Mais, une fois de plus, elle avait pu constater qu'avec Garin on ne savait jamais de quoi serait fait l'instant suivant.
Le soir, au souper, il fut très froid, ne lui adressa qu'à peine la parole et uniquement pour des commentaires parfaitement dénués d'intérêt sur le temps qu'il faisait. Après quoi, il mena sa femme jusqu'à sa chambre sans prolonger la veillée, salua correctement et tourna les talons.
— Pourquoi ne lui demandes-tu pas d'explications, fit Sara tout en aidant sa maîtresse à se dévêtir. Il me semble que ce serait ton droit.
Je me doutais bien que votre ménage n'était pas tout à fait normal, mais à ce point-là ! Encore vierge après plus d'un mois de mariage !
Je veux bien que ton mari ait été absent presque tout le temps, mais tout de même...
— Tu avais deviné quelque chose n'est-ce pas ? Rappelle-toi tes questions au matin de mes épousailles.
— Je savais que ton époux n'était pas resté longtemps auprès de toi cette nuit-là, mais je croyais que, depuis, il t'avait rejointe plusieurs fois. Comment deviner pareille chose ?
Après l'incident du collier et le dîner glacial qui avait suivi, Catherine, plus vexée qu'elle ne voulait bien l'admettre n'avait pu retenir sa colère. Dans son dépit de se voir aussi clairement dédaignée, elle avait enfin confessé à Sara la vérité de sa vie conjugale, vérité limitée à si peu de choses. Sur le coup, la tzingara avait eu du mal à s'en remettre. Les poings sur les hanches, elle avait considéré Catherine avec un ahurissement comique.
— Quoi ? Rien ?... Vraiment rien ?
Presque rien. La nuit de nos noces, il est venu dans ma chambre et il m'a dévêtue après m'avoir obligée à sortir du lit. Et ensuite, il m'a regardée longtemps, longtemps comme si... comme si j'étais l'une de ces statuettes d'ivoire et d'albâtre qui sont dans sa chambre. Il m'a dit que j'étais très belle... et puis il est parti. Il n'est jamais revenu. Peut-être que je lui déplais.
- Tu es folle ? s'écria Sara avec un regard
farouche. Lui déplaire ? Mais, malheureuse, regarde- toi dans une glace ! Il n'y a pas un homme au monde qui pourrait te résister si tu voulais t'en donner la peine. Et celui-là n'est pas bâti autrement que les autres. Il a retiré ta chemise, il t'a vue complètement nue... et, là-dessus, il est allé tranquillement se coucher à l'autre bout du château ?
Mais c'est de la démence ! Il y a là de quoi faire tordre de rire tout le royaume.
Tout en parlant, Sara secouait la robe qu'elle venait d'ôter à Catherine et l'étendait sur le lit pour la brosser avant de la ranger.
Catherine la regardait faire d'un air désabusé.
— Pourquoi ? Il ne fait sans doute que respecter le contrat imposé par le duc ? Il m'a épousée, mais peut-être Philippe a-t-il exigé de Garin qu'il ne me touche pas.
— Vraiment ? Mais, petite malheureuse, quel homme digne de ce nom accepterait pareil marché sans se déshonorer à ses propres yeux ?
De plus, comment un seigneur, un prince, s'abaisserait-il à le proposer? Non. De deux choses l'une : ou bien, ce qui est invraisemblable, tu ne plais pas à messire Garin, ou bien ton mari n'est pas un homme.
Après tout, il ne fréquentait guère les femmes, avant son mariage. On ne lui a connu aucune maîtresse, aucune aventure. Il a fallu un ordre formel pour qu'il prenne une épouse. Peut-être...
— Peut-être ?
Peut-être que ses goûts ne vont pas aux femmes. C'est un vice courant en Grèce et en Italie d'où je viens. Nombre de femmes y sont délaissées parce que certains hommes leur préfèrent de jeunes garçons...
Catherine ouvrait des yeux énormes.
— Tu ne crois tout de même pas que Garin soit comme ça ?
— Pourquoi pas ? Il a beaucoup voyagé, surtout aux Échelles du Levant. Il peut y avoir contracté ce vice honteux. En tout cas, il faut en avoir le cœur net.
— Je ne vois pas bien comment ? fit Catherine en haussant les épaules.
Sara, lâchant sa brosse s'approcha d'elle, la fixant de ses prunelles rétrécies jusqu'à n'être plus que de minces fentes.
— Je t'ai dit que, si tu voulais t'en donner la peine, aucun homme digne de ce nom, ne saurait te résister. Il faut que tu te donnes cette peine. Au fond, jusqu'ici tu n'as rien fait pour attirer ton mari à toi.
— Mais je n'en ai nulle envie ! protesta la jeune femme. Je ne comprends pas, c'est entendu, mais de là à m'offrir...
Sara haussa les épaules et tourna le dos, brutalement, à la jeune femme avec un regard si chargé de mépris qu'il cloua Catherine sur place. Jamais Sara ne l'avait regardée comme cela.
— Tu n'es pas une femme ! fit dédaigneusement la gitane. Au fond, vous allez bien ensemble. Aucune femme, vraiment femme, ne peut admettre d'être ainsi dédaignée sans en demander les raisons. C'est une question d'amour-propre.
— Non, une question d'amour tout court. Tu sais très bien...
... que tu veux te garder pour je ne sais quel garçon qui ne veut pas de toi. Et tu espères sincèrement y arriver ? Mais malheureuse idiote, crois-tu donc résister longtemps au duc Philippe ? Tu préfères attendre que ton mari, puisque c'est là son rôle, te livre à lui, bien ficelée, bien pomponnée, comme une petite oie grasse à point. Tu vas accepter ce rôle d'esclave... toi ? Je vais te dire une chose : si tu avais seulement un peu de mon sang dans les veines, du vrai sang bien rouge, tout brûlant de fierté et d'orgueil, tu irai? te jeter dans les bras de ton mari, tu le forcerais à faire envers toi son devoir d'homme... ne fût- ce que pour jouer à ce Philippe de Bourgogne le tour qu'il mérite. Mais ce qui coule dans tes veines, ce n'est que de l'eau. Laisse-toi donc livrer pauvre sotte, c'est tout ce que tu mérites...
La foudre tombant sur Catherine ne l'aurait pas sidérée davantage que la violente sortie de Sara. Elle restait au milieu de la pièce, bras ballants, sans réaction. Sara retint un sourire puis ajouta, avec une douceur perfide :
— Le pire... c'est que tu meurs d'envie d'aller t'expliquer avec ton mari parce que tu es faite pour tout ce que tu voudras sauf pour la chasteté. Et aussi parce que tu es vexée comme un dindon !...
Cette deuxième comparaison, empruntée à la basse- cour, eut raison de la stupeur de Catherine. Un flot de sang monta à ses joues et elle serra les poings.
— Ah, je mérite uniquement de me laisser livrer comme une petite oie ! Ah, je suis vexée comme un dindon ! Eh bien, tu vas voir. Va me chercher mes femmes.
— Que vas-tu faire ?
— Tu vas le voir. Après tout, tu as raison : je suis terriblement vexée ! Je veux un bain, tout de suite, et mes parfums... Quant à toi, si tu ne t'arranges pas pour me rendre irrésistible, je te ferai arracher la peau du dos à coups de fouet à mon retour.
— Si cela ne dépend que de moi, fit Sara en riant et en courant se pendre à une sonnette, ton époux va courir un grave danger.
Quelques minutes plus tard, les femmes de Catherine accouraient. La baignoire d'argent fut remplie d'eau tiède et la jeune femme s'y plongea quelques minutes. Après quoi on la massa jusqu'aux orteils, on la poudra puis Perrine, la parfumeuse, fit son office sous la direction de Sara qui s'était réservé les soins de la chevelure. Pendant que les autres servantes s'activaient, elle brossa et rebroussa les longs cheveux soyeux jusqu'à ce qu'ils brillent comme de l'or pur et crépitent sous le peigne. Puis elle les laissa aller sur le dos de Catherine.
Leur travail terminé, les suivantes se retirèrent sur un geste de Sara qui entendait mener seule la suite des opérations.
— Que vais-je mettre ? demanda Catherine, l'œil interrogateur, lorsqu'elles furent sorties.
— Tu mettras ce que je te dirai de mettre, fit Sara, très occupée à relever maintenant les cheveux de la jeune femme sur le dessus de sa tête.
Elle les emprisonna, tout en haut, dans un bracelet d'or garni de turquoises puis les laissa aller, formant une longue et brillante queue de cheval. Visiblement, elle prenait un très grand plaisir à son travail et souriait d'un air mystérieux.
Quelques minutes plus tard, Catherine, un flambeau à la main, quittait sa chambre. Elle savait par Perrine, envoyée aux nouvelles, que Garin n'avait pas encore regagné son appartement. Il s'attardait chez Abou-al-Khayr à parler médecine... Enveloppée d'une grande mante de taffetas bleu-vert doublée de lièvre gris pâle, ses pieds nus passés dans des mules assorties, la jeune femme se hâtait le long des couloirs. Elle voulait arriver chez Garin avant lui.
Lorsqu'elle atteignit la grande porte de chêne qui fermait la chambre de son mari, aucune lumière ne filtrait dessous. Elle appuya la main sur le vantail, la porte s'ouvrit révélant l'obscurité de la chambre.
Levant son flambeau, Catherine fit quelques pas dans la pièce vide puis referma très vite la porte. Tout allait bien...
Elle en fit le tour, allumant les flambeaux préparés par le valet de chambre à la flamme de sa propre chandelle. .Bientôt, la grande pièce somptueuse se mit à vivre sous les lumières. Le fauteuil d'argent et de cristal brillait comme un joyau mais ce fut le lit qui l'attira.
Lentement, presque craintivement, elle gravit les deux marches de velours violet, puis resta là, regardant la sévère et fastueuse couche.
Germain, le valet, avait fait la couverture et elle hésita un instant à se glisser dans les draps de soie violette. Mais, se rappelant les recommandations de Sara, elle préféra demeurer debout là où elle était. D'ailleurs, un pas rapide s'approchait dans la galerie...
Lorsque Garin ouvrit la porte de sa chambre, la première chose qu'il vit fut Catherine, debout auprès du lit, drapée dans la soie changeante de son manteau, qui le regardait, la tête fièrement levée. Son regard la quitta un instant pour faire le tour de la chambre illuminée, puis revint à elle, sans cacher sa surprise.
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