— Surtout, recommanda la comtesse à son envoyé, ne reviens pas avant d’avoir trouvé Monsieur le maréchal en personne et de lui avoir remis ma lettre en main propre ! Je peux te prédire que tu ne le regretteras pas. Une pareille nouvelle…

C’était, en effet, une fameuse nouvelle car, en ce début de l’année 1641, les deux époux étaient unis depuis quatorze ans et avaient à peu près perdu tout espoir d’avoir un héritier. Pourtant, ce n’était pas faute d’avoir imploré le ciel, multiplié les neuvaines, les vœux et les dons charitables aux pauvres de la région ! Mais, jusque-là, le Ciel était demeuré sourd, à la grande joie de la sœur du maréchal, Madame de X, peu fortunée, à qui cette stérilité avait fait concevoir pour son fils les plus grandes espérances.

Il faut avouer que l’héritage du couple était alléchant. Les domaines des Saint-Géran s’étendaient sur une grande partie du pays d’Allier, fait de bonnes et riches terres et de plusieurs villages, dont Saint-Géran-de-Vaux, où s’élevait le fastueux château familial, jadis construit par Jacques Cœur, et Saint-Gérand-le-Puy, où un joli manoir du XVe siècle commandait les passages de l’Allier et la route de Moulins à Clermont.

Madame de Saint-Géran, à vrai dire, n’aimait pas beaucoup sa belle-sœur, dont l’avidité se lisait un peu trop clairement mais, à mesure qu’elle perdait l’espoir d’être mère, elle s’était un peu attachée à son neveu, le jeune Agénor, un bel enfant vif et gai comme elle aurait tellement aimé en avoir un. D’ailleurs, Madame de X affirmait hautement qu’Agénor aimait sa tante « autant qu’elle-même » et ne manquait pas une occasion de l’amener au château. Cela lui permettait à elle-même d’agréables séjours dont ses finances difficiles se trouvaient au mieux. Il est bien évident que, dans ces conditions, la naissance à venir allait lui porter un rude coup.

Mais si Madame de X devait éprouver quelque peine à assimiler la nouvelle, il y avait, au château de Saint-Géran, quelqu’un qu’elle emplissait de joie. En effet, la comtesse avait su s’attirer l’affection de Guillemette, la fille unique de son intendant Guillaume. Guillemette était une jolie enfant blonde, douce et fine. Sa mère, qui était la femme de chambre personnelle de la comtesse, avait perdu la vie en la mettant au monde et, tout naturellement, Madame de Saint-Géran s’était beaucoup occupée de la petite orpheline, reportant un peu sur elle le grand amour maternel frustré qu’elle gardait au fond d’elle-même.

Guillemette adorait la comtesse, auprès de laquelle elle passait de longues heures à apprendre la tapisserie ou la broderie ou à écouter des histoires. Mais, par contrecoup, elle n’aimait guère sa belle-sœur, qui n’avait pour elle que dédain et rebuffades. Aussi se réjouit-elle sincèrement de la naissance attendue, non seulement parce qu’elle comblait de joie sa bienfaitrice mais aussi parce qu’elle apportait une déception à Madame de X.

Elle pensait, comme tout un chacun au château, que l’avide belle-sœur s’enfermerait chez elle et espacerait ses visites à Saint-Géran. C’était mal la connaître. À peine Madame de X apprit-elle que sa belle-sœur était enceinte qu’elle fit ses bagages et vint s’installer au château.

— En l’absence de votre mari, c’est à moi, ma chère sœur, qu’il appartient de veiller sur vous. Quand une grossesse survient à votre âge, on ne prend jamais trop de précautions.

— Mais tout va très bien, Marie, et je ne voudrais pas que, pour moi, vous apportiez le trouble dans votre train de vie habituel. Vous avez votre maison, vos terres…

— Ta, ta, ta. Je suis votre aînée et vous me permettrez de vous dire que j’en sais plus que vous sur ce sujet. Il vous faut du repos, beaucoup de repos en même temps qu’une nourriture saine, étudiée. Ainsi, chaque matin, je vous donnerai moi-même un lait de poule. Et j’ai des tisanes qui font miracle dans ces cas-là.

Un peu épouvantée de ce grand déploiement de bonne volonté mais n’osant pas faire entendre à sa belle-sœur qu’elle l’importunait, Madame de Saint-Géran se laissa faire. Jamais Madame de X n’avait été aussi charmante, aussi remplie d’attentions. Elle couvait littéralement sa belle-sœur, traquant le moindre courant d’air ou la plus minime fraîcheur du soir à l’aide de châles et d’écharpes de toutes sortes. En même temps, elle présidait à la confection de la plus magnifique layette qui se pût trouver. Rien ne devait être trop beau pour l’héritier de Saint-Géran.

— Et si c’est une fille ? demandait en riant la future mère.

— Nous attendrons le fils qui ne saurait manquer de venir par la suite. Il suffit de commencer.

Elle fit tant et si bien que Madame de Saint-Géran commença à se reprocher ses préventions envers sa belle-sœur.

— Elle est bonne, au fond, et bien moins intéressée que je ne croyais. En vérité, on dirait qu’elle est heureuse de voir Saint-Géran échapper à Agénor.

Il n’était pas jusqu’à la petite Guillemette qui ne revînt sur l’opinion fâcheuse qu’elle avait de Madame de X. Il est vrai que celle-ci semblait avoir pris à tâche de conquérir tout son monde. Avec Guillemette elle manœuvra fort adroitement.

Un matin, elle fit venir la fillette dans sa chambre et ouvrit devant elle un petit coffre qui contenait plusieurs robes. La petite, habituée à ne porter que de la futaine ou de la laine grossière, vit soudain devant elle du velours et de la soie.

— Est-ce que tu aimerais porter ces robes, Guillemette ? demanda Madame de X.

— Oh ! Madame la baronne ! Je n’ai jamais rien rêvé d’aussi beau.

— Eh bien, elles sont à toi si tu les veux. Elles appartenaient à ma fille Julie qui est plus âgée que toi de trois ans. Elle a beaucoup grandi et ces robes sont trop petites. Je pense qu’elles devraient t’aller. Si nous essayions…

Guillemette, bien sûr ne se fit pas répéter deux fois l’invitation. L’instant suivant, vêtue d’une jolie robe de velours d’un bleu doux qui s’alliait bien à ses cheveux blonds, la fillette s’échappait du château et courait montrer à son père le présent de Madame de X.

Elle trouva Guillaume aux écuries, où il prodiguait ses soins à un cheval blessé.

— Père ! s’écria-t-elle du plus loin qu’elle l’aperçut. Regarde !

Guillaume se releva sur un genou, contempla un moment sa fille, rayonnante de joie dans la jolie robe, puis fronça les sourcils.

— Où as-tu eu cela ? demanda-t-il froidement.

Guillaume adorait sa fille mais c’était un homme dur, avare et renfermé. La petite l’aimait profondément, tout en le craignant quelque peu. Tout de suite son visage s’assombrit.

— C’est Madame la baronne qui me l’a donnée. Elle est maintenant trop petite pour sa fille… et il y en a d’autres. Oh, père, tu ne vas pas m’obliger à refuser, dis ?

Guillaume ne répondit pas. Il regardait toujours sa Guillemette, aussi jolie et aussi élégante qu’une vraie demoiselle, et son visage gardait la même expression sombre et soucieuse.

— Tu ne devrais pas porter ces robes, Guillemette. Elles ne sont pas de ta condition.

— Et pourquoi ne les porterait-elle pas ? intervint Madame de X, qui avait suivi l’enfant. Regardez donc, Guillaume, comme cela sied à cette petite. En vérité, on jurerait qu’elle est née pour cela.

— Peut-être, Madame la baronne, et vous êtes bien bonne de vous intéresser à elle, mais j’aimerais mieux qu’il ne lui vienne pas en tête des idées au-dessus de son rang… qui est celui de servante !

— Allons donc, Guillaume ! C’est là toute votre ambition pour votre fille ? Servante ? Dites-moi si elle n’a pas une tournure capable de lui valoir autre chose.

Cette fois, l’intendant ne répondit pas. Son regard soutint un instant celui de Madame de X, puis, saluant profondément, il tourna les talons et, le dos rond, se dirigea vers son logis.

— Là, tu vois, dit la baronne à la fillette, tout est arrangé. Tu peux aller chercher les autres robes et les porter chez toi.

Le maréchal de Saint-Géran était revenu en coup de vent embrasser sa femme et lui dire la joie qu’il éprouvait.

— Nous appellerons notre fils Bernard, déclara-t-il. C’est un nom souvent porté dans notre famille. Vous y veillerez, ma mie.

— Pensez-vous donc repartir si tôt, fit la comtesse, désappointée. J’espérais vous garder.

— Hélas, la guerre ne permet guère que l’on se laisse aller au bonheur. Mais je serai parfaitement tranquille pour vous, Louise, puisque ma sœur veille sur vous. Je reviendrai aussitôt que possible.

— Bien ! Alors, je vous attendrai.

À peine fut-il reparti que Madame de X reprit sa faction vigilante auprès de sa belle-sœur. L’été était terminé. L’automne s’avançait, et avec lui approchait la date de l’accouchement. Un beau matin, Madame de Saint-Géran s’aperçut que sa belle-sœur faisait installer son propre lit dans sa chambre. Cette fois, elle marqua quelque surprise.

— Avec toutes ces précautions, vous allez finir par me faire peur, ma sœur.

— Trop de précautions valent mieux que pas assez ! Un accouchement peut démarrer de façon fort brutale.

— Eh bien, je crierai.

— Ainsi, vous n’aurez pas à crier !

Madame de Saint-Géran comprit qu’elle se trouvait en face d’un entêtement invincible, et de cet entêtement, elle prit peur. Plusieurs courriers partirent pour l’armée afin de supplier le maréchal de revenir à temps pour la naissance de l’enfant.

Hélas, c’était là chose impossible. La guerre réclamait sa présence et quand, une nuit d’octobre battue de vent, la comtesse entra dans les douleurs, elle était seule avec sa belle-sœur.

— Inutile d’éveiller vos femmes maintenant, dit celle-ci à la future mère. Un premier enfant ne vient pas en cinq minutes. Je vais seulement éveiller les gens de cuisine pour que l’on prépare de grandes quantités d’eau chaude.