— Mais vous savez que vous le reverrez, maintenant, puisque vous allez être libre.

Michel sourit, prit une bouchée de pain qu'il trempa dans le miel et mâcha distraitement.

— Je sais, mais c'est plus fort que moi ! Il y a au fond de mon cœur quelque chose qui me dit que je ne retournerai jamais là-bas, à Montsalvy.

— Il ne faut pas penser à ça, fit Catherine sévèrement. Vous avez des idées noires parce que vous êtes fatigué, affaibli. Quand vous aurez repris vos forces, cl que vous serez en sûreté, tout ira mieux.

Mais le peu qu'il avait dit de son pays avait excité la curiosité de sa compagne. Elle était incapable de résister au besoin impérieux qu'elle avait d'en savoir davantage sur ce garçon qui la fascinait. Elle se glissa auprès de lui, le regardant avidement vider la-cruche d'eau.

— Comment est-ce votre pays ? Vous voulez bien m'en parler ?

— Bien sûr !

Michel ferma les yeux un moment, peut-être pour mieux revoir les chères images de son enfance. Il les avait appelées si ardemment, durant son interminable voie douloureuse qu'elles se formèrent aisément sur l'écran sombre des paupières closes.

Avec des mots simples, il évoqua pour Catherine son haut plateau battu des vents, sa lande granitique trouée de combes toutes ouatées de verts châtaigniers, son pays d'Auvergne hérissé de cratères éteints, le village de Montsalvy et ses maisons de lave tassées autour de leur abbaye, la forteresse familiale au flanc du puy et la petite chapelle de la Fontaine Sainte. En l'écoutant, Catherine croyait voir les champs de blé noir, les ciels lilas, au crépuscule, quand la chaîne des monts devient un cortège de fantômes bleutés, les eaux qui jaillissent, si blanches parmi les pierres toujours lavées, pour devenir noires en se perdant au fond des lacs, sertis de mousse et de granit comme de sombres escarboucles. Elle entendait aussi le vent du midi chantant de roche en roche, la plainte des tourmentes hivernales sur les chemins de ronde du château fort. Michel disait encore les troupeaux de moutons pâturant dans la lande, les bois hantés de loups et de sangliers et les ruisseaux tumultueux où sautaient les truites roses et argent. Et Catherine, fascinée, l'écoutait bouche bée, oubliant le lieu, oubliant l'heure qui passait.

— Et vos parents ? demanda-t-elle quand il se tut. Vous les avez toujours ?

Mon père est mort, il y a maintenant dix ans et je m'en souviens mal.

C'était un vieil homme de guerre, toujours sombre. Il avait passé sa jeunesse à chasser l'Anglais avec le Grand Connétable et, après Chateauneuf-de-Randon qu'ils assiégeaient ensemble et où Bertrand Du Guesclin trouva la mort, il avait raccroché son épée au mur parce qu'aucun chef ne lui semblait plus digne d'être servi. Ma mère, elle, a tenu la terre et m'a fait homme. C'est elle qui m'a envoyé auprès de Monseigneur de Berry, notre suzerain, au service de qui je suis demeuré un an avant d'être cédé au prince Louis de Guyenne. Ma mère mène tout là-bas, de main de maître et garde encore auprès d'elle mon jeune frère...

Saisie d'un respect soudain, un peu triste aussi de le sentir tellement au-dessus d'elle, Catherine demanda :

— Vous avez un frère ?

— Oui. Il est mon cadet de deux ans et brûle de se battre. Oh, ajouta Michel avec un sourire qui s'attendrissait, il fera un fameux capitaine ! Il faut le voir monter à cru les gros chevaux des métairies et entraîner à l'assaut les garnements du village. Il est déjà fort comme un Turc et ne rêve que plaies et bosses. Mais je l'aime bien, mon petit Arnaud !... Bientôt il entrera, lui aussi, dans la carrière des armes. Ma mère demeurera seule. Elle en souffrira sans doute, mais elle n'en dira rien. Elle est trop haute et trop fière pour une plainte.

En évoquant les siens, le visage de Michel s'était éclairé d'une telle lumière que Catherine, extasiée, ne put s'empêcher de demander :

— Votre frère, est-ce qu'il est aussi beau que vous ?

Michel se mit à rire, caressa doucement la tête blonde.

— Bien plus ! Cela ne se compare pas. Et il est tendre aussi sous son aspect farouche, de cœur chaud, lier et passionné. Je crois qu'il m'aime beaucoup !

Sous la main qui caressait sa tête, Catherine, tremblante, n'osait bouger. Brusquement Michel se pencha, posa ses lèvres sur le front de la petite, tout près des tempes.

— Malheureusement, dit-il, je n'ai pas de petite sœur à aimer !

— Elle vous aurait aimé fort, elle aussi, commença Catherine extasiée.

Mais elle s'arrêta, épouvantée. Au-dessus de sa tête, un pas résonnait. Elle avait oublié la fuite du temps et Loyse devait être rentrée. Il fallait remonter. Michel, d'ailleurs, avait entendu lui aussi et écoutait, la tête levée .vers les poutres. Rapidement, pour justifier sa présence dans la resserre, Catherine ramassa quelques bûches, se hâta vers l'échelle en posant un doigt sur ses lèvres pour recommander le silence au fugitif. Derrière elle la trappe et l'obscurité retombèrent sur lui. Mais lorsque la petite, ses bûches dans les bras et sa chandelle dessus, parvint à la cuisine, elle vit que c'était Marion qui était rentrée. Celle-ci la regarda avec un mélange de surprise et de colère.

— Comment... tu es là ? Mais d'où sors-tu ?

— Tu vois : de la cave, fit Catherine suave. J'ai été chercher du bois.

La grosse Marion avait un drôle d'aspect, ce soir. Très rouge, sa large figure couperosée presque vernie, le bonnet en bataille, elle avait de nettes difficultés d'élocution. Son regard, vacillant, avait du mal à fixer quelque chose. Elle n'en attrapa pas moins Catherine par un bras pour la secouer d'importance.

— T'as de la chance que tes parents aient été dehors toute la sainte journée, petite malheureuse ! Sinon, les fesses auraient pu t'en cuire. Aller traîner comme ça, tout le jour, avec un garçon.

Elle se penchait vers Catherine suffisamment pour que celle-ci sentît son haleine fortement parfumée de vin. D'un geste sec la jeune fille dégagea son bras, posa sa chandelle sur un escabeau et ramassa deux bûches qui avaient roulé à terre.

— Et aller boire au cabaret avec les commères ? Tu crois que c'est mieux ? Si j'ai de la chance, tu en as au moins autant que moi, Marion, et, à ta place, j j'irais me coucher avant que Maman ne revienne.

Marion se savait en faute. Ce n'était pas une mauvaise créature. Née un peu trop près des vignes de Beaune, elle aimait le vin plus qu'il ne convient à une femme. Ce n'était pas souvent qu'elle se laissait aller à son penchant parce que Jacquette Legoix dont elle était la sœur de lait et qui, lors de son mariage avec Gaucher Legoix l'avait amenée avec elle depuis la Bourgogne, la surveillait de près. Deux ou trois fois, Marion s'était fait surprendre en état d'ébriété avancée et Jacquette l'avait menacée de la renvoyer chez elle, sans autre explication, à la prochaine récidive. Il y avait eu des pleurs, des supplications, des serments sur la statue de Notre-Dame. Marion avait juré ses grands dieux de ne jamais recommencer. Sans doute, l'agitation insolite de Paris était-elle cause de cette rechute inattendue.

Tout cela, Marion en prit conscience à travers les vapeurs du vin et n'insista pas. Traînant les pieds, maugréant des paroles inintelligibles, elle se dirigea vers l'escalier. Les marches grincèrent sous son poids.

Bientôt Catherine entendit claquer sur elle la porte du galetas et poussa un soupir de soulagement. L'absence de Loyse se prolongeait et la jeune fille hésita un moment sur ce qu'elle devait faire. Elle n'avait ni faim ni sommeil. La seule chose dont elle eût envie était de retourner auprès de Michel parce qu'elle n'avait encore jamais connu de moment plus merveilleux que celui où, assis tous deux dans la poussière, elle l'avait écouté se raconter. Le baiser si doux qu'il lui avait donné la bouleversait encore. Obscurément, Catherine sentait que des moments comme celui-là étaient rares et elle était assez raisonnable pour comprendre que dans quelques heures, Michel s'enfuirait, rejoindrait son rivage à lui. Le fugitif traqué redeviendrait alors un seigneur, c'est-à-dire un être inaccessible pour la fille d'un artisan. Le gentil compagnon d'un instant ne serait plus qu'un étranger lointain. Il se souviendrait à peine, dans quelque temps, de la gamine qu'il avait éblouie. Michel lui appartenait encore, mais bientôt, il lui échapperait...

Triste, soudain, Catherine alla jusqu'à la porte de la rue dont elle entrouvrit le volet supérieur. La pluie avait cessé, laissant de grandes mares luisantes. Les chéneaux déversaient le trop-plein des gouttières mais le pont, désert tout à l'heure, avait retrouvé une agitation insolite.

La chaîne avait été retirée. Les deux gardiens étaient partis et des groupes nombreux, dont la plupart zigzaguaient dangereusement, traversaient, se tenant par le bras et chantant à tue-tête. Apparemment il n'y avait pas que Marion qui eût fêté la victoire populaire. Du cabaret des Trois Maillets, au bout du pont, du côté du Palais, des cris et des chants se faisaient entendre. Le couvre-feu de Notre-Dame, qui n'avait pas encore sonné et ne sonnerait sans doute pas, ne ferait sûrement rentrer personne. On festoierait toute la nuit.

Soucieuse, Catherine se demanda ce que pouvait faire Landry, s'il avait pensé à munir Michel d'une corde. Chez les Pigasse on voyait, derrière les carreaux de papier huilé, s'agiter les lumières. Apercevant une bande de soldats ivres qui arrivaient, accrochés au bras les uns des autres et tenant toute la largeur du pont en chantant :

« Duc de Bourgogne Dieu te tienne en joie!... »

Catherine referma le battant, rentra dans l'atelier puis, passant près de la trappe, hésita un instant. Il fallait tout de même être sûre que Landry avait bien apporté une corde. Soulevant la trappe, elle se pencha, appelant doucement :