— Certes, fit Lauzun, qui était fermement décidé à jouer les imbéciles et à ne pas comprendre un traître mot de ce que la princesse voulait lui dire. Mais dans ce cas, pourquoi vous marier ? N’êtes-vous pas heureuse ? Vous possédez, et au centuple, tout ce que les femmes les plus difficiles cherchent en vain.
Étant tout ce qu’on voulait sauf stupide, le fin renard avait compris depuis longtemps quel trouble il déchaînait dans le cœur de Mademoiselle et, d’abord ébloui de sa conquête autant qu’inquiet, il en était venu lui aussi à réfléchir : devenir le cousin du Roi et l’homme le plus riche d’Europe, c’était une fantastique gageure qui après tout n’était peut-être pas si impossible à relever qu’il y paraissait à première vue. C’était en tout cas un coup de maître qui demandait, pour réussir, un extraordinaire doigté. Il fallait donc agir avec la plus extrême circonspection : la plus petite faute, et tout s’écroulait. Voilà pourquoi Lauzun jouait si consciencieusement la naïveté alors que sous son habit bleu et argent le cœur lui battait de voir ses ambitieux projets en si bon chemin.
Mais Mademoiselle, désolée de se heurter à une telle incompréhension, décida de faire un pas de plus.
— Je veux bien admettre que vous ayez raison, dit-elle enfin. Mais lorsque l’on a mon âge, on songe à sa succession. Pourquoi donc, alors, ne pas prendre auprès de soi quelqu’un à qui il serait doux de laisser tout ce que l’on possède au lieu de regarder pendant de longues années les figures envieuses des héritiers légaux ? Je pense, moi, que le Roi – qui me veut du bien – ne serait pas opposé à ce que je fasse choix de l’un de ses gentilshommes, un seigneur de grand mérite et de bonne naissance, bien sûr, à qui, sans déchoir, je pourrais donner ma main.
Du coup, le cœur de Lauzun manqua un battement. Il ne pensait pas en être déjà arrivé là et c’était trop beau en vérité. Mais les choses allaient peut-être un peu trop vite, justement, et, prenant sur lui pour ne pas montrer sa joie, il répondit avec une mélancolie si bien jouée qu’elle touchait au grand art.
— Ce serait un beau projet, digne en tout point du grand cœur d’une grande princesse mais, à mon grand regret je ne vois pas auprès du Roi de gentilhomme dont la naissance, les inclinations, le mérite ou la vertu soient assez grands pour répondre à tout ce que Votre Altesse est prête à faire pour lui. Songez qu’il deviendrait prince du sang, duc de Montpensier et d’une foule d’autres terres. C’est impossible.
Les yeux soudain illuminés, Mademoiselle ouvrait déjà la bouche pour donner une réponse qui aurait pu être fort explicite mais, à cet instant précis, la Reine, sortant de ses appartements, vint mettre un terme à cette passionnante conversation. Lauzun salua alors, disant qu’il aurait trop à dire sur un sujet aussi important et qu’il valait mieux remettre à un jour prochain la suite de l’entretien.
Mademoiselle n’en dormit pas de la nuit et dès le lendemain, après le dîner de la Reine, elle rechercha Lauzun, qu’elle trouva sombre et amer. Comme elle lui en demandait la raison, il répondit assez brusquement qu’il avait fait maintes réflexions sur l’intérêt qu’aurait Mademoiselle à prendre un époux.
— Évidemment, lui dit-il sans trop de galanterie, lorsque l’on est à votre âge, il faut se faire ou religieuse ou dévote, ou bien, habillée modestement, n’aller à rien sauf à l’Opéra une fois par hasard, à vêpres, au sermon, au salut, aux assemblées de pauvres et aux hôpitaux. Mariée, au contraire, on peut à tous les âges aller partout, on est habillée comme les autres pour plaire à son mari. Mais ce mari, pour vous, me paraît une chose bien difficile à trouver. S’il allait vous rendre malheureuse, j’aurais pris là en vous conseillant une lourde responsabilité.
Ce ton bourru ravit Mademoiselle plus encore que les amabilités de la veille car elle y vit la marque d’un tendre intérêt. Elle aurait bien voulu, à cet instant, pouvoir dire nettement au bien-aimé qu’il était l’élu de son cœur, mais elle avait en face de lui de vraies timidités de jeune fille.
Si seulement il voulait bien l’aider un peu. Ne fût-ce qu’en prenant, si peu que ce soit, le ton et les manières d’un amoureux et, surtout, laisser de côté cet encombrant respect, ce respect hors de saison dont, en vérité, la pauvre amoureuse n’avait que faire et qui l’agaçait prodigieusement !
Une si longue attente
Le jeu à la fois habile et cruel qu’avait entrepris Lauzun se poursuivit durant plusieurs mois. Le jeune démon jouait les coquettes.
Tour à tour aimable, presque tendre, puis tout à coup sombre et sentencieux comme un vieux grimoire, il semblait vouloir cacher quelque plaie secrète, mettant l’amoureuse princesse au supplice. En fait, il agissait en pêcheur adroit qui, sachant tenir au bout de sa ligne une belle pièce, la fatigue longuement pour user sa résistance et l’amener enfin à la berge, mais, bien sûr, en ménageant autant que possible ses propres forces pour vaincre sans peine ses derniers sursauts. Et ce qu’il cherchait à obtenir de Mademoiselle, c’était qu’elle trouvât suffisamment de force dans son amour pour oser l’imposer à tous, même au Roi.
Sa tactique était, en vérité, d’une extrême habileté. Il avait certaine façon de regarder longuement la princesse à la dérobée, certains soupirs artistement contenus qui entretenaient savamment l’émoi dans ce cœur de vieille fille. Et Mademoiselle, à peu près persuadée que son amour était payé de retour, pensait que la retenue de son amoureux était uniquement motivée par l’immense distance qui le séparait d’elle. Comment un simple gentilhomme pourrait-il seulement oser parler d’amour à une princesse du sang ?
Aussi, au cours de ses insomnies, qui devenaient de plus en plus fréquentes, Mademoiselle discutait interminablement avec elle-même.
C’est à moi de parler, se répétait-elle, à moi de faire le premier pas. Mais comment puis-je m’y résoudre ? Je ne suis pas n’importe quelle jouvencelle issue de n’importe où : je suis princesse et je dois choisir, dire ma préférence… mais c’est si difficile. Pourquoi ne le comprend-il pas ? Pourquoi ne m’aide-t-il pas ? Si au moins il me laissait entendre qu’il m’aime, tout serait tellement plus simple. En vérité, c’est une affreuse condition que celle des personnes de trop haute naissance.
Ces angoisses incessantes avaient au moins un avantage certain : elles coupaient à Mademoiselle son appétit, qu’elle avait très bourbonien. Du coup, elle maigrissait et devenait presque jolie.
De guerre lasse, un soir de novembre, la pauvre prit enfin son courage à deux mains. Alors qu’elle bavardait avec Lauzun dans un salon du château de Saint-Germain, elle posa par jeu son doigt sur une glace qu’elle avait embuée de son souffle, faillit écrire l’aveu qui la brûlait… et finalement ne le fit pas, s’éloigna de quelques pas et se traita de sotte. Allait-elle encore tergiverser longtemps ? N’avait-elle pas mûrement pesé sa décision ? Pourquoi attendre davantage ?
Alors, griffonnant fiévreusement deux mots sur un petit papier qu’elle plia étroitement, elle revint trouver son soupirant.
— Tenez, lui dit-elle. Prenez, mais surtout n’ouvrez pas. Promettez-moi de ne lire ce qu’il y a ici qu’une fois rentré chez vous.
— Je ne demande qu’à vous plaire, dit Lauzun en s’inclinant. Je ne lirai ceci qu’une fois rentré au logis.
Il n’allait pas tenir réellement parole car, à peine hors de vue de Mademoiselle, il ouvrit le message qui lui brûlait la poche. Qu’allait-il découvrir ?
Si brave qu’il fût, le cœur lui battait tandis qu’il dépliait le papier aussi lentement que s’il eût contenu une bombe. Mais à peine y eut-il jeté les yeux que ses traits se détendirent en même temps que sa poitrine laissait échapper un énorme soupir.
Mademoiselle avait écrit simplement : « C’est vous. »
Lauzun avait gagné.
Le dimanche suivant, il faisait très froid dans la chapelle royale, mais si Mademoiselle y tremblait comme une feuille sous ses fourrures et l’épaisseur de ses robes somptueuses, c’était moins à cause de la température qu’en raison de son angoisse : elle attendait le moment de rejoindre Lauzun qu’elle n’avait pas revu depuis qu’elle lui avait remis son message. Jamais service divin ne lui était apparu si mortellement long, jamais prédicateur ne l’avait ennuyée à ce point.
Quand, enfin, elle put rejoindre son ami, la voix lui manqua et elle put tout juste murmurer :
— Je suis transie.
— Je le suis encore bien plus que vous de ce que j’ai lu, grimaça Lauzun. Ce n’est pas bien de railler ainsi le dévouement d’un fidèle. Je vous aurais cru plus de cœur. Vous vous êtes moquée de moi.
— Moi ?
— Vous. Comment pourrais-je croire un seul instant que vous m’ayez choisi, moi qui, de tous, suis le plus indigne !
— Allons donc ! Vous avez tout ce qu’il faut pour faire le plus grand seigneur du royaume, et je vous veux tous les biens du monde.
— Par pitié ! Je serais désespéré si vous aviez pris de l’amour pour moi, parce que j’ai un si affreux caractère et que, malgré tous les sentiments que je vous porte, vous ne sauriez être heureuse avec moi.
Les sentiments qu’il lui portait ? Mais c’était l’aveu si longtemps attendu ! Enfin, enfin Lauzun avouait qu’il l’aimait.
Transportée de bonheur, Mademoiselle oublia toute retenue.
— C’est vous que je veux, et nul autre ! s’écria-t-elle, et je ferai d’ici peu part au Roi de mon choix.
C’était là langage de princesse auquel nul n’avait le droit de résister. Mademoiselle avait dit « Je veux ». Lauzun s’inclina avec le frémissement de joie que l’on devine.
Au soir du 8 décembre, Mademoiselle demeura tard au coucher de la Reine. Le Roi allait venir et elle voulait lui parler, en dépit des allusions de Marie-Thérèse qui, ne comprenant rien à cette espèce d’occupation de sa chambre par sa cousine, faisait tous ses efforts pour l’envoyer se coucher.
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