Mademoiselle épouse Lauzun
Le plus ahurissant des mariages d’amour princiers
Un cœur de vieille fille
Mademoiselle avait la fièvre en plein mois de juillet et ne savait même pas pourquoi. Mademoiselle, avec un grand M et sans autre appellation, autrement dit la princesse Anne-Marie-Louise d’Orléans, duchesse de Montpensier, duchesse de Dombes, comtesse d’Eu et d’une foule d’autres terres qui faisaient d’elle très certainement la femme la plus riche d’Europe. Mademoiselle, fille de feu Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, et par conséquent princesse du sang et cousine germaine du jeune roi Louis XIV. Une fièvre de Mademoiselle ne pouvait donc être une fièvre ordinaire, et il y fallait chercher une raison des plus singulières, d’autant qu’à quarante-trois ans, solide comme un lansquenet et charpentée en proportion, la princesse n’était plus guère en situation de jouer les frêles créatures sujettes aux vapeurs.
Or, il y avait trois grands jours que ce mal mystérieux la tenait, exactement depuis ce beau 29 juillet 1669 où, avec toute la Cour, elle avait assisté à la remise du bâton de commandement de la Ire Compagnie des Gardes du Corps au séduisant, aimable, insolent et insupportable Antonin Nompar de Caumont, marquis de Puyguilhem, comte de Lauzun.
Ce n’était pas la première fois, tant s’en fallait, que Mademoiselle voyait Lauzun : le jeune homme faisait depuis trop longtemps partie de la Cour et de l’entourage immédiat du Roi pour qu’il en allât autrement mais ce jour-là, il y avait eu quelque chose de changé. Était-ce la chaleur du jour, la beauté du spectacle, le parfum des fleurs ou l’élégance suprême du magnifique costume bleu et argent revêtu pour la première fois par le récipiendaire, toujours est-il que la sensible princesse était sortie de la cérémonie toute rêveuse et que, depuis, elle se sentait tout à fait incapable de mettre de l’ordre dans ses pensées. Aussi avait-elle choisi de se mettre au lit mais, comme son étrange état d’esprit lui interdisait le sommeil, elle n’y faisait que se tourner et se retourner dans tous les sens sans parvenir à trouver une position vraiment confortable.
Naturellement, elle avait condamné sa porte, se sentant bien incapable de recevoir qui que ce fût et de faire la conversation. Pourtant, ce troisième jour, lasse de sa propre compagnie et de ses questions sans réponse, Mademoiselle leva l’interdit en faveur de l’une de ses meilleures amies, l’aimable et spirituelle marquise de Sévigné, dont elle appréciait particulièrement le bon sens et l’esprit vif.
En entrant dans la chambre princière, la marquise, qui avait aussi la dent dure, eut du mal à retenir un sourire au spectacle de la princesse soutenue par une montagne d’oreillers en désordre et tout enveloppée de mousselines virginales qui eussent bien mieux convenu à une nymphe ou à une frêle jeune fille qu’à cette solide quadragénaire dont le visage, orné du grand nez des Bourbons et quelque peu gâté par des traces de petite vérole, ne suggérait nullement les alanguissements éthérés. Enfin, pour une malade, Mademoiselle avait fort bonne mine, et les profonds soupirs qui soulevaient continuellement sa poitrine généreuse laissèrent aussitôt supposer à cette observatrice avertie que le mal dont souffrait la princesse était d’ordre moral.
Sûre désormais d’évoluer sur un terrain où elle se sentait parfaitement à l’aise, Madame de Sévigné accepta le siège qu’on lui indiquait d’une main languissante et demanda d’une voix infiniment douce :
— Ce grand mal dont je la vois affligée tient-il Votre Altesse depuis longtemps ?
Nouveau soupir.
— Trois jours, ma bonne ! Trois grands jours ! Je ne sais en vérité ce que j’ai. Cela m’a prise à cette revue de l’autre jour où le Roi a remis le bâton à Monsieur de…
Brusquement, Mademoiselle venait de s’interrompre, tandis que son visage tournait à la glorieuse pourpre. Mais la marquise était renseignée, et ce fut d’une voix paisible, tout unie, qu’elle acheva la phrase interrompue.
— À Monsieur de Lauzun, je crois ?
— Oui, à… Il faisait si chaud ! J’ai dû prendre quelque vapeur.
La voix tremblante et les paupières battantes achevèrent de renseigner la visiteuse sur la réalité du mal dont souffrait son amie : Mademoiselle était amoureuse, tout bêtement amoureuse ! Et pis encore : elle était amoureuse de ce mauvais sujet de Lauzun, un petit bonhomme blondasse au grand nez rouge qui, à défaut d’être beau, possédait plus d’allure et de charme que le Roi, plus d’esprit que le Diable, plus d’ambition que la Cour tout entière et plus de méchanceté qu’une couvée de serpents à sonnette. Avec cela, noble comme un Montmorency et brave à lui tout seul comme tous les chevaliers de la Table ronde. Enfin, tel qu’il était, Lauzun avait alors trente-sept ans et les deux tiers des dames de la Cour en étaient folles.
Autant dire que ses affaires de cœur ne se comptaient plus. Elles lui avaient d’ailleurs valu de sérieux ennuis. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’une bonne fille, naïve malgré sa grandeur, comme Mademoiselle, se fût toquée de ce Don Juan pour l’avoir simplement vu parader à cheval à la tête d’une compagnie de gardes du corps.
Sûre de son fait, Madame de Sévigné laissa percer son diagnostic :
— Si j’étais Mademoiselle, j’interrogerais mon cœur. Il est bien souvent cause de grands maux.
La « malade » ouvrit de grands yeux.
— Le cœur ? Vous croyez, ma chère ?
— J’en jurerais !
Forte d’un avis aussi autorisé, Mademoiselle osa alors regarder la vérité en face et s’avouer à elle-même ce qui lui arrivait : elle aimait Monsieur de Lauzun, et c’était évidemment ce sentiment tellement inattendu qui perturbait son existence jusque-là assez bien ordonnée, du moins depuis pas mal d’années.
Une fois renseignée sur elle-même, dans les semaines qui suivirent, la princesse se laissa aller à se comporter comme une pensionnaire : elle guettait sans cesse l’objet de sa flamme, cherchait toutes les occasions de l’approcher, de lui parler et d’essayer de lui faire comprendre qu’elle l’aimait. De son côté, Lauzun, rusé comme un démon, n’avait guère eu de peine à deviner le secret de la noble vieille fille, mais se fût fait couper en morceaux plutôt qu’avoir l’air de comprendre ses allusions les plus transparentes aux sentiments qu’elle lui portait. Non qu’il ne fût immensément fier d’avoir séduit une princesse du sang mais il tenait essentiellement à la faveur de son Roi et savait Louis XIV assez à cheval sur les principes pour tout ce qui touchait sa famille.
Jamais Mademoiselle n’eût pu imaginer que Lauzun, le subtil et spirituel Lauzun, pût être à ce point bouché, mais son amour s’attisa encore de ce qu’elle prenait pour une trop grande modestie et peu à peu, elle en vint tout doucement à se demander quel effet produirait une éventuelle décision de l’épouser.
Évidemment, cela ne pourrait se faire aisément car il n’était, malgré tout, qu’un simple gentilhomme alors qu’elle était l’une des plus grandes princesses de la chrétienté, et surtout la plus riche. Et puis, comment s’y prendre pour amener l’heureux élu à oser lui faire la cour ouvertement ?
Ce n’était pourtant pas que l’impétueux Gascon manquât d’audace. N’avait-il pas osé, un soir, se glisser sous le lit de la marquise de Montespan, l’éclatante maîtresse du Roi, pour écouter le rapport que, sur l’oreiller, elle ferait à son sujet à son royal amant ? On disait même que, furieux de ce qu’il avait entendu, il avait été jusqu’à administrer à l’altière favorite une vigoureuse raclée. Mais tout de même, entre battre une maîtresse royale et briguer la main d’une fille de France, il y avait un monde, une distance que Lauzun ne franchirait jamais.
Aussi, après bien des songeries solitaires, Mademoiselle, plus attachée que jamais à son projet matrimonial, en vint à penser que c’était à elle de faire les premiers pas, sinon personne ne les ferait jamais.
Pour y arriver, elle employa un moyen détourné qu’elle jugea fort subtil. Il était alors question de la marier au prince Charles de Lorraine – à qui, d’ailleurs, n’avait-il pas été question de la marier ? Depuis l’empereur jusqu’au cardinal infant, tous les princes d’Europe avaient plus ou moins ouvertement brigué sa main et sa fortune. Mais puisque le Lorrain était alors en cause, Mademoiselle entreprit d’interroger Lauzun sur ce mariage-là.
Un matin de mars 1670, à Saint-Germain, Mademoiselle, qui sortait de chez la reine Marie-Thérèse, se trouva nez à nez avec Lauzun, superbe dans son uniforme de capitaine des Gardes. Tellement superbe que le cœur battit plus fort à la sensible princesse qui, émue par cette belle mine, trouva à son bien-aimé un air d’« empereur du monde ». Mais elle surmonta cette faiblesse et aborda ledit bien-aimé.
— Vous m’avez, lui dit-elle, témoigné depuis quelque temps tant d’amitié que cela me donne en vous la dernière confiance et que je ne veux plus rien faire sans votre avis.
— C’est beaucoup d’honneur que me fait Mademoiselle ! Croyez donc à votre tour que je vous en ai la dernière reconnaissance et que je mettrai tout mon cœur à servir Votre Altesse Royale de mon mieux.
— Je vous rends grâce. Vous savez sans doute que, depuis quelque temps, on prête au Roi l’intention de donner ma main au prince Charles de Lorraine. Cela est fort bon mais je pense, moi, que quand on a de la raison on doit rechercher d’abord le bonheur de la vie. Or, un tel bonheur ne saurait se rencontrer avec un homme que l’on ne connaît point alors qu’auprès d’un homme pour qui l’on éprouve une profonde estime, le bonheur doit être chose aisée ? Ne croyez-vous pas ?
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