Lorsque Catherine parut, toutes les conversations cessèrent. Un silence subit s'abattit sur la salle, si profond, si inattendu que les musiciens, dans leur tribune au-dessus de la porte, posèrent leurs instruments et se penchèrent pour voir. Interdite, Catherine hésita un instant, mais la main de Garin la soutenait et l'entraînait à la fois. Elle s'avança alors, les yeux baissés pour ne pas voir les regards attachés sur elle, surpris et ardents chez les hommes, non moins surpris mais envieux chez les femmes. Les chuchotements qui s'élevaient étaient bien suffisamment gênants.
Ermengarde avait raison. Ce soir sa beauté faisait scandale parce qu'aucune autre femme ne pouvait soutenir la comparaison...
Catherine avait la sensation de s'avancer entre deux murs avides et malveillants qui ne lui feraient grâce d'aucun faux pas. Qu'elle chancelât et les murs se refermeraient sur elle pour l'écraser et la réduire à néant. Elle ferma les yeux un instant, prise d'un vertige. Mais la voix de Garin s'élevait, froide, mesurée.
— Daigne Votre Grâce me permettre de lui présenter mon épouse, dame Catherine de Brazey, son obéissante et fidèle servante...
Elle ouvrit les yeux, regarda droit devant elle et ne vit que les longues jambes noires de Philippe, ses pieds chaussés de poulaines de velours brodé. La main de Garin, qui l'avait arrêtée aux pieds du dais, lui dictait impérieusement sa volonté. Elle fléchit le genou, baissa la tête tandis que sa robe s'étalait autour d'elle. La révérence fut un miracle de grâce lente et cérémonieuse. En se relevant, la jeune femme releva aussi les yeux. Elle vit que Philippe était descendu de son trône, qu'il lui souriait, tout près d'elle et prenait la main que Garin venait d'abandonner.
Vénus, seule, Madame, a le droit d'avoir tant de grâce et de beauté !
Notre Cour, si riche déjà en belles dames, va, par votre présence, devenir incomparable au monde, dit Philippe assez haut pour être entendu de toute l'assistance et, nous remercions votre noble époux de vous avoir conduite jusqu'à nous. Nous savons déjà en quelle estime vous tient notre auguste mère et il nous plaît qu'à tant de charmes vous alliez aussi la modestie et la sagesse...
Un murmure s'était élevé dans la foule. Le nom de la duchesse-douairière avait produit l'effet qu'en escomptait Philippe. Il élevait entre Catherine et la jalousie qu'éveille tout astre naissant, un mur de protection. On ferait tout pour abattre la future maîtresse du prince, mais, si la redoutable Marguerite la protégeait, l'attaque devenait plus difficile.
Un peu de rouge était monté aux joues pâles de Philippe et ses yeux gris brillaient comme glace au soleil, tandis qu'il détaillait avec un ravissement visible le visage de Catherine. Sa main tremblait légèrement autour des doigts menus, glacés par l'émotion et, à la grande surprise de la jeune femme, une larme brilla un court instant sous la paupière du prince. C'était l'homme de l'univers qui pleurait le plus facilement. Le moindre émoi, artistique, sentimental ou autre, lui arrachait des larmes et, lorsque son cœur était touché de douleur, il pouvait répandre de véritables torrents mais, cette curieuse particularité, Catherine l'ignorait encore.
Une dizaine de hérauts, portant de longues trompettes d'argent où pendaient des flammes de soie pourpre, franchirent les portes de la salle, se rangèrent sur une seule ligne et embouchèrent leurs instruments. Un appel fracassant retentit, rebondit jusqu'aux voûtes qui le renvoyèrent en ondes joyeuses sur l'assistance. La main de Philippe, à regret, laissa glisser celle de Catherine. Les princes invités arrivaient...
Trois hommes franchirent le seuil. En tête marchaient Jean de Lancastre, duc de Bedford et Jean de Bretagne. L'Anglais, âgé de trente-quatre ans, roux et mince, avait la beauté célèbre des Lancastre mais une expression d'orgueil intense et de cruauté native qui, figeant ses traits presque parfaits, leur enlevait tout charme. Il avait un regard de pierre sous lequel se cachait une redoutable intelligence, un sens profond de l'administration. Auprès de lui, Jean de Bretagne, carré, aussi large que haut, paraissait rustre malgré son magnifique costume fourré d'hermine et son visage intelligent, mais le troisième homme était sans nul doute le plus intéressant. Carré, lui aussi, mais athlétique et d'une taille largement au-dessus de la moyenne, il semblait créé de tout temps pour porter l'armure. Ses cheveux blonds, coupés en couronne, coiffaient un visage affreux, couturé de blessures récentes et traversé d'une profonde balafre, mais les yeux, aigus, profondément enfoncés, avaient le bleu candide des yeux d'enfants et, quand un sourire se jouait sur ce visage ravagé, il en prenait un charme étrange.
Arthur de Bretagne, comte de Richemont, n'était sans doute plus un beau seigneur malgré ses trente ans. L'effroyable journée d'Azincourt était inscrite en toutes lettres dans les blessures de son visage et, un mois plus tôt, il était encore au fond des geôles anglaises, prisonnier à Londres. Mais il était mieux qu'un vaillant soldat : un homme valeureux, que l'on devinait loyal. Richemont était le frère du duc de Bretagne et s'il acceptait de devenir le beau-frère de l'Anglais, c'était pour deux raisons : d'abord parce qu'il s'était épris de Marguerite de Guyenne, ensuite parce que ce mariage arrangeait la politique de son frère, tout entière tournée vers la Bourgogne pour le moment.
Catherine avait regardé avec intérêt le prince breton sans trop savoir pourquoi. Il était l'un de ces hommes qu'on ne peut voir sans souhaiter, aussitôt, en faire un ami tant on les sent solides et vrais dans leurs affections. Par contre, elle n'avait eu qu'un regard indifférent pour l'Anglais et ceux de sa suite. Les trois ducs, après s'être copieusement embrassés, venaient de prendre place sous le dais et une troupe de danseurs, portant de fantastiques costumes rouges et or qui étaient censés représenter des Sarrasins, s'élancèrent pour exécuter une danse guerrière en brandissant des sabres courbes et des lances. En même temps des serviteurs faisaient circuler des gobelets de vin et des fruits confits pour permettre aux invités d'attendre le festin qui aurait lieu un peu plus tard.
Le spectacle n'intéressait Catherine qu'à moitié. Elle était lasse et, à l'endroit où posait le diamant noir sur son front, elle éprouvait une douleur vague, comme si la pierre creusait sa chair. Elle souhaitait se retirer après l'arrivée des princesses qui ne devaient guère tarder... Le duc, assis sur son trône, tournait continuellement ses yeux vers elle tout en causant avec Bedford, mais cette attention l'agaçait plus qu'elle ne la flattait. Tout aussi pénibles lui étaient les nombreux regards toujours attachés à elle.
Une nouvelle sonnerie de trompettes annonça les princesses. Elles arrivèrent ensemble, identiquement vêtues d'argent, leurs longues traînes portées par de petits pages en velours bleu et satin blanc.
Derrière elles, écarlate et satisfaite, venait dame Ermengarde. La Grande Maîtresse faisait planer sur l'assemblée un regard olympien.
Ce regard, elle l'arrêta sur Catherine et la jeune femme y lut un sourire complice auquel elle répondit. Dans les grandes fêtes, dame Ermengarde appréciait surtout le souper et Catherine n'ignorait pas qu'elle se délectait d'avance, comme une grosse chatte, du repas qu'elle allait faire.
— Le duc ayant présenté chacune de ses sœurs à son futur époux, le maître des Cérémonies allait s'avancer pour former le cortège vers la salle de festin quand un héraut d'armes apparut sur le seuil de la porte, sonna de la trompette et, d'une voix claire, lança : Un chevalier inconnu, qui refuse de dire son nom, demande à être reçu dans l'instant par Monseigneur.
Les conversations s'arrêtèrent. À nouveau ce fut le silence. La voix de Philippe le Bon s'éleva :
— Que veut ce chevalier ? Et pourquoi à cette heure et au milieu d'une fête ?
— Je l'ignore, Monseigneur, mais il insiste pour parler à vous et cela tout justement au sein de la fête. Il jure sur l'honneur qu'il est de sang noble et digne d'être entendu...
Le procédé était pour le moins surprenant et battait en brèche le protocole, mais le duc ne détestait pas la nouveauté. Ceci était étrange, inattendu au milieu d'un bal... Sans doute l'attention aimable d'un grand vassal désireux de rehausser l'éclat de la fête. Cette obstination à cacher son identité devait dissimuler une surprise. Il leva la main, en souriant et ordonna :
— Que l'on nous amène donc, en ce cas, le chevalier mystérieux...
Gageons que c'est là quelque galanterie de l'un de nos féaux sujets qui réserve aux dames et à nous-mêmes, une joyeuse surprise...
Un murmure satisfait salua cet ordre. L'arrivant qui se cachait ainsi soulevait une vive curiosité. Sans doute allait-on voir apparaître un magnifique cavalier portant un costume somptueux qui viendrait sous le masque d'un paladin d'autrefois dire des vers d'amour ou offrir au duc un galant compliment... Mais quand le chevalier mystérieux parut, le brouhaha s'arrêta net.
Dans le cadre des portes ouvertes, en armure d'acier noir, il s'érigeait comme une statue funèbre. Noir, l'épervier battant de l'aile au timbre de son heaume, noires les armes qu'il portait et qui n'étaient certes pas des armes courtoises, mais bien des armes de guerre. Ventaille baissée, silencieux, sinistre, il regardait l'étincelante compagnie. Il tendit à un garde la lourde épée qu'il tenait puis, lentement il s'avança vers le trône, au milieu de la stupeur générale. Dans le grand silence, le claquement des solerets de fer sur les dalles résonnait comme un glas. Le sourire s'était effacé des lèvres de Philippe et chacun retenait son souffle.
Le chevalier noir avançait toujours, d'un pas lourd qui avait l'implacable mécanisme du destin. Au pied du trône, il s'arrêta. Le geste qu'il fit alors fut aussi violent qu'imprévisible.
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