En un seul mois elle avait su s'imposer et se faire respecter presque autant que Garin lui-même. Sèchement, elle ordonna au majordome Tiercelin de faire préparer pour l'hôte distingué la chambre aux griffons et d'y faire porter deux paillasses pour les serviteurs de l'Arabe. Après quoi elle conduisit elle-même, en cérémonie et précédée de porte-flambeau, pour bien montrer le cas qu'elle en faisait, son visiteur jusqu'à ses appartements. Pendant tout ce temps, Abou- al-Khayr s'était tu, se contentant d'examiner choses et gens autour de lui.
Lorsque Catherine le quitta au seuil de sa chambre en lui indiquant l'heure du repas, il poussa un profond soupir et la retint par le bras.
— Si je comprends bien, ta situation a beaucoup changé ? demanda-t-il doucement, tu es mariée ?
— Mais... oui, depuis un mois.
Le petit médecin secoua tristement sa tête enrubannée. Il semblait tout à coup accablé de douleur. Il était tard dans l'après-midi quand, enfin, ils se trouvèrent face à face. Catherine n'en pouvait plus d'attendre. Elle avait dû déjeuner seule parce que son hôte, alléguant la fatigue du voyage avait demandé qu'on le servît chez lui. En réalité, Abou-al-Khayr voulait se donner le temps de réfléchir avant d'aborder la jeune femme.
Lorsque enfin il se rendit à l'invitation qu'elle lui avait fait tenir de la rejoindre dans sa chambre, il resta un moment à regarder les flammes danser dans la haute cheminée de pierre blanche, ciselée comme un joyau. À bout d'impatience, Catherine pria :
— Parlez maintenant, je vous en supplie. Votre silence me met au supplice. Par pitié... parlez-moi de lui.
L'Arabe haussa les épaules avec découragement. Entre eux les noms n'avaient aucune utilité, mais il se demandait si les faits pouvaient en avoir.
— A quoi bon, puisque tu es mariée ? Que t'importe désormais celui qui est devenu mon ami ? Pourtant, lorsque je vous avais vus ensemble, j'avais eu la prescience que vous étiez réunis par un lien invisible et fort. Je crois savoir lire dans les yeux des hommes et dans les tiens j'avais lu un amour immense. Je devrais pourtant savoir que le regard d'une femme est trompeur, ajouta-t-il avec amertume. J'avais mal lu.
— Non, vous aviez bien lu. Je l'aimais et je l'aime toujours, plus que tout, plus que moi-même, alors qu'il me méprise et me hait.
Ceci est une autre affaire, sourit Abou. Il y aurait beaucoup à dire sur le mépris du seigneur de Montsalvy. Lorsqu'une brûlure a creusé bien profondément la chair, la plaie se referme mais la cicatrice demeure et aucune puissance au monde ne peut l'effacer. Crois-en un médecin et crois aussi que je le regrette puisque tu as pris époux. Vous autres femmes êtes bien étranges créatures ! Vous prenez l'univers à témoin du grand amour qui vous ravage, mais vous allez sereinement offrir votre corps à un autre homme !
La patience commençait à abandonner Catherine. Qu'avait-il besoin de se perdre en considérations sur l'âme féminine quand elle brûlait de l'entendre parler d'Arnaud.
— Les femmes de votre pays sont-elles donc libres de choisir l'homme au lit duquel on les pousse ? Pas ici ! Si je me suis mariée c'est pour obéir à un ordre.
Brièvement elle retraça pour son hôte l'histoire de son mariage, l'ordre formel de Philippe et l'esprit dans lequel cet ordre avait été donné. Mais elle n'eut pas le courage de lui dire que son époux ne l'avait pas encore touchée. A quoi bon ? Tôt ou tard, lorsque Garin reviendrait, il réclamerait ses droits.
— Ainsi, fit le médecin lorsqu'elle eut terminé son récit, ton maître est ce Garin de Brazey qui accompagnait à Bourg le chancelier de Bourgogne ? Étrange, en vérité, que le choix du duc se soit porté sur lui. Il est sombre comme la nuit, dur comme le silex et son caractère semble aussi raide que son échine. Il n'a vraiment rien du mari complaisant.
Catherine balaya d'un geste cette réflexion que Barnabé déjà, avait faite autrefois. Ce n'était pas pour parler de Garin qu'elle l'avait fait venir. A sa demande instante, Abou-al-Khayr consentit enfin à s'expliquer.
Depuis l'auberge flamande il n'avait pas quitté Arnaud de Montsalvy. Ensemble, ils étaient demeurés au Grand Charlemagne le temps nécessaire à la guérison d'Arnaud.
Après ton départ, il a eu une forte fièvre. Il délirait... Un délire bien instructif d'ailleurs, mais tu ne me pardonnerais sûrement pas de me perdre en digressions. Quand nous avons pu reprendre la route, le duc de Bourgogne avait quitté les Flandres et s'était rendu à Paris. Il ne pouvait être question de l'y suivre. Nous n'en serions pas sortis vivants.
Par la voix flûtée, zézayante du petit médecin, Catherine suivait pas à pas le retour d'Arnaud, convalescent hargneux et difficile, vers son maître. Abou disait l'accueil du Dauphin, les merveilles du château de Mehun-sur-Yèvre, la plus aérienne, la plus fantastique des demeures féodales, véritable dentelle de pierre et d'or que le dauphin Charles avait héritée de son oncle Jean de Berry, le plus fastueux mécène du temps. II disait aussi la chaleur du compagnonnage, la fraternité d'armes qui unissait Arnaud de Montsalvy aux autres capitaines du Dauphin. Si évocatrice était la parole de l'Arabe que Catherine croyait voir s'avancer sur le précieux tapis de sa chambre, le jeune Jean d'Orléans, le plus séduisant, le plus chevaleresque aussi des bâtards1, uni au Dauphin par une fraternelle amitié d'enfance, puis la silhouette carrée, brutale du terrible Etienne de Vignolles, si ardent au combat que le surnom de la Hire (la colère) lui allait comme une seconde peau, une âme de bronze dans un corps de fer et avec lui son alter ego, un auvergnat joyeux et féroce, roux comme une châtaigne, nommé Jean de Xaintrailles. Un autre Auvergnat, Pierre de Giac, inquiétant et rusé dont on chuchotait qu'il devait sa faveur à un pacte avec le Diable auquel il avait vendu sa main droite, venait ensuite, puis d'autres encore seigneurs de la tendre Touraine, ou de la redoutable Auvergne, de l'insondable Languedoc ou de la joyeuse Provence, tous ceux qui, fidèles à l'adversité se contentaient d'un roi, une foi, une loi...
1. Le futur Dunois.
Avec quelque perfidie, Abou-al-Khayr décrivait aussi, non sans une ironique complaisance, les dames ravissantes, les fraîches jouvencelles dont Charles VII, qui aimait les femmes presque autant que son cousin de Bourgogne, se plaisait à peupler sa cour. À
l'entendre, la plupart de ces séduisantes créatures n'attendaient qu'un signe du seigneur de Montsalvy pour tomber dans ses bras et singulièrement l'éclatante fille du maréchal de Séverac, une adorable brune aux yeux « longs comme une nuit de rêve »...
— Passons, passons ! coupa Catherine exaspérée par l'enthousiasme machiavélique déployé devant elle.
— Pourquoi donc ? s'étonna Abou-al-Khayr avec une naïveté bien jouée. Il est bon qu'un homme jeune et sain dépense ses forces et prenne du plaisir car le poète a dit : « De ce qui n'est plus et de ce qui sera ne t'occupe pas. Réjouis-toi dans le présent, c'est là le but de la vie... »
— Et mon but à moi n'est pas d'entendre le récit des bonnes fortunes de messire de Montsalvy. Que s'est-il passé ensuite ? s'écria la jeune femme furieuse.
Abou-al-Khayr lui dédia un gracieux sourire et caressa sa barbe de neige.
— Ensuite le Dauphin est devenu le Roi et nous avons eu un couronnement, des fêtes, des joutes que j'ai pu voir de loin, du logis où mon ami m'avait installé et où, d'ailleurs, je recevais force visites.
Le sire de Giac en particulier...
Catherine était à bout de forces. Ses nerfs tendus la torturaient tant qu'elle sentit les larmes lui monter aux yeux.
— Par grâce !! implora-t-elle d'une voix si brisée que le petit médecin en eut pitié.
Il retraça rapidement la vie des derniers mois, les quelques combats auxquels Arnaud avait participé avec la Hire, puis sa désignation pour escorter à Bourg-en-Bresse l'ambassade du roi Charles que menait le chancelier de France, l'évêque de Clermont, Martin Gouge de Charpaignes, un parent d'Arnaud, enfin le départ de l'ambassade que le Cordouan avait suivie.
Bien entendu, il n'avait pas eu la possibilité d'assister aux difficiles négociations que présidait le duc de Savoie, mais, chaque soir, il voyait revenir Arnaud un peu plus furieux. A mesure que, par la bouche de Nicolas Rolin se développait la longue liste des exigences bourguignonnes, croissait la rage du jeune homme. Les conditions de paix, selon lui, étaient inacceptables et, jour après jour, il se retenait de sauter à la gorge de l'insolent Bourguignon qui osait réclamer du roi Charles une amende honorable pour le meurtre de Jean-sans-Peur, la dispense pour Philippe de l'hommage royal dû par tout grand vassal, fût-il duc de Bourgogne, la livraison d'une bonne moitié des terres que l'Anglais n'avait pas encore prises. Les faux- fuyants, les réserves blessantes de maître Nicolas portaient au paroxysme la fureur du bouillant capitaine... et sa haine du duc Philippe.
— Car il le hait, ajouta Abou pensif, comme jamais je n'ai vu homme haïr son semblable... et je ne suis pas sûr que tu n'y sois pas pour quelque chose. Pour l'heure, Monseigneur de Savoie a obtenu une trêve des adversaires et la promesse de négociations ultérieures qui doivent s'ouvrir le 1er mai. Cette trêve, en tout cas, j'en sais un qui est bien résolu à n'en pas tenir compte.
— Que veut-il faire ?
— Venir, jusqu'en la cour du duc Philippe, lui lancer un défi.
Exiger de lui un combat à outrance.
Un cri de terreur échappa à Catherine. Si Arnaud osait seulement défier le duc, il ne sortirait pas vivant de la ville. Qui avait jamais entendu parler d'un prince régnant se mesurant en champ clos avec un simple chevalier... surtout pour un combat à outrance ! Violemment, elle reprocha au médecin d'avoir abandonné son ami dans une pareille crise de folie. Il fallait le raisonner, lui faire voir qu'il courait au suicide s'il tentait de mettre son projet à exécution, le retenir de force au besoin... Abou-al-Khayr hocha la tête :
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