Lauzun, que le Roi avait fini par faire duc, montra un deuil si ostentatoire que Louis XIV, indigné, faillit bien le renvoyer à Pignerol. Il n’en fit rien finalement, et l’incorrigible séducteur se remaria peu après, épousant une jeune fille de quinze ans qui pensait être veuve rapidement mais dont il empoisonna encore l’existence pendant vingt longues années.

Le grand amour de Ninon de Lenclos

Jamais le marquis de Villarceaux n’avait passé une aussi mauvaise soirée ! Il était maintenant près de minuit et la maudite fenêtre qu’il contemplait depuis tantôt trois heures était toujours aussi brillamment éclairée ! C’était à devenir fou !

Cette fenêtre, sise au bel étage d’un hôtel de la rue des Tournelles, était celle de l’ensorcelante Ninon de Lenclos, dont Villarceaux était amoureux à s’en rendre malade. Elle était à la fois son étoile et le feu cruel qui lui dévorait le cœur.

Il y avait six bons mois que, chez le poète Scarron, il avait rencontré celle que l’on surnommait la reine de Paris et, depuis, il en avait oublié tous ses autres succès féminins. Ceux-ci, cependant, n’étaient pas minces car, aux environs de trente-cinq ans, Louis de Mornay, marquis de Villarceaux et capitaine de la meute de soixante-dix chiens courants de Sa Majesté le roi Louis XIV, n’avait pas rencontré beaucoup de cruelles. Grand, vigoureux, il avait un visage aux traits réguliers, des yeux tendres qui atténuaient l’air assez martial de sa figure. Élégant et riche, il aimait les femmes à la folie mais, le jour où il avait été admis à baiser la jolie main de Ninon, il avait oublié d’un coup qu’il en existait d’autres qu’elle au monde.

Dès le lendemain, il s’était rué au logis de la belle, rue des Tournelles, et avait commencé une cour en règle qui, à sa grande surprise, n’avait rien donné du tout. Ninon lui souriait, l’accueillait avec cette grâce qui n’était qu’à elle, mais répondait par un sourire doucement ironique à ses aveux les plus enflammés.

Pourtant, Ninon de Lenclos était loin d’être farouche. Elle était même très certainement, et de loin, la femme de France qui avait eu le plus d’amants. En cette année 1652, où elle atteignait son trente-deuxième printemps, elle n’était certainement plus capable de les compter car trois mois étaient le maximum de sa fidélité… et elle avait commencé ce joli jeu à dix-sept ans.

Fille d’un gentilhomme joyeux vivant et artiste, Anne de Lenclos, dite Ninon, s’était juré dès son plus jeune âge de ne vivre que pour son seul plaisir. Elle avait trop vu, autour d’elle, la condition peu enviable des femmes mariées, à peu près réduites en esclavage par leur époux, pour souhaiter pareil sort. Sa propre mère, pieuse et sèche personne qui cherchait dans la religion toutes les joies de son existence, n’était pas un modèle des plus réjouissants à suivre. Aussi, quand la mort de ses parents l’avait mise en possession d’une assez jolie fortune qui lui permettait de vivre sans soucis d’argent et dans une entière liberté, s’était-elle bien gardée d’aliéner cette indépendance toute neuve. Le souvenir de sa mère, la dévote, avait tout juste servi à lui inspirer cette étrange prière qu’elle se plaisait à adresser au Seigneur :

— Mon Dieu, faites de moi un honnête homme mais n’en faites jamais une honnête femme !

Et elle s’appliquait à remplir fort exactement ce programme. Cela lui était facile car elle était ravissante. Elle avait le teint blanc et uni, le visage du plus bel ovale éclairé par des yeux de velours, une peau délicate comme un pétale de fleur et, par-dessus tout cela, un corps admirable et les plus belles jambes du monde. Elle n’avait d’ailleurs pas que des avantages physiques et, réellement, sur cette charmante femme, la nature s’était plu à multiplier ses bienfaits. Très cultivée, elle jouait agréablement de divers instruments, chantait avec une jolie voix douce et possédait l’esprit le plus vif, le plus gai et le plus pénétrant qui soit.

Ainsi armée, Ninon de Lenclos ne pouvait manquer d’adorateurs. Ils vinrent en foule et, parmi eux, elle fit son choix, un choix qui n’était jamais inspiré par l’intérêt, mais par sa seule fantaisie. Le premier avait été un certain Monsieur de Saint-Étienne, mais elle lui donna bien vite nombre de successeurs parmi lesquels on nommait Messieurs de Miossens, de Châtillon, de Rambouillet, de Navailles, de Brancas, le chevalier de Méré, le cardinal de Richelieu lui-même, le marquis de Sévigné, pour lequel elle eut une brève passade et qui avait été tué en duel l’année précédente. D’autres encore, dont le plus célèbre était le Grand Condé. Elle acceptait volontiers les présents fastueux de tous ces hommes comme un hommage très naturel mais avait le rare talent de ne jamais se brouiller avec aucun d’eux. Sa fantaisie passée, elle savait à merveille adoucir leur amertume et les comptait ensuite parmi ses innombrables amis.

Voilà pourquoi Louis de Mornay ne comprenait pas pourquoi Ninon lui faisait attendre si longtemps une faveur qu’à d’autres elle accordait avec une si apparente facilité.

Ce soir-là, il avait passé quelques moments avec elle dans son fameux cabinet jaune où se pressait une foule d’amis. Il s’était montré plus empressé que jamais et, profitant d’un instant d’aparté, il l’avait suppliée de le laisser revenir plus tard, quand tout le monde serait parti. Hélas, comme d’habitude, Ninon avait hoché la tête en souriant.

— Ne savez-vous donc pas vous contenter de ce que l’on vous donne ?

— Vous savez bien que non ! Je vous en supplie, laissez-moi revenir, si ce n’est par amour, que ce soit au moins par pitié.

— Par pitié ? Le vilain mot ! Et comme il vous va mal, marquis ! Non, ce soir je ne veux pas vous voir.

— Pourquoi donc ?

— Parce que je suis lasse et que j’ai fantaisie de me reposer. À votre tour de m’accorder… par pitié, puisque cela vous plaît, une soirée de tranquillité.

— Demain alors ?

— Demain est si loin ! Qui peut savoir où nous serons demain !

Elle l’avait congédié sur ce mot peu encourageant mais avec un sourire qui eût damné bien moins amoureux que notre marquis. Il était rentré chez lui, dans cette maison qu’il avait louée juste en face de celle de Ninon pour être sans cesse auprès d’elle, et il s’était posté dans sa chambre d’où la vue sur les fenêtres de la belle était la meilleure. D’abord, il avait songé à se coucher pour en finir plus vite avec cette nuit mais il était trop nerveux. Il se mit à arpenter la pièce, les mains derrière le dos, renonçant même à se nourrir. Il avait guetté le départ du dernier carrosse et ensuite, son regard s’était fixé une bonne fois sur les fenêtres de la chambre de Ninon. Il ne voulait pas aller se coucher avant de les avoir vues s’éteindre. Or, il y avait maintenant quatre bonnes heures qu’elles illuminaient la rue comme un joyeux petit phare, ne suggérant aucunement l’idée du repos.

Le guetteur devenait fébrile mais, à force de se torturer l’esprit pour tenter de deviner ce qui pouvait retenir si tard une femme si lasse, une idée affreuse lui vint : Ninon avait dit qu’elle avait besoin de repos. Et si elle était souffrante ? Son imagination la lui montra aussitôt étendue, dolente, dans son grand lit, les yeux clos, les tempes moites, recevant les soins affolés de sa camériste. Peut-être un médecin avait-il été appelé ? Il faisait si noir dans la rue, à la hauteur de la porte cochère, qu’on ne pouvait voir qui entrait ou sortait. À cette pensée, le sang de Villarceaux ne fit qu’un tour. Il se pendit à une sonnette, faisant accourir un valet aux yeux gros de sommeil.

— Cours chez Mademoiselle de Lenclos ! lui ordonna le marquis. Tu offriras mes civilités et mes excuses et tu demanderas si elle est souffrante, si elle a besoin de secours et si… enfin, tu verras bien !

Le valet partit en courant. Quelques minutes plus tard, il était de retour. Non, Mademoiselle de Lenclos n’était pas souffrante, elle se portait même à merveille et ne pouvait imaginer ce qui avait poussé Monsieur le marquis à croire qu’elle était malade. Elle ne l’en remerciait pas moins de sa sollicitude.

D’un geste, le pauvre amoureux congédia son valet et reprit sa faction à la fenêtre. La lumière brillait toujours, si claire et si vive qu’il lui parut même qu’elle y mettait maintenant quelque insolence, une manière de défi. Peu à peu, la crainte fit place à la colère. La belle Ninon s’était jouée de lui. Elle n’était pas le moins du monde fatiguée. Simplement, elle voulait être seule… seule pour écrire à quelque galant ou même, qui pouvait savoir avec les femmes de cette sorte, pour en recevoir un ! Qui était l’heureux mortel en faveur ces jours-ci ? À vrai dire, Villarceaux n’en savait trop rien. On chuchotait bien qu’il s’agissait du maréchal d’Estrées mais avec Ninon, rien n’était absolument sûr. Elle mettait de la discrétion et une certaine élégance dans ses amours.

Cette fois, l’imagination fertile du marquis lui montra une scène d’un tout autre genre. Ninon y occupait toujours son grand lit mais elle n’inspirait nullement la pitié car elle n’y était pas seule. Villarceaux crut même l’entendre rire, et c’était de lui, de sa mine déconfite quand il était parti, tout à l’heure, que la cruelle riait avec son amant… Pour le coup, le sang de Louis s’enflamma. Il fallait qu’il en eût le cœur net !

Sans même regarder ce qu’il faisait, il s’élança, tendant la main vers la table où tout à l’heure il avait jeté son feutre garni de plumes, empoigna quelque chose qu’il enfonça violemment sur sa tête et poussa un cri de rage. Dans sa hâte, il avait empoigné une aiguière d’argent, voisine dudit chapeau, et se l’était enfoncée jusqu’aux sourcils !

Fou de colère, il lui fallut bien sonner pour que son valet vînt le débarrasser de ce couvre-chef inattendu qu’il ne parvenait pas à ôter tout seul. Quand il fut délivré, après quelques efforts, il avait mal à la tête et sa fureur avait décuplé. Il bondit de l’autre côté de la rue et carillonna à la sonnette de Ninon jusqu’à ce que le portier vînt ouvrir, tout effaré, pensant sans doute qu’il y avait le feu.