’emplir ses poches à ton détriment ? Il fait un drôle de métier, ton moine, mais puisque tu lui as déjà si bien graissé la patte, j’imagine qu’il faut attendre la récolte. Quand repars-tu pour l’Artois ?

— Dès demain. Monsieur le prince de Condé me rappelle et je dois rejoindre mon poste puisque je suis guéri. Mais le père Clément me tiendra au courant de ses démarches et de nos progrès.

— Bon ! Et s’ils ne sont pas assez rapides, préviens-moi, je m’en mêlerai à ma façon, conclut l’oncle avant d’emmener son neveu souper.

Le lendemain matin, comme il l’avait annoncé, Bussy-Rabutin reprenait la route du Nord et, fidèle à son habitude, se comporta vaillamment devant l’ennemi. Vers la fin du mois de mai, comme on assiégeait Péronne, il reçut du père Clément une lettre assez embarrassée et qui le laissa fort perplexe.

En gros, le digne religieux faisait savoir à son protégé que Madame de Miramion était fort indécise, qu’elle penchait assez du côté de son soupirant mais qu’elle n’était vraiment pas de taille à lutter contre sa famille. Or, celle-ci en tenait tellement pour la magistrature que, si Bussy-Rabutin voulait l’emporter, il lui fallait se résoudre à un coup de force.

« Vous devez, écrivait-il en substance, paraître obtenir d’elle par la contrainte ce que son cœur ne demande qu’à accorder de bon vouloir… »

En clair : Madame de Miramion souhaitait qu’on l’enlevât. Opération qui d’ailleurs se faisait beaucoup. Évidemment, cela n’allait pas sans scandale et Bussy, quelque peu surpris tout de même de recevoir pareil conseil d’un saint homme de moine, jugea plus prudent d’aller demander conseil à son chef.

Mais Condé était un homme d’action qui jugeait qu’un obstacle était fait pour être surmonté ou détruit. Il approuva pleinement le projet d’enlèvement, pourvu toutefois que Bussy-Rabutin voulût bien attendre que Péronne fût prise.

La ville tombée, le jeune comte regagna Paris à bride abattue pour mettre au point une opération un peu délicate mais dont dépendait son bonheur.

Naturellement, il trouva toute l’aide voulue auprès de l’oncle corsaire. Celui-ci mit à sa disposition les imprenables murailles de l’une de ses commanderies, le château de Launay, près de Sens, afin que Bussy pût y conduire sa belle (il ne pouvait être question, pour respecter les convenances, qu’il la conduisît sur l’un de ses propres domaines) et permit au jeune Guy de Rabutin, chevalier de Malte et frère du comte Roger, de prêter main-forte à son aîné.

Tout fut vite réglé et l’on entama la partie « exécution » du plan, sans se douter le moins du monde qu’une personne était à cent lieues d’imaginer ce qui l’attendait : Madame de Miramion elle-même, qui n’avait jamais eu le père Clément pour confesseur pour la bonne raison que le père Clément n’avait jamais confessé personne, n’étant qu’un rusé coquin habile à toutes sortes de mascarades pour soutirer de l’argent à de naïves victimes, industrie pour laquelle aucun habit ne lui avait paru plus confortable et plus lucratif qu’un froc de moine…

Ignorant ce détail, Bussy et son frère fixèrent l’enlèvement au 7 août. Ce jour-là, ils l’avaient appris par un domestique acheté, Madame de Miramion et sa belle-mère, chez qui elle séjournait alors, à Issy-les-Moulineaux, devaient se rendre en pèlerinage au couvent du mont Valérien.

Le temps était superbe et, dans leur carrosse, Madame de Miramion et sa belle-mère, la vieille Madame de Beauharnais-Miramion, roulaient paisiblement, les mantelets ouverts, en égrenant leur chapelet comme il sied lorsque l’on s’en va en pèlerinage.

La voiture approchait des rives de la Seine où l’on devait prendre le bac de Saint-Cloud quand, sortis des fourrés, des hommes masqués et armés bondirent à la tête des chevaux tandis que d’autres maîtrisaient cocher et valets. L’un des assaillants s’approcha du carrosse et salua les deux dames médusées.

— N’ayez aucune crainte, Mesdames, dit-il d’une voix agréable que le masque de velours noir étouffait un peu, il ne vous sera pas fait de mal.

Malgré cette belle assurance, les dames de Miramion crurent de leur devoir et de leur honneur d’opposer une vigoureuse défense, ce qui obligea Bussy et son frère à les maîtriser. Trois de leurs gens s’abattirent sur elles, pas assez vite cependant pour que la vieille dame n’ait eu le temps de saisir l’épée de l’un d’entre eux et de l’embrocher fort proprement. Le malheureux s’effondra, le poumon traversé. Force resta cependant aux assaillants. On put refermer les portières et, tandis que deux hommes s’enfermaient avec les prisonnières, le carrosse, escorté par les frères Bussy, s’enfonça au grand galop sous les ombrages du bois de Boulogne, qui n’était alors qu’une vaste et sombre forêt où les bandits trouvaient aisément refuge. On se dirigea vers Aubervilliers et Pantin pour rejoindre la route de Sens.

Toutefois, Madame de Beauharnais-Miramion appartenait à une race valeureuse et elle avait de la ressource. Tandis que sa belle-fille, terrifiée, priait éperdument dans un coin du carrosse, elle s’était établie près de l’une des portières et, malgré les efforts de son gardien, hurlait à pleins poumons :

— Je suis Madame de Miramion, je suis Madame de Miramion ! Prévenez les miens que des bandits nous enlèvent.

Le malheureux préposé à sa garde ne savait plus où donner de la tête car, lorsqu’il parvenait à la faire taire, la dame en profitait pour, de ses mains libérées, jeter par les portières, dont les mantelets avaient été arrachés dans le premier feu de la bagarre, force pièces d’argent sur lesquelles les paysans se précipitaient, en se posant tout de même quelques questions. Du coup, Guy de Rabutin crut devoir expliquer :

— C’est seulement une pauvre folle que nous emmenons à l’asile…

Mais cela ne suffit pas à calmer la curiosité. Et comme, après le relais de Meaux, Madame de Miramion criait toujours, le jeune chevalier décida de recourir aux grands moyens.

— Cela ne peut plus durer, grogna-t-il. Arrête, cocher !

Quand le carrosse s’arrêta, il ouvrit la portière et, d’une main ferme, tira l’irascible douairière sur la route.

— Croyez bien, Madame, dit-il poliment, que je suis au désespoir d’en arriver là mais, pour notre bien à tous, vous m’en voyez réduit à cette cruelle extrémité.

Et, avant d’avoir eu seulement le temps de se reconnaître, la vieille dame se retrouva seule au milieu de la route tandis que la voiture poursuivait son chemin dans un nuage de poussière.

Cependant, livrée à elle-même et désormais seule dans la voiture avec les deux gardiens, Marie de Miramion se croyait vouée à une mort certaine. La vue des tours noires de la commanderie de Launay acheva de porter sa terreur au paroxysme et, quand la voiture s’arrêta, elle demeura pelotonnée à l’intérieur, déjà à demi morte de peur.

Pourtant, ce ne fut pas le bourreau qui apparut mais un aimable garçon au visage souriant, portant sur son habit poudreux les insignes de l’ordre de Malte. Il commença par balayer les dalles de la cour des plumes rouges de son chapeau puis, courtoisement, aida la jeune femme à descendre en lui souhaitant une gracieuse bienvenue. Mais la voyageuse forcée refusa farouchement de descendre.

— Je ne bougerai point d’ici, Monsieur, dit-elle d’une voix tremblante, et si vous êtes gentilhomme, vous me rendrez compte de la singulière violence qui m’est faite avant de me faire ramener chez moi au plus vite !

Ces dignes paroles n’eurent d’autre effet que d’amener un sourire indulgent sur les lèvres de Guy.

— Allons, Madame, nous sommes seuls. Mon heureux frère est allé s’assurer qu’il ne manque rien dans votre appartement et il n’y a, près de vous, que moi. Inutile de continuer à jouer cette comédie.

— Comédie ? Quelle comédie ?

— Mais… celle de votre enlèvement. N’étiez-vous pas bien d’accord, mon frère et vous, pour hâter ainsi votre prochain mariage auquel vos parents mettaient des traverses ?

— Votre frère ? Mon prochain mariage ? Ah çà, Monsieur, mais vous êtes fou ? Et d’abord, qui êtes-vous et qui est cet « heureux frère » ?

Inquiet tout à coup, et commençant à soupçonner que Roger avait pu être abusé, Guy déclina ses nom et qualité puis ajouta.

— Je commence à croire qu’il y a eu méprise, Madame, mais je vous supplie de croire, en ce cas, à notre parfaite bonne foi…

Mais Marie avait eu trop peur pour se laisser toucher par la douceur du ton.

— Je ne veux rien entendre, s’écria-t-elle. Vous n’êtes que des bandits de grand chemin. Quant à votre frère, je ne veux même pas le connaître ! Ce ne peut être qu’un coquin de la pire espèce !

— Vous le connaîtrez cependant, Madame, fit la voix grave du comte qui venait d’apparaître. Et si j’ai eu des torts envers vous, je les réparerai. Mais il convient auparavant que vous m’entendiez. Daignez accepter ma main et me suivre.

Domptée malgré elle par l’autorité du ton, la jeune femme posa une main tremblante sur celle qu’on lui tendait et se laissa conduire dans la grande salle où une collation avait été préparée. Mais elle refusa d’accepter même un verre de lait.

L’explication fut longue et difficile. Avec une obstination d’enfant, Madame de Miramion contredisait tout ce qu’affirmait son ravisseur et répétait tout le temps :