Mais décidément, il n’avait pas en la comtesse de Berghes un auditoire facile à convaincre. Toutes ces galopades n’enchantaient guère la mère de Béatrice. C’était une femme qui avait des principes, de la moralité et pour laquelle un homme marié, fût-il prince, fût-il charmant, demeurait un homme marié, donc une chasse interdite. Elle décida bientôt que Belvoir n’était plus vivable et le fit savoir à son hôte.

— Je dois me rendre à Bruxelles où m’appellent d’importantes affaires de famille. Souffrez donc, Monseigneur, que nous nous séparions. Après tout, nous attendrons aussi bien votre annulation à Bruxelles qu’ailleurs. Il vous suffira de nous faire prévenir quand elle vous parviendra !

— Avant peu, je vous aurai rejointes ! Rien ne me fera jamais renoncer à Béatrice ! jura Charles.

Il n’en fallut pas moins se séparer. Et tandis que Béatrice et sa mère remontaient vers le nord, Charles se décida tout de même à regagner sa Lorraine pour voir où en étaient les choses et si, d’aventure, le pape songeait à faire droit à sa demande.

Il n’en était rien et Charles, pour se consoler, partit guerroyer en Allemagne et en Alsace afin de se détendre les nerfs. Évidemment, chemin faisant, il ne pouvait s’empêcher de courtiser quelques belles ici ou là. Avec succès, apparemment, car bientôt, le récit de ses aventures galantes avec les belles chanoinesses de Remiremont s’en alla, avec quelque éclat, de salon en corps de garde, jusqu’à Bruxelles. À Bruxelles où, justement, Béatrice s’apprêtait, malgré les objurgations de sa mère, à éconduire un prétendant sérieux : le prince de Cantecroix.

— Un mariage inespéré ! se lamentait Madame de Berghes. Jamais vous ne trouverez mieux, même, et surtout pas, votre duc de Lorraine.

En effet, si le prince de Cantecroix était un homme âgé, il était aussi fabuleusement riche et en outre, par sa mère, petit-fils de l’empereur Rodolphe. Béatrice serait Altesse Sérénissime ! Mais, toute à son amour, la belle jeune fille n’était pas disposée à se laisser séduire par de tels arguments. Elle allait refuser définitivement Cantecroix quand l’écho des galanteries de son beau Charles revint à ses oreilles.

Pour une fille aussi fière, c’était un coup aussi rude qu’inattendu : il avait si souvent juré de ne plus jamais aimer qu’elle ! Mais la riposte était à portée de sa main.

— J’épouserai le prince de Cantecroix ! dit-elle à sa mère. Et le plus vite sera le mieux !

Madame de Berghes n’eut garde de se le faire répéter et comme, de son côté, le prince était encore plus pressé que Béatrice, les modalités du mariage furent rapidement réglées. Deux mois plus tard, Béatrice de Cusance devenait princesse de Cantecroix et faisait au palais Granvelle, demeure de son vieil époux, une entrée fastueuse.

Jadis construite pour le magnifique cardinal Granvelle, c’était peut-être la plus belle demeure de Bruxelles et, du haut de cette splendeur, Madame de Cantecroix se mit à régner sur la ville.

Le bruit du mariage et celui des succès de la nouvelle princesse arrivèrent bientôt jusqu’à Nancy. Le duc Charles, oubliant ses propres torts pour ne songer qu’à reprendre ce qu’il considérait comme son bien, n’eut pas un instant d’hésitation : il sauta sur sa monture et galopa jusqu’à Bruxelles, où il arriva après une chevauchée forcenée.

Le palais Granvelle était illuminé. Le prince de Cantecroix y donnait un grand bal de carnaval, un bal masqué auquel, bien entendu, Charles et son escorte se hâtèrent de se rendre, après avoir pris la précaution de se munir de loups. Mais aucun masque n’était capable de dissimuler la beauté de la princesse, et Charles eut tôt fait de l’identifier.

Elle le reconnut aussi quand il s’inclina devant elle pour demander une danse, quoiqu’il se fût bien gardé de se découvrir. Et quand leurs mains se touchèrent, Béatrice comprit qu’elle n’était pas guérie, et même qu’elle aimait plus ardemment que jamais.

Pendant quelques instants, les deux amoureux purent se croire seuls au monde et s’abandonnèrent à ce merveilleux plaisir de danser ensemble, sans se douter que des yeux vigilants surveillaient leurs évolutions. Madame de Berghes n’avait eu besoin que d’une minute pour reconnaître, elle aussi, l’élégant personnage masqué. Il y avait trop longtemps qu’elle s’attendait à une visite de ce genre pour n’avoir pas veillé au grain et elle se promit de faire tout au monde pour éviter à son gendre l’inconfortable et ridicule situation de mari trompé.

Un avis discret, quelques ordres et, dès que les flambeaux du bal se furent éteints, le prince de Cantecroix fit avancer ses équipages. Emmenant Béatrice, fort mécontente et très lasse, il prit avec elle à grandes guides le chemin de la Franche-Comté, toujours en compagnie de sa belle-mère qui montrait pour le rôle de duègne des dispositions de plus en plus certaines.

Naturellement, ce départ brusque plongea Charles dans une belle fureur. Il n’y vit pas ce qu’il aurait dû y voir, c’est-à-dire un avertissement. Il avait retrouvé sa belle amie, il était plus épris que jamais et fermement décidé à ne plus rien laisser s’interposer entre eux.

Justement, la Franche-Comté était en guerre contre son vieil ennemi le roi de France. L’occasion était trop belle ! Charles courut, Charles galopa, vint mettre son épée et sa troupe au service des Comtois, libéra Dôle assiégée, s’y couvrit de gloire puis, tout fumant encore de la bataille, gagna Besançon à francs étriers et s’en vint jeter aux pieds de la princesse de Cantecroix une brassée de drapeaux fleurdelisés.

L’hommage était royal, mais un peu trop voyant. En fait, ce fut un beau scandale. Tout Besançon en jasa et, si le prince de Cantecroix voulut bien, eu égard à la jeunesse de son épouse, fermer les yeux, l’amoureux duc se heurta, chez Béatrice, à une résistance qu’il n’attendait pas. Selon Charles, le don des drapeaux aurait dû lui valoir, en retour, celui de la personne aimée. Il n’en fut rien.

— Je vous aime, lui dit la jeune femme, mais je suis mariée et je dois respecter le nom que je porte !

Deux ans plus tard, elle était seule à le porter. À Bruxelles, le prince de Cantecroix était mort de la peste qui avait ravagé la cité. Béatrice, qui y avait échappé par miracle en fuyant vers Belvoir, se retrouvait veuve.

Savoir sa bien-aimée libre (et follement riche de surcroît) plongea Charles IV dans de grands transports.

— Je serai libre, moi aussi ! se jura-t-il.

Pour commencer, il s’en alla trouver la duchesse Nicole pour lui demander de consentir à une annulation qu’il n’avait jusqu’à présent jamais réussi à obtenir. Mais là, il se heurta à un refus.

— La mort seule, répondit Nicole, peut rompre le lien qui nous unit. D’ailleurs, je vous aime, Charles, malgré votre indifférence, et je veux rester votre femme !

Alors ce fut la guerre. Une guerre assez sordide d’ailleurs car, pour se libérer, Charles mit en œuvre tous les moyens légaux ou à peu près légaux, n’osant tout de même pas porter la main sur Nicole.

Il commença par lui ôter toute participation au gouvernement de la Lorraine, au moyen d’un vieil édit du duc René II qu’un archiviste complaisant était allé déterrer on ne sait trop où. Ensuite, il intenta au confesseur de sa femme un procès en sorcellerie, envoya le malheureux au bûcher puis fit proclamer que, puisqu’un sorcier l’avait jadis baptisée (le confesseur avait en effet baptisé la duchesse), Nicole n’était pas chrétienne. De ce fait son mariage à lui, duc de Lorraine, avec une païenne, devait être considéré comme nul. D’ailleurs, désormais hors de l’Église, Nicole n’était plus personne et, afin de bien l’en persuader, l’aimable Charles eut l’impudence de lui adresser la lettre suivante :

« Vous voudrez bien considérer, Madame, que vous êtes morte et qu’en conséquence, rien ne m’empêche plus de me remarier. Charles. »

L’épître eut l’effet que l’on devine. Après avoir longtemps pleuré dans les bras de sa dame d’honneur, Louise de Preny, Nicole appela Rome à son secours tandis que Charles goûtait enfin auprès de Béatrice les joies de l’amour comblé et préparait son mariage.

C’était, à dire vrai, bien moins facile à réaliser qu’il ne l’avait d’abord imaginé. Il ne suffisait pas d’enterrer moralement la duchesse Nicole pour que l’évêque de Nancy, ou même n’importe quel autre prêtre, se montrât disposé à marier religieusement le duc et sa maîtresse. Mais, au nombre des complices habituels de ses escapades amoureuses, Charles comptait son médecin, Forget, homme habile, complètement dénué de scrupules et dont la fabrication de faux était le moindre talent. Forget se fit fort de marier son maître.

Un soir, il se présenta chez le vicaire de l’église Saint-Pierre de Besançon.

— Je vous apporte, lui dit-il, une lettre de votre curé, malade, comme vous le savez. Ce saint homme désire qu’en ses lieu et place, vous vous rendiez dans telle maison que je vous indiquerai pour y célébrer un mariage. Veuillez me suivre !

— À cette heure ? Mais il fait nuit noire !

— L’heure et la nuit ne font rien à la chose. Lisez plutôt la lettre de votre curé et vous verrez qu’il insiste vivement pour que la chose se fasse sans perdre une minute.

Le vicaire lut et relut la lettre. Il n’y avait aucun doute. C’étaient bien là l’écriture et la signature de son curé. Il prit son manteau et les objets indispensables.

— Je vous suis, Monsieur !

Par des chemins détournés, Forget conduisit le vicaire jusqu’à une maison des champs qui était la plus récente acquisition de Béatrice de Cantecroix. Là, le prêtre trouva d’abord un repas tout servi devant lequel Forget l’invita à s’installer. Il ne se fit pas prier car la gourmandise, et le médecin le savait bien, était son péché mignon.