Cette fois, Madame de Saint-Géran n’était plus en état de discuter. Les douleurs se succédaient à un rythme rapide et elle trouvait un certain réconfort à laisser une autre se charger de tout. La souffrance qui déchirait son corps suffisait à l’occuper.
Cependant, dans une pièce voisine de sa chambre, Guillaume, averti par Madame de X, attendait la naissance. On avait en effet décidé que dès la venue de l’enfant, Guillaume irait avertir le maître de la naissance de l’héritier, à condition que ce fût un fils. Si c’était une fille, un simple valet suffirait, et il serait toujours temps d’en expédier un.
Soudain, une douleur inouïe, infiniment plus violente que les autres, arracha un long gémissement à la comtesse. Penchée sur elle, Madame de X s’arma d’une bougie et s’aperçut que l’enfant venait de naître. Au cri de la mère répondit son cri à elle :
— Mon Dieu !
Mais elle n’eut pas à donner d’autre explication car, sous l’assaut de la souffrance, Madame de Saint-Géran s’était évanouie.
Quelques minutes plus tard, Guillaume quittait le château à cheval et s’enfonçait dans la nuit à bride abattue, se dirigeant vers le sud.
Ainsi, l’héritier était né ! Pourtant, tandis que les femmes, enfin appelées, s’empressaient auprès de leur maîtresse, aucun signe de joie n’éclatait au château. Les voix demeuraient feutrées et, chose plus étrange encore, on ne voyait sur les visages que tristesse et crainte. On chuchotait :
— Mon Dieu ! Que va-t-elle dire quand elle saura ?
— Pauvre Madame ! Elle était si heureuse. Cela peut la tuer ! Elle ne méritait pas cette punition.
Peu à peu, Madame de Saint-Géran reprenait ses sens. En ouvrant les yeux, son premier regard tomba sur Madame de X, debout auprès de son lit, mais si grave et si sombre que tout de suite, elle eut peur.
— L’enfant… est-ce qu’il est… ?
— Non, ma sœur. Par malheur, il vit, et c’est un garçon.
— Par malheur ! Ma sœur, que voulez-vous dire ?
Madame de X s’assit sur le lit et prit dans ses mains la main pâle de sa belle-sœur.
— Louise, dit-elle doucement, il va vous falloir beaucoup de courage. L’enfant vit, mais il ne vous sera pas possible de le garder auprès de vous et de l’élever normalement. Il faut… oui, il faut le cacher.
— Mais pourquoi ?
— Parce qu’il n’est pas normal. C’est… c’est un monstre.
La comtesse, qui s’était redressée, vacilla et retomba dans ses oreillers, si blanche tout à coup que Madame de X la crut mourante. Mais il y avait dans cette femme frêle et douce une immense énergie. Bientôt, elle rouvrit les yeux.
— Je veux le voir ! déclara-t-elle. Montrez-le-moi.
— Non, Louise, cela vous frapperait trop. Guillaume va se charger de l’enfant.
— J’ai dit que je voulais le voir.
Madame de X se leva.
— C’est bien, je vais vous l’apporter.
Elle alla chercher, dans la pièce voisine, un paquet enveloppé de langes et de fines lingeries et, se penchant, souleva, pour le montrer à sa belle-sœur, le voile qui couvrait le visage du bébé.
Mais à peine la pauvre mère y eut-elle jeté un regard qu’avec un cri affreux elle s’évanouit de nouveau. Elle avait entrevu, sous les dentelles, une face noire couverte de poils et qui n’avait rien d’humain. Vivement, Madame de X remporta le bébé avant de venir donner de nouveaux soins à sa belle-sœur.
Quand celle-ci revint à elle, ce fut, bien sûr, pour sombrer dans un affreux désespoir.
— Mon époux, sanglotait-elle, mon pauvre époux ! Que dira-t-il quand il saura ? Il va me détester.
Le choc fut bien entendu presque aussi rude pour le maréchal que pour sa femme. Mais quand il revint enfin au château, il s’efforça d’atténuer sa peine pour ne pas aggraver celle de la pauvre femme qui, de ce coup avait bien failli devenir folle. Et la vie reprit comme par le passé sur le beau domaine où désormais plus personne ne disputerait ses espoirs au jeune Agénor. L’enfant monstrueux avait été, d’après Madame de X, confié à Guillaume qui, avant de partir rejoindre le maréchal, l’avait conduit dans un endroit sûr et connu de lui seul. On s’efforça d’oublier et de faire oublier à la pauvre mère ce drame épouvantable. Il y eut à nouveau des chasses, des visites, des réceptions. Madame de X avait regagné sa demeure et revenait de temps en temps comme autrefois mais il y avait quelque chose de changé entre les deux époux, chacun des deux se demandant à quelle terrible hérédité ils avaient dû leur malheur.
Quelques années s’écoulèrent. De nouvelles saisons passèrent sur les tourelles du château de Saint-Géran et, un beau jour, Guillaume fit ses adieux à ses maîtres. Il venait d’hériter d’une vieille parente une jolie maison à Moulins et un petit bien qui lui permettrait de vivre désormais en libre bourgeois. Guillemette allait enfin changer de condition.
La jeune fille – elle avait maintenant seize ans –, se montra cependant désolée de quitter le château. Elle aimait de plus en plus sa maîtresse et s’était efforcée, durant tout ce temps, de la consoler et de l’aider à surmonter son affreuse douleur.
— Je voudrais tant rester avec vous ! gémit-elle en la quittant.
— Tu viendras me voir de temps en temps. Moulins n’est pas si loin. Et puis tu es presque une demoiselle. Tu trouveras un bon mari. Tu verras que tu me regretteras moins que tu ne l’imagines.
Et Guillemette partit.
Les premiers temps, certes, elle trouva plaisir à vivre dans sa jolie maison, à être servie par une domestique, à porter des robes qui ne sentaient plus le servage et qui avaient été faites pour elle. Mais elle découvrit bientôt qu’elle était plus prisonnière qu’autre chose.
Son père semblait avoir soudain conçu pour elle une ambition démesurée. Il ne voulait la voir fréquenter que des gens bien nés, qui, bien entendu, ne se pressaient pas d’entrer en relation avec l’ancien intendant. Il craignait comme le feu de voir sa fille s’éprendre d’un garçon de petite condition et bientôt, la pauvre enfant n’eut plus d’autres distractions que l’église, la tapisserie et le soin de la maison. Elle n’avait même pas la permission d’accompagner son père dans le voyage que, chaque mois, il effectuait dans la montagne d’Auvergne. Il y voyait, disait-il, des cousins qui avaient besoin de lui mais qui n’étaient pas, et de loin, le genre de relations qu’il souhaitait voir à sa fille. Le temps vint où Guillemette regretta le château, le parc et le doux sourire de la comtesse. Elle avait maintenant vingt-cinq ans et voyait se dessiner devant elle une vie morose de vieille fille solitaire quand son père l’aurait quittée.
Et puis, brusquement, Guillaume prit froid et tomba malade. En un rien de temps, il se trouva aux portes de la mort et comprit que les heures lui étaient désormais comptées. Alors, un soir, il pria Guillemette de se rendre à Saint-Géran et d’en ramener la comtesse. Guillemette crut d’abord à une fantaisie de malade.
— J’irai demain, mon père. Pourquoi déranger Madame la comtesse si tard ? Le chemin est long.
— Beaucoup trop long ! Voilà pourquoi tu dois partir immédiatement et la supplier de venir à mon chevet ! J’essaierai de l’attendre car je ne veux pas mourir sans lui avoir parlé ! Cela… cela m’étouffe, maintenant.
— Quoi, mon père ?
— Je n’ai pas à te répondre ! Va la chercher, te dis-je, et fais diligence si tu ne veux pas que ton père soit damné à jamais ! Va.
Épouvantée, Guillemette alla seller un cheval et, confiant son père à une voisine, s’élança courageusement sur la route. Au matin, elle revenait avec Madame de Saint-Géran. Guillaume vivait encore.
— Madame la comtesse, balbutia-t-il. J’ai grandement péché contre vous et je voudrais votre pardon. L’enfant… l’enfant que vous avez mis au monde était un beau garçon tout à fait normal. Pas un monstre !
Et le malheureux dit tout. Il avoua comment, dans le but de faire de sa fille une vraie demoiselle, il avait accepté la proposition de Madame de X. Celle-ci lui avait promis une grosse somme d’argent s’il la servait fidèlement. Dès la naissance de l’enfant, il l’avait emmené chez des cousins à lui, à Cherac-sur-Morge, près de Riom, où il avait été élevé.
— Mais, fit la comtesse, éperdue, j’ai vu, de mes yeux vu, cet enfant monstrueux.
— Non ! Madame de X est trop maligne pour vous, Madame la comtesse. Vous avez vu un petit chien noir qu’elle avait entortillé dans les langes et les dentelles destinés au bébé. Mais votre fils vit. Il a maintenant dix-sept ans. C’est un garçon solide, fort et qui vous ressemble !
Madame de Saint-Géran avait le cœur trop haut placé pour refuser l’absolution à un mourant. Guillaume mourut en paix, mais Guillemette, elle, refusa de demeurer plus longtemps dans une maison achetée au prix de tant de douleurs et de larmes. Elle en fit don aux pauvres, se dépouilla de tout ce qu’elle possédait et demanda humblement à Madame de Saint-Géran de la reprendre auprès d’elle. Pour toute réponse, l’excellente femme lui ouvrit les bras et pleura avec elle.
Mais la découverte de l’héritier allait donner lieu à un retentissant procès, Madame de X cherchant contre toute évidence à protéger les droits de son fils. Finalement, la justice l’emporta et Bernard de La Guiche, comte de Saint-Géran, dont entre-temps le père était mort, put entrer en possession de son nom, de ses biens et de sa fortune. Quelques mois plus tard, il épousait Françoise de Warignies et faisait dans l’armée une entrée plus qu’honorable.
Les deux époux vécurent à Paris, où ils se lièrent beaucoup d’amitié avec Madame de Sévigné. Bernard de Saint-Géran devait recevoir, au siège de Besançon, une grave blessure qui allait l’obliger à porter, sa vie durant, une calotte de fer et l’amener assez précocement au tombeau. Mais il avait eu le temps de donner le jour à des enfants, dont s’occupa attentivement Guillemette, la fille de l’intendant félon.
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