Les adversaires rompirent encore deux lances sans résultat appréciable. Sous les poussées de géant du bâtard, Arnaud pliait parfois mais demeurait en selle. À la cinquième course, pourtant, la lance de Lionel vint frapper le casque du jeune homme juste au rivet d'attache gauche de la ventaille. Catherine crut qu'il avait la tête emportée. Mais tête et heaume tenaient bien. La ventaille seule tomba d'un côté, découvrant le visage du jeune homme que rayaient deux filets de sang.

— Il est blessé ! s'écria Catherine à demi soulevée. Dieu Tout-Puissant !

Les muscles de sa gorge l'étranglaient. Le cri franchit à peine ses lèvres devenues aussi blanches que sa robe. Ermengarde se pendit littéralement à son bras pour l'obliger à se rasseoir.

— Ne vous donnez pas ainsi en spectacle, morbleu ! Du calme, ma mie, du calme ! On vous regarde !

— Ce n'est pas grave, fit Saint-Rémy les yeux sur le blessé. Une estafilade, sans doute causée par le rivet en s'enfonçant.

— Mais il a été blessé à la tête, il y a si peu de temps ! gémit Catherine avec tant de douleur et d'angoisse que son voisin la regarda pensivement.

Il eut un bref sourire.

— Il semble que je ne sois pas le seul Bourguignon à former des vœux pour le chevalier du roi Charles ? fit-il gentiment. Je vous dirai donc, comme la comtesse Ermengarde, de ne point vous tourmenter.

Le gaillard est solide. Il en a vu d'autres...

Là-bas, Arnaud achevait d'arracher, d'une main impatiente, la ventaille pendante. De l'autre, il prenait le pot d'eau que lui tendait Xaintrailles et se désaltérait hâtivement, à longues goulées. Catherine vit que le bâtard en faisait autant. Tous deux empoignèrent, à la même fraction de seconde, la sixième et dernière lance.

Si les deux hommes demeuraient en selle, le combat se poursuivrait à cheval, mais à la hache. Arnaud, avec son visage découvert, avait le désavantage.

Comme pour le souligner, Lionel de Vendôme referma son casque d'un geste sec. Arrachant des mottes d'herbes de leurs quatre pattes, les coursiers s'élancèrent. Catherine se signa précipitamment. Le choc des lances fut terrible. Le bâtard avait mis toute sa force "dans ce dernier coup. Atteint à l'épaulière, Arnaud fut littéralement arraché de sa selle. Projeté en l'air, il alla retomber sur une barrière, à cinq pas de son cheval qui, affolé, s'enfuit. Mais la violence de sa propre attaque avait déséquilibré Lionel. Le coup porté par la lance d'Arnaud, bien que tombant à faux, avait fait le reste. Il vida les étriers, glissa lourdement sur le sol qu'il toucha dans un tintamarre de ferraille.

— Quelle chute sans grâce ! commenta Saint-Rémy narquois à l'usage de Catherine. Mais elle a du moins l'avantage d'égaliser les chances.

La culbute de Vendôme avait été grandement utile à son adversaire.

Souple comme un chat malgré les clinquantes livres de fer qu'il avait sur le dos, malgré aussi une nouvelle blessure, bientôt visible quand le sang commença à s'élargir sur la cotte fleurdelisée, au défaut de l'épaule, il avait sauté sur ses pieds. Mais, gêné par les pointes de ses longues poulaines d'acier, il avait vivement arraché ses solerets avant de saisir la hache d'armes plantée non loin de lui. Il était presque devant Catherine à cet instant et la jeune femme le vit avancer sur son adversaire à petits pas courts, les prunelles rétrécies, la targe au coude gauche et la hache levée. A son tour, Lionel de Vendôme se redressait. Debout, face à face, la différence de taille entre les deux adversaires était criante. Arnaud mesurait à peu près un mètre quatre-vingt-trois ou quatre, mais, auprès des deux mètres dix du bâtard, il semblait petit. Dans la poigne de Lionel, la hache avait l'air d'un tronc d'arbre emmanché d'acier gris. Sans reprendre haleine et sans en laisser le temps au bâtard, Arnaud avait bondi. Il voulait vaincre et vaincre vite.

Ses blessures, le sang qu'il perdait, ne lui laissaient que cette seule alternative et Catherine le sentait dans sa chair même. Elle souffrait, physiquement, pour lui. La hache rebondit sur l'armure de Vendôme qui s'apprêtait à frapper. D'un mouvement vif, Arnaud sauta de côté, évita le coup qui l'eût assommé, revint à la charge, frappa encore... Le heurt des haches sur l'acier retentissait avec un bruit de cloches, faisant jaillir des étincelles. Le chevalier du Roi porta alors un coup qui arracha les « vivats » des assistants. Sa hache s'abattit sur le timbre du heaume de Lionel, tranchant net le lion d'or qui roula dans le sable. Le rugissement de rage du bâtard fut entendu de tous. Il se dressa de toute sa hauteur, empoignant la hache à deux mains pour assommer l'insolent qui venait de le découronner. Mais ses poulaines de fer le gênaient. Il buta, faillit tomber et Arnaud n'eut aucune peine à détourner le coup avec le manche de sa cognée. Catherine devina qu'une fureur aveugle possédait Vendôme. Il voulait tuer, tuer vite !

Ses coups, rapides mais peu précis l'épuisaient sans avoir toute l'efficacité désirable. Il frappait en aveugle, possédé par la rage.

Arnaud, au contraire, semblait se faire plus froid d'instant en instant. Il saisit son moment, porta plusieurs coups de tranchant à la visière de Lionel qu'il fit sauter, découvrant la face rouge et suante de son ennemi. Le bâtard tendit la main pour empoigner la hache du jeune homme mais celui-ci la lança loin de lui et se jeta sur le géant, les griffes de fer de ses gantelets visant le visage. Vendôme, sentant les serres du chevalier lui labourer la face eut un mouvement de recul, glissa et s'écroula à terre. Arnaud se laissa tomber sur lui, continuant avec acharnement son travail d'écorcheur. Le bâtard, brusquement vidé de ses forces, aveuglé à demi, beuglait comme un bœuf à l'abattoir. On l'entendit crier merci !

Arnaud, un genou sur la gorge de son ennemi, fit un geste pour tirer sa dague, mais se ravisa. Il se releva, secouant ses gantelets dont le sang dégouttait puis, avec dédain :

— Dieu a jugé ! s'écria-t-il. Relève-toi ! Un chevalier du roi de France n'égorge pas l'ennemi vaincu. Tu as crié merci. Je te fais grâce... duc de Bourgogne !

Sans rien ajouter, sous les vivats impartiaux de la foule amassée le long des barrières de la lice, il se détourna. Catherine bouleversée le sentait s'affaiblir comme si c'eût été son propre sang qui s'écoulait sur la terre. En s'acheminant vers son pavillon, Arnaud titubait comme un homme ivre. Son écuyer et Xaintrailles accoururent juste à temps pour le recueillir dans leurs bras au moment précis où il perdait connaissance et s'écroulait.

— Les lys de France n'ont point mordu la poussière, fit gravement Saint-Rémy. C'est peut-être un présage...

Catherine le regarda mais, cette fois, son expression était indéchiffrable. Nul ne pouvait dire si le gentilhomme était satisfait ou mécontent de l'issue du combat. Peut-être n'osait-il se réjouir quand le dépit crispait le visage glacé de Philippe où roulaient des larmes de colère. Elle haussa les épaules avec mépris, se leva, ramassant sa robe, et entreprit de gagner la sortie du hourd. Ermengarde l'arrêta.

— Où allez-vous ?

— Vous le savez bien ! Et vous savez aussi que, cette fois, vous n'aurez pas le pouvoir de m'arrêter. Personne n'a ce pouvoir. Pas même le Duc !

— Qui vous dit que j'y songe seulement ? fit la comtesse en haussant les épaules. Courez, mon beau papillon, courez vous brûler les ailes. Quand vous reviendrez, je verrai ce que je peux faire pour éteindre l'incendie.

Mais Catherine était déjà loin.

CHAPITRE XII

Sous la draperie de soie bleue

Catherine eut quelque peine à se frayer un passage dans la foule excitée qui, maintenant, débordait de partout et que les gardes ne contenaient plus. On s'écartait, pourtant, devant cette belle dame superbement vêtue. Elle souriait sans bien s'en rendre compte au grand tref azuré qui, par-dessus les têtes, semblait lui faire signe. Quand elle parvint auprès de la tente, l'Écossais de garde hésita une seconde mais, à la vue de ses joyaux, de sa toilette qui annonçaient son rang, n'osa pas lui interdire l'entrée. Il se recula, saluant courtoisement, roulant des yeux émerveillés au-des- sus d'une imposante moustache rousse et poussa la galanterie jusqu'à relever lui-même, devant elle, le pan de soie bleue qui fermait le pavillon. Et Catherine vit Arnaud...

Il était étendu sur une sorte de lit bas, aux mains de son écuyer qui lui prodiguait ses soins. En fait, Catherine ne vit de lui, en entrant, que ses cheveux noirs et le haut de son front étayés par un coussin de soie bleue. Les pièces d'armure que l'on avait dû ôter hâtivement jonchaient le sol hormis le heaume à fleurs de lys et les gantelets sanglants posés sur un coffre. C'était la première fois que la jeune femme pénétrait sous la tente d'un chevalier et les dimensions l'en étonnèrent. Le tref, à l'intérieur, formait une très vaste chambre octogonale, entièrement tendue de tapisseries et de rideaux de soie. Il y avait des meubles, des coffres, des fauteuils, des bahuts supportant aiguières et coupes à boire, des armes un peu partout et surtout un effroyable désordre. L'écuyer avait ouvert auprès du lit, un grand coffret contenant la pharmacie de campagne du chevalier. Une odeur de beaume à la fois piquante et douce en émanait, odeur que Catherine reconnut aussitôt pour l'avoir respirée à l'auberge du Grand Charlemagne lorsque Abou- al-Khayr soignait Arnaud.

Personne n'avait remarqué son entrée. L'écuyer lui tournait le dos, Arnaud, caché par ce dos, ne la voyait pas et, dans un angle, Jean de Xaintrailles qui se préparait à en découdre avec le sire de Rebèque, se faisait armer par son écuyer personnel tout en chantonnant une chanson d'amour dont les paroles curieusement s'imprimèrent dans l'esprit de la jeune femme :