— Je veux voir le geôlier qu'on appelle Roussot ! fit Catherine.

Quelques instants plus tard, Roussot émergeait de la porte basse. C'était un personnage aussi large que haut, à peu près carré, vêtu de cuir taché et déchiré. Un bonnet crasseux se drapait sur les mèches raides et malodorantes qui lui servaient de cheveux, ses longs bras noueux pendaient plus bas que la normale. Même avec la plus intense bonne volonté, on ne pouvait distinguer dans ses petits yeux gris la moindre lueur d'intelligence mais le son de l'or dans la bourse de Catherine y alluma quelque chose qui ressemblait à une chandelle. Il jeta dans un coin l'os de gigot qu'il rongeait, s'essuya la bouche d'un revers de main et s'enquit obséquieusement de ce qu'il pourrait faire pour « être agréable à Madame ».

— Je veux voir, seule à seul, le prisonnier qui doit mourir demain ! répondit-elle.

L'homme fronça les sourcils, se gratta la tête mais plusieurs ducats brillaient dans la main de la jeune femme et Roussot n'avait jamais vu tant de métal jaune devant lui. Il hocha la tête, prit son trousseau de clefs à sa ceinture d'une main, et tendit l'autre pour recevoir les belles pièces luisantes.

— Ça va ! Suivez-moi ! Seulement faudra pas rester trop longtemps. Le père cordelier doit venir vers la fin de la nuit pour le préparer à bien sauter le pas...

Il partit d'un gros rire sans que rien ne bougeât dans le visage figé de Catherine. Laissant Sara l'attendre dans la cour, la jeune femme s'enfonça à la suite du geôlier dans un escalier raide et glissant d'humidité qui plongeait en spirale dans les entrailles de la terre. Une bouffée d'air froid, visqueux et chargé d'odeurs méphitiques sauta à son visage. Elle sortit son mouchoir pour l'appliquer sur son nez.

— Dame ! Ça sent point la rose ici ! commenta Roussot.

L'escalier s'enfonçait toujours sous les fondations de la vieille tour gallo-romaine et les murs suintaient l'eau. Ils dépassèrent plusieurs portes closes d'énormes verrous. Une vague angoisse serra la gorge de Catherine. La torche portée par Roussot prêtait vie à d'étranges choses sur les murs luisants.

Est-ce encore loin ? demanda Catherine d'une voix étouffée.

Non. On arrive ! Vous pensez bien qu'un prisonnier de cette importance, on l'a pas mis dans n'importe quel cachot. L'a eu droit au crot...

— Au crot ?

— La fosse, si vous préférez. On y est !...

L'escalier, en effet, n'allait pas plus loin. Il débouchait dans une sorte de cul-de-sac boueux. Au fond, se dessinait une porte si basse qu'on ne pouvait la franchir que plié en deux. Des barres de fer épaisses de trois doigts garnissaient le vantail de chêne noirci et crevassé par l'humidité. Roussot s'activait à les ôter, ouvrait le battant qui gémit lugubrement. Puis, allumant une torche à celle qu'il portait, le geôlier la tendit à Catherine.

— Voilà ! Entrez, maintenant... mais pas longtemps ! Je vais rester dans l'escalier et je viendrai taper à la porte quand faudra vous en aller.

Catherine répondit d'un signe de tête et se baissa pour franchir la porte.

Elle était si basse que la jeune femme faillit brûler son masque à la flamme de sa torche. Elle avait l'impression de plonger dans un inconnu menaçant, quelque chose comme un tombeau subitement ouvert devant elle. La porte passée, Catherine se redressa, leva sa torche pour essayer de distinguer ce qui l'entourait.

— Je suis ici ! fit une voix calme qu'elle reconnut avec un frisson.

Se tournant du côté d'où venait la voix, elle aperçut Garin. Mais, si endurcie qu'elle fût contre lui par sa rancœur, elle ne put retenir une exclamation de stupeur. Il était assis au fond de l'immonde caveau où l'eau stagnait en flaques noires, sur une pourriture qui avait dû, jadis, être de la paille. On l'avait enchaîné à la muraille par une ceinture et un collier de fer et, pour plus de sûreté, on lui avait mis les ceps aux pieds et aux mains. À peu près incapable de bouger, il était adossé à la muraille, dans son pourpoint noir déchiré qui laissait voir sa chemise sale et en lambeaux. Une barbe grisâtre commençait à dévorer ses joues. Ses cheveux avaient poussé et s'emmêlaient sur sa tête. Depuis son arrestation, il avait perdu le bandeau noir qu'il portait sur l'œil et, pour la première fois, Catherine vit sa blessure à nu. L'œil était remplacé par un trou noir de petite dimension, autour duquel s'irradiaient des rides de peau rose tranchant avec la pâleur du visage. Incapable de faire un seul geste, Catherine restait debout auprès de la porte, levant la torche et le regardant sans parvenir à en détacher ses yeux. Le rire de Garin la fit sursauter.

— Est-ce que vous hésiteriez à me reconnaître ? Moi, je n'hésite pas, malgré ce masque prudent qui couvre votre joli visage, ma chère Catherine !

Le ton persifleur lui rendit sa colère. Ainsi, c'était toujours le même ! Rien ne pourrait donc l'abattre ? Au fond de la plus atroce misère, il gardait son ironie, cette irritante supériorité.

— Soyez sans crainte, fit-elle durement. Je vous reconnais. Bien que vous soyez fort changé, Garin... Qui donc soupçonnerait dans ce prisonnier, dans cette loque humaine, le riche et hautain Garin de Brazey ? Et que pensez-vous de ce retour des choses ? Il n'y a pas si longtemps que vous m'enchaîniez, sans pitié, au fond d'une prison aussi dure que celle- ci, et vous riiez ! C'est à moi maintenant de rire quand je vous vois ici, pieds et poings liés, incapable de nuire à jamais. Demain, on vous traînera par la ville, on vous pendra comme on aurait dû le faire depuis longtemps, on vous...

Elle nourrissait sa colère de ses paroles, mais un soupir du prisonnier, un énorme soupir lui coupa la parole.

Ne soyez donc pas vulgaire ! fit Garin d'un ton ennuyé. Vous avez l'air d'une commère battue par son mari qui se réjouit de le voir revenir entre deux archers du guet. Si c'est tout ce que vous avez appris auprès de moi, vous m'en voyez navré ! J'avais espéré faire de vous une grande dame... Il paraît que j'ai échoué...

Le dédain ironique et calculé des paroles doucha brutalement la fureur de Catherine. Sur le moment, elle ne trouva rien à répondre. Ce fut Garin qui reprit l'initiative des opérations. Il eut un léger sourire en coin qui étira sa joue blessée. Son calme, ce détachement qui touchait la désinvolture, stupéfiaient Catherine. Elle sentait que jamais cet homme ne lui serait compréhensible et pourtant c'était cela qu'elle désirait plus que tout : comprendre.

— Vous êtes venue voir dans quel état m'avaient réduit les gens de notre bon duc ? reprit le prisonnier. Eh bien, vous avez vu ! Si j'ai bien saisi le sens de vos paroles, vous êtes satisfaite ! Alors, ma chère, dites-moi adieu et laissez-moi à mes méditations. Il ne me reste plus tellement de temps.

« Mais, pensa Catherine, il me renvoie ! Il me congédie comme une indésirable. » Que cet homme enchaîné, dépouillé de tout, pût garder ce ton de seigneur, voilà qui ne pouvait s'admettre ! Mais elle comprit que, si elle se laissait aller à sa rage bien naturelle, il ne parlerait pas. Ce fut donc très calmement qu'elle s'approcha de lui, s'assit sur une grosse pierre, seul ameublement du cachot avec les chaînes et les ceps qui entravaient Garin.

— Non, fit-elle d'une voix sourde en plantant sa torche auprès d'elle dans la terre boueuse. Je ne suis pas venue me repaître de vos souffrances. Vous m'avez fait du mal et je vous en veux. Cela est humain, je crois... Mais je suis venue vous demander de m'expliquer...

— Quoi ?

Tout ! l'absurdité de notre mariage, l'incohérence de notre vie commune. J'ai l'impression, depuis que nous avons été unis, d'avoir vécu l'un de ces songes fantastiques et extravagants où rien ne se tient. Par moments, ils donnent la sensation d'une profonde réalité, on croit tenir la vérité... et puis ils se déforment, s'effilochent, se fondent en images grotesques et incompréhensibles. Vous allez mourir, Garin, et j'ignore tout de vous. Dites-moi la vérité... votre vérité ! Pourquoi n'ai-je été votre femme que de nom et jamais dans la réalité ? Non... ne me parlez pas du duc ! Il n'y a pas eu, entre lui et vous, que ce marché dégradant auquel vous avez voulu me faire croire.

Je le sais... je le sens. Il y a autre chose ! Quelque chose que je n'arrive pas à comprendre et qui empoisonne ma vie...

Une émotion inattendue brisa sa voix. Elle regarda Garin. D'où elle était assise, elle ne pouvait voir de lui qu'un profil immobile, le côté intact de son visage, quelques lignes nettes à l'expression méditative.

— Répondez-moi ! implora-t-elle.

Lentement, il tourna la tête vers elle. Il n'y avait plus trace d'ironie sur ce visage pensif.

— Otez votre masque ! ordonna-t-il doucement.

Elle obéit, sentit glisser sur sa joue le tissu soudain humide.

— Vous pleurez ? fit Garin avec une immense surprise. Pourquoi ?

— Je... je ne sais pas ! Je ne pourrais pas vous le dire.

— C'est sans doute mieux ainsi ! Je conçois votre étonnement, les questions que vous avez pu vous poser. Vous n'avez rien compris, n'est-ce pas, à cet homme qui refusait votre incroyable beauté ?

— J'ai fini par penser que je vous déplaisais... fit Catherine d'une petite voix timide.

Non, vous ne le pensiez pas et vous aviez raison. Car je vous ai désirée comme un forcené, comme l'homme enchaîné et mourant de soif désire la cruche ruisselante posée devant ses yeux mais hors de portée de sa main. Je n'aurais pas été sur le point de devenir fou de haine et de rage si je vous avais moins désirée... si je vous avais moins aimée !

Il parlait maintenant d'une voix sans timbre, monocorde, qui touchait Catherine plus qu'elle ne voulait l'admettre.