Le repas fut copieux, abondamment arrosé et, quand il se leva enfin pour accomplir son saint ministère, notre vicaire n’avait plus tout à fait sa tête à lui. Néanmoins, il était encore assez lucide pour reconnaître dans le futur époux le duc de Lorraine. Il reconnut également la femme très belle qui se tenait à ses côtés.
— Vous êtes ici pour bénir notre mariage ! dit le duc d’un ton qui n’admettait pas la contradiction.
Malgré les conseils lénifiants du bon vin, le pauvre vicaire se sentait mal à l’aise. Mais il craignait que les gens réunis là ne lui fissent un mauvais parti s’il reculait. Il se résigna donc en soupirant.
À la lueur des chandelles, les deux « mariés », suivant les usages locaux, s’embrassèrent, rompirent ensemble le pain et burent dans la même coupe. Puis les quelques personnes présentes jurèrent le secret et Charles glissa dans la main de son complice malgré lui vingt doublons d’or en lui disant :
— Ce que vous venez de faire mérite bien davantage et ne saurait se payer !
Béatrice était alors enceinte d’un enfant qui devait mourir d’ailleurs au bout de cinq mois. Mais, bien entendu, le secret du mariage avait été d’autant plus vite éventé que Charles et Béatrice, vraiment, ne se gênaient guère. Béatrice le suivait partout, dans ses chasses comme à la guerre, et leurs amours tumultueuses défrayaient plus d’une chronique.
Le pape, alerté par Nicole et par le scandale de ce duc de Lorraine bigame, se fâcha. Le 23 avril 1642, il fulminait contre Charles et Béatrice une bulle d’excommunication majeure qu’il était difficile de traiter par le mépris. Elle déliait en effet les sujets de Charles de toute obéissance envers lui et le mettait à l’index.
Les coupables tentèrent bien de payer d’audace pendant un moment mais pour finir, il leur fallut s’incliner. Un tribunal composé de douze seigneurs et de douze jésuites se réunit et les contraignit à se séparer : ils devaient résider désormais au moins à une demie-lieue l’un de l’autre.
Ce fut curieusement la fin de ce grand amour qui avait voulu tout bouleverser sur son passage, mais Charles était de ces hommes qui, pareils à des enfants, se lassent d’un jouet désiré dès qu’il leur appartient. Malgré la naissance successive de deux enfants, malgré la grande parade qu’au printemps 1648 Charles ferait de sa maîtresse au cours de sa « joyeuse » entrée dans sa bonne ville de Nancy, parade au cours de laquelle Béatrice recevrait les honneurs réservés à la duchesse, le cœur de Charles recommençait à se disperser.
Il s’enflamma d’abord pour la fille du bourgmestre de Bruxelles, à laquelle il promit le mariage. Les parents, méfiants, lui refusant un tête-à-tête, il supplia :
— Seulement le temps de tenir un charbon ardent au creux de la main…
Cette étrange prière fut exaucée et Charles, serrant le charbon de toutes ses forces, l’éteignit et demeura longuement seul avec la jeune fille, que les parents se hâtèrent de marier.
Ensuite ce fut Mademoiselle Pajot, qui gagna rapidement un bon couvent. Puis Mademoiselle de Saint-Remy, fille du maître d’hôtel de la duchesse d’Orléans, elle-même sœur de Charles. Pendant ce temps Béatrice, dépitée, s’offrait quelques consolations. Dès lors, leurs relations prirent un tour assez aigre. Chacun d’eux alla d’aventure en aventure et quand ils se retrouvaient de temps en temps, ces brefs retours de flamme étaient assaisonnés de scènes pénibles.
Béatrice, qui avait depuis longtemps perdu l’espoir de coiffer un jour la couronne ducale, ne se gênait plus pour dire son fait à l’homme qu’elle avait tant aimé, et Charles, de son côté, se montrait exaspéré par les scènes continuelles qu’il lui fallait essuyer. L’inconduite de Béatrice n’arrangeait rien et Charles, vexé comme seul peut l’être un volage, parla même un moment de la châtier sévèrement et d’enfermer ses enfants dans un couvent.
Pourtant, en 1657, le décor changea brusquement. La duchesse Nicole, l’abandonnée, se décidait enfin à mourir dans son palais de Nancy à peu près désert. Mais, à cette époque, Charles, depuis longtemps tenu en suspicion par les Espagnols à cause de ses multiples fourberies, avait été arrêté à Anvers et envoyé captif à Tolède. Il ne restait guère que Béatrice, en qui revenait en tempête l’espoir abandonné : devenir duchesse !
Lorsque Charles, libéré, rentra chez lui, ce fut elle qui l’accueillit, mais il n’en éprouva que fort peu de joie. Le temps avait fait son œuvre et de l’éclatante beauté de jadis, il ne restait rien… ou si peu. Néanmoins, à cause des souvenirs, à cause aussi des enfants, il lui fit rendre de grands honneurs mais refusa de l’épouser de nouveau, et plus encore de la faire couronner. Puis il lui signifia l’ordre formel de rentrer dans sa Franche-Comté natale, assorti d’une défense absolue d’en sortir !
— N’aviez-vous pas juré de m’épouser lorsque vous seriez libre ? s’insurgea Béatrice.
— Justement, je ne le suis pas ! Je suis fiancé à Isabelle de Ludre !
Tant de mauvaise foi révolta Béatrice. Cette couronne qu’on lui refusait, elle ne l’en désirait que plus ardemment. Elle en appela à l’Europe entière, réclama la protection de l’Empereur, mit dans son jeu ses enfants, maintenant mariés, jura qu’elle ferait don des immenses biens Cantecroix à l’Église, quitte à déshériter les enfants de Charles s’il ne se décidait pas à l’épouser régulièrement.
Mais les forces commençaient à lui manquer. Peu à peu sa santé, délabrée par une vie trop tumultueuse, se dégradait. Bientôt, il resta juste assez de forces à la princesse de Cantecroix pour retourner à Belvoir, au printemps 1663, et y attendre la mort.
Alors Charles, harcelé par ses enfants affolés de voir leur échapper l’énorme héritage, consentit tout de même à se laisser fléchir.
— Mais seulement s’il n’y a plus d’espoir, précisa-t-il cyniquement.
Le 20 mai 1663, l’archevêque de Besançon bénissait cet étrange mariage qui, cependant, était cette fois valable. Durant quinze jours, Béatrice goûta la joie d’être appelée Madame la duchesse, puis, apaisée, elle renonça publiquement à tous les honneurs de ce monde et ce fut sur une planche et sous l’habit de Clarisse qu’elle mourut, avec une grandeur digne d’une duchesse de Lorraine.
Charles lui accorda quelques larmes. Mais, à soixante et un ans, il n’en épousa pas moins la jeune Louise d’Aspremont, qui en comptait quinze !
La princesse et le barbaresque
L’inaccessible amour de Moulay Ismaïl
Jean-Baptiste Estelle, consul de France à Salé, était à deux doigts de perdre toute sa dignité officielle en trépignant comme un vulgaire gamin. Debout sur le château arrière du Favori, vaisseau amiral portant la marque du comte d’Estrées, accroché plus qu’appuyé à la balustrade dorée et retenant d’une main son chapeau et sa perruque très bousculés par le vent, il scrutait les environs avec un désespoir croissant. Tout autour du navire, ancré au beau milieu de l’oued Bouregreg, à égale distance des murailles rousses de Rabat et de celles de Salé, la ville pirate, des caïques chargés de pêcheurs ou de marchandises sillonnaient le fleuve mais aucun n’indiquait, à un quelconque signe somptuaire, qu’il portait l’ambassadeur du sultan.
Les planches immaculées de la dunette résonnèrent sous les talons rouges de l’amiral d’Estrées, dont la grande silhouette bleu et or venait d’apparaître en haut de l’escalier. Il alla frapper familièrement sur l’épaule du consul.
— Alors, mon cher ami, cet ambassadeur ? Il ne semble guère se douter que la marée n’attend guère… et que nous serons peut-être obligés d’en user de même avec sa précieuse personne.
— Ne m’en parlez pas, Monseigneur, ne m’en parlez pas… Le jour baisse déjà, l’heure de la prière va bientôt sonner et il n’est toujours pas là. Si encore nous savions qui le sultan dépêche à Versailles pour ces négociations, je pourrais avancer un pronostic, mais Moulay Ismaïl a gardé le plus profond et, j’oserais dire, le plus menaçant silence sur ce sujet.
D’Estrées haussa les épaules avec une nuance de dédain et tira de sa poche un drageoir d’or d’où il puisa une prune confite, grande spécialité de Cotignac.
— Vous croyez vraiment, vous, Estelle, à la réussite de cette négociation ? Ce n’est pas la première ambassade que nous envoie ce sultan barbaresque.
— C’est la deuxième, Monseigneur, soupira Estelle, et nous-mêmes en sommes à la sixième jusqu’ici. Ni Monsieur de Saint-Amant, ni le chevalier de Chateaurenaud, ni même Monsieur Pidou de Saint-Olon qui nous représente en ce jour n’ont obtenu grand-chose pour la libération des foules de captifs chrétiens détenus en ce royaume de Maroc. Chaque jour, les corsaires de Salé ou d’ailleurs en capturent de nouveaux sur les mers et jusqu’ici, Moulay Ismaïl n’en a guère rendu que deux cents.
— Deux cents, Monseigneur, soupira le pauvre homme.
— C’est bien peu et je suis comme vous : je n’ai pas grande confiance dans cette apparente bonne volonté. Le sultan a bien trop besoin de captifs pour les travaux gigantesques qu’il poursuit à Miquenez depuis plus de vingt ans.
L’amiral n’eut pas le temps de répliquer. Un long cri transperça l’air calme du soir.
— Allah… La illah…
— Qu’est-ce que je disais, marmonna Estelle, la prière, maintenant, cet individu est capable de se décommander à la dernière minute.
— Que l’envoyé soit là ou non, fit sèchement l’amiral, nous lèverons l’ancre dans une heure exactement, avec la marée.
Et il s’éloigna, laissant le malheureux Estelle à deux doigts de s’arracher les cheveux. Si l’envoyé n’arrivait pas ou si l’amiral partait sans l’attendre, le sort de milliers de captifs français en souffrirait et la vue des esclaves, maltraités, enchaînés, affamés, traînant leurs chaînes et leurs loques sur des corps aussi français que le sien était un spectacle auquel le pauvre homme ne parvenait pas à s’habituer.
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