— Va dire à ta maîtresse que je veux la voir ! Et sur l’heure ! lui ordonna Villarceaux. J’ai à lui dire des choses qui ne sauraient souffrir le moindre retard.
— Je vais prévenir la camériste de Mademoiselle, bafouilla le brave homme. Car à cette heure, il est probable que Mademoiselle soit couchée.
— Eh bien, elle se lèvera ! cria le marquis, décidément hors de lui.
Il se sentait d’humeur à défier la terre entière et tourmentait nerveusement la poignée de son épée, bien décidé à chercher une mauvaise querelle à son rival si rival il y avait ! Mais sa superbe tomba peu à peu et c’est assez timidement qu’il entra dans le fameux cabinet jaune où Ninon, vêtue d’une robe d’intérieur de velours bleu-vert toute garnie de précieuses dentelles, se tenait assise dans un fauteuil, l’air aussi peu aimable que possible. Le cœur de Villarceaux défaillit en constatant que les sourcils de la jeune femme étaient froncés et que ses beaux yeux brillaient de colère. Mais elle ne lui laissa pas le loisir de s’expliquer et l’apostropha durement dès qu’il eut franchi le seuil.
— Voulez-vous me dire, Monsieur, à quoi vous songez et ce qui vous permet de venir chez moi, en pleine nuit, faire tout ce scandale ? En vérité, si chacun de mes amis se permettait d’en faire autant, je n’aurais plus qu’à céder la place, car ce serait aussi bruyant que le carreau des Halles !
La vue de Ninon avait produit sur son amoureux l’effet habituel, d’autant plus qu’elle était toujours coiffée comme il l’avait vue dans l’après-midi et que rien ne dénotait, dans la maison, qu’elle fût en galante compagnie. Le ridicule de son entrée acheva d’ôter tout courage au malheureux. Il se résolut à plaider coupable et tomba à genoux.
— J’implore mon pardon, trop belle et trop cruelle amie. Depuis que je vous ai quittée, je n’ai pas cessé de regarder vos fenêtres. Vous m’aviez dit que vous étiez lasse, j’étais inquiet et…
— … et vous fûtes encore plus inquiet en pensant que je n’étais peut-être pas si lasse ! Par Dieu, marquis, l’étrange idée que vous avez eue de vous loger sous mon nez ! Vous me surveillez autant et plus qu’un confesseur ! Veuillez me dire ce qu’il y avait de si urgent et allez-vous-en !
— Je voulais vous dire que je vous aime… vous le redire plutôt car, sur ma vie, je ne fais plus que cela ! Mais vous, de votre côté, et par grâce, dites-moi pourquoi vous veillez si tard !
— Voilà qui est trop fort. Vous m’envahissez sous le prétexte que vous m’aimez et, au lieu de vous excuser, vous osez encore poser des questions ? En vérité, que ne me demandez-vous de visiter mon alcôve ?
— Cela, vous savez bien que c’est mon plus ardent désir !
— Et mon plus ardent désir, à moi, est que vous sortiez, Monsieur de Villarceaux ! Débarrassez-moi de votre présence, et dans l’instant, si vous ne voulez que j’appelle mes gens !
Ainsi durement congédié, le malheureux poussa un affreux soupir, se releva aussi péniblement que s’il eût eu quatre-vingts ans et se dirigea vers la porte. Il ne vit pas le demi-sourire qui passait, fugitif et moqueur, sur les lèvres de Ninon. Sur le seuil, il se retourna, balaya le sol des plumes de son chapeau.
— Demain, soupira-t-il à nouveau, je viendrai implorer encore mon pardon !
— Si je vous en donne la permission ! Bonsoir, marquis !
Il rentra chez lui désespéré, passa une mauvaise nuit et fit tant et si bien qu’au matin il avait de la fièvre, dut garder le lit et appeler son médecin. Le bruit courut aussitôt tout le Marais que Villarceaux se mourait d’amour pour la belle Ninon.
Celle-ci, pourtant, était loin d’être indifférente au charme du marquis. Elle l’était même si peu qu’elle s’épouvantait de le trouver si séduisant et de sentir son cœur battre plus vite quand il s’approchait d’elle. Pour la première fois, cette chasseresse avait peur de son gibier. Elle savait combien Villarceaux était aimé des femmes et, avec lui, elle craignait tout de bon de ne plus être la plus forte. Pour une femme qui a voué sa vie au plaisir, la passion est le pire ennemi car elle abat les forces, détrempe l’âme et centre tout sur l’être aimé. C’est pourquoi Ninon de Lenclos n’osait faire du beau marquis son amant !
Mais l’annonce de sa maladie la bouleversa. Elle crut d’abord à une feinte, rit bien haut en disant que Villarceaux avait dû prendre froid en sortant la nuit, d’autant plus que l’histoire de l’aiguière avait transpiré elle aussi. Il fallut la visite de sa meilleure amie, la très jeune Madame Scarron, pour la détromper.
Françoise d’Aubigné, qui venait d’épouser le poète Scarron, n’avait qu’un peu plus de dix-sept ans mais sa maturité était celle d’une femme faite. Née aux îles d’Amérique, sa beauté brune, chaude et veloutée l’avait fait surnommer la Belle Indienne. Tout Paris s’était étonné quand, quelques mois plus tôt, elle avait épousé Scarron, l’un des plus beaux esprits de la ville mais dont le corps perclus se tassait, plié en Z, dans un fauteuil roulant. Le couple était étrange mais le ménage, malgré une impécuniosité perpétuelle, semblait marcher. Ninon aimait beaucoup Madame Scarron et la considérait comme la plus sérieuse des femmes. Aussi, quand la belle Françoise vint lui dire que Villarceaux était très sérieusement malade, qu’il se mourait presque de désespoir de l’avoir offensée, Ninon sentit son cœur s’amollir et s’effrayer. La pensée que peut-être il allait mourir, loin d’elle et sans savoir à quel point elle l’aimait, l’affola.
Elle eut alors une idée de femme amoureuse, une idée charmante et qui la dépeignait tout entière. Elle coupa ses longs cheveux blond foncé, en fit un paquet et ordonna à sa chambrière d’aller porter le tout de l’autre côté de la rue. Il y avait, avec le paquet, un billet très court : « Guérissez ! Je vous aime ! »
Villarceaux était trop épris pour avoir garde de désobéir. Les mains noyées dans les boucles soyeuses qu’il portait continuellement à ses lèvres, il se hâta de chasser cette fièvre importune qui l’empêchait de courir aux pieds de celle qu’il adorait.
Quand, enfin, il la revit, ce fut pour la trouver plus belle, plus enivrante que jamais. De ses cheveux coupés elle avait fait une mode et, durant les mois qui suivirent, la coiffure « à la Ninon » fit fureur dans la société.
Dès qu’il avait pu mettre un pied devant l’autre, Villarceaux avait couru chez Ninon, et si chaude avait été la réunion des deux jeunes gens qu’au grand scandale de leurs amis, non seulement la porte de la jeune femme demeura close durant toute une grande semaine mais encore les volets de sa chambre ne s’ouvrirent pas.
Dans le Marais, la rumeur courut comme une traînée de poudre : Ninon, cette fois, devait être bien amoureuse pour braver à ce point le qu’en-dira-t-on et faire si bien table rase des convenances. Mais c’était Ninon, et il était des droits que l’on n’accordait qu’à elle. Simplement, ceux qui n’avaient pas su inspirer pareille passion soupirèrent de regret.
Ce fut bien pire quand, au bout de ladite semaine, on s’aperçut que Ninon quittait Paris. Au départ de la rue des Tournelles, ses bagages, chargés sur une grande voiture, suivirent à grand bruit le carrosse élégant dans lequel la jeune femme avait pris place avec son amant. Toute la rue, aux fenêtres, les regarda partir.
— Si ce n’était le plein jour, s’écria Ninon en riant et en se serrant contre Villarceaux, on pourrait s’imaginer que vous m’enlevez !
— Mais je vous enlève, mon cœur, et il faut bien que tous ces gens fassent leur deuil de votre grâce, car je ne suis pas à la veille de vous rendre la liberté !
Cette tendre déclaration qui eût fait bondir la Ninon d’avant-hier valut seulement un baiser au marquis. À dire vrai, la jeune femme était heureuse comme elle ne l’avait jamais été et ce n’était pas le moindre de ses étonnements. Elle qui n’aurait jamais imaginé pouvoir respirer à son aise loin des tilleuls de la place Royale, voilà qu’elle s’en allait vers la campagne, cette campagne qui lui semblait appartenir à une autre planète, et cela non seulement sans regret mais avec enthousiasme. Quelle chose était-ce donc qu’un amour capable de transformer aussi profondément une femme comme elle ?
Le château de Villarceaux, où le beau marquis emportait sa conquête, se trouvait (et se trouve encore) non loin d’un village du Vexin nommé Chaussy. C’était une vigoureuse construction, plus paysanne que vraiment élégante mais qui prenait une grâce infinie à mirer sa tour ronde dans le romantique étang.
Ninon et Louis enfouirent leur amour dans cette thébaïde et y oublièrent si bien le monde que le temps passa comme un jour.
Cependant, Paris n’oubliait pas Ninon. Il lui manquait quelque chose. Les dernières convulsions de la Fronde l’avaient bien occupée un moment mais, avec Ninon, la capitale avait perdu son astre le plus brillant et s’en plaignait. Dans les salons comme dans les lieux où soufflait le bel esprit, ses yeux vifs et sa langue spirituelle manquaient affreusement. Ses bonnes amies avaient évidemment trouvé la solution de cette énigme sentimentale.
— La voilà fidèle, disaient-elles. Elle doit vieillir !
Vieillir, Ninon ? Alors qu’elle était encore loin de quarante ans ! Il fallait pour cela ne pas la connaître. Certes non, elle ne vieillissait pas, et même, dans les bras de son beau marquis, elle ne s’était jamais sentie aussi jeune. Elle jouait à la châtelaine, vivait au grand air, se passait de fards et courait à cheval les champs et les bois. Cette plante de serre se métamorphosait comme par miracle en fleur des champs !
Cela dura trois ans ! Trois ans. Une éternité pour celle qui n’accordait jamais plus de trois mois ! Elle ne s’en rendait d’ailleurs même pas compte quand, au bout de ce laps de temps, un petit quatrain envoyé par son ami Saint-Évremond (qui, bien entendu, avait aussi été quelque peu son amant dans le passé) vint réveiller les vieux souvenirs et la nostalgie de Paris :
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