— Je sais. Je voulais seulement que tu me dises comment s'est passée cette nuit de noces. C'est une chose si importante qu'un premier contact intime, dans la vie d'une femme !...

— Très bien, fit Catherine laconiquement.

Elle était, en effet, très décidée à n'avouer à âme qui vive, pas même à Sara, son humiliante expérience de la veille. Son orgueil se refusait à admettre, même devant sa vieille confidente, que son époux, après avoir contemplé la totalité de sa beauté, s'en était allé coucher dans son propre appartement sans même lui avoir donné un seul baiser. Mais Sara ne se tenait pas pour battue.

— Si bien que ça ? Tu n'as pas l'air bien fatiguée pour une jeune épousée. Tes yeux ne sont même pas cernés...

Cette fois, la colère emporta Catherine qui frappa du pied.

— Veux-tu me dire ce que cela peut te faire ? Je suis comme je suis ! Maintenant laisse-moi en paix. Il faut que je descendre rejoindre mon époux.

L'irritation de la jeune femme arracha à Sara un faible sourire. Sa main brune se posa sur l'épaule de Catherine. Elle l'attira brusquement à elle, posa un baiser rapide sur son front.

— Plût à Dieu que tu dises vrai, mon ange, car j'aurais moins souci de toi. Plût à Dieu que tu aies vraiment trouvé un mari. Mais j'en doute.

Refusant, cette fois, de s'expliquer davantage, Sara ouvrit la porte de la chambre après avoir emmitouflé Catherine dans l'ample manteau de velours brun que lui avait donné jadis le duc Philippe et qu'elle avait soigneusement conservé. Puis elle l'escorta dans le glacial escalier de pierre de la tour. Devant le château, Garin attendait sa femme et alla lui offrir la main.. Près de l'escalier, soufflant dans leurs instruments de toutes leurs joues gonflées, une troupe de jeunes garçons joyeusement vêtus de rouge et de bleu, jouaient du hautbois avec ardeur. L'apparition de la jeune femme parut stimuler leur ardeur et ils n'en soufflèrent que plus fort. Un pâle soleil à peine coloré avait réussi à percer les nuages.

Toute la journée, Catherine joua consciencieusement son nouveau rôle de châtelaine, au son des hautbois de l'Avent. À la tombée du jour, elle se rendit, avec toute sa maisonnée et tous les habitants du village, à la petite église de Brazey pour y allumer des brandons à la lampe du chœur. Après quoi, chacun devait revenir allumer son foyer éteint à cette flamme sacrée. Debout, à côté de Garin, elle le regarda enflammer, dans la cheminée de la grande salle, la bûche rituelle, une énorme tranche de hêtre, puis l'aida à distribuer à chaque paysan une pièce de tissu, trois pièces d'argent et un gros pain en cadeau de Noël.

À minuit, elle entendit les trois messes traditionnelles dans la chapelle du château où la veille on l'avait mariée, puis rentra pour le repas qui était servi.

Au bout de cette longue journée, elle se sentait lasse. La chute de la lumière, en ramenant la nuit, avait réveillé du même coup ses inquiétudes. De quoi serait faite cette nouvelle nuit ? Garin se montrerait- il aussi étrange qu'au cours de la précédente ou bien réclamerait-il ses droits d'époux ? Toute la journée, il avait été parfaitement normal, voire aimable. Plusieurs fois, il lui avait souri et, en sortant de table, après le souper de minuit, il lui avait offert deux bracelets de perles en présent de Joyeux Noël. Mais son regard quand il se posait sur Catherine, avait parfois une expression si étrange que la jeune femme se sentait glacée jusqu'à l'âme. Elle aurait juré, à ces moments- là, qu'il luttait contre quelque sombre fureur. Mais pourquoi cette fureur ? Contre qui ? Elle se montrait envers lui aussi douce et soumise que pouvait le souhaiter le plus exigeant des époux.

Le cœur du Grand Argentier de Bourgogne semblait constituer une bien difficile énigme !

Pourtant, les craintes de Catherine se révélèrent sans fondement.

Garin se contenta de la conduire jusqu'à la porte de sa chambre. Il lui souhaita une bonne nuit puis, inclinant légèrement sa haute taille, il posa un baiser rapide sur le front de la jeune femme. Mais si rapide et indifférent qu'eût été ce baiser, les lèvres qui l'avaient donné étaient brûlantes. L'œil inquisiteur de Sara n'avait rien perdu de ces étranges manifestations d'intimité conjugale mais elle s'abstint de tout commentaire.

Le lendemain, le visage sans expression définie, elle apprit à Catherine, au réveil, que son époux avait dû gagner précipitamment Beaune pour le service du duc. Il s'excusait et priait sa femme de vouloir bien rentrer de son côté à Dijon dans la journée, de s'y installer à son hôtel de la rue de la Parcheminerie. Là, elle attendrait le retour de son mari qui, peut-être, se ferait attendre car il avait reçu l'ordre d'accompagner le chancelier Nicolas Rolin chez le duc de Savoie. Garin enverrait, de Beaune, prendre ses équipages à Dijon et ne rentrerait pas avant son départ. Catherine était priée de s'accoutumer seule à sa nouvelle demeure.

Soulagée en un certain sens, et heureuse de cette liberté inespérée, la jeune femme obéit ponctuellement. A la fin de la matinée, elle prit place dans une litière fermée d'épais rideaux de cuir, Sara auprès d'elle, et quitta le petit château de Brazey pour regagner la ville ducale. Le froid était moins vif et le soleil semblait vouloir s'installer pour un moment. Catherine, joyeuse, songea que, dès le lendemain, elle pourrait aller embrasser sa mère.

CHAPITRE IX

La philosophie d'Abou-al-Khayr

Le jour de la saint Vincent, autrement dit le 22 janvier, Catherine se rendit avec Odette de Champdivers au grand repas de cochon que l'oncle Mathieu donnait traditionnellement, chaque année à la même date, dans son clos de Marsannay. Dans toute la Bourgogne, de semblables festins avaient lieu pour fêter les vignerons dont saint Vincent est le vénéré patron.

Les deux jeunes femmes avaient quitté, tôt le matin, l'hôtel de Brazey où Odette séjournait depuis quelques jours et s'étaient mises en route, alors que la nuit était encore noire. Une forte escorte de serviteurs entourait la litière bien close où elles avaient pris place, joyeuses comme des écolières en vacances. Pour se tenir chaud, elles avaient fait déposer des chauffe- doux, des récipients de fer garnis de braise rouge, dans l'intérieur du véhicule.

Catherine oubliait presque qu'elle était mariée car il y avait près d'un mois que Garin l'avait quittée. Avec une joie d'enfant, elle avait pris possession du magnifique hôtel de son époux où un fastueux appartement l'attendait. Elle avait passé des jours et des jours à en dénombrer les multiples merveilles, un peu étonnée de se découvrir si riche et si grande dame. Mais elle n'avait pas oublié les siens et, chaque jour, elle s'était rendue rue du Griffon pour embrasser sa mère et l'oncle Mathieu, non sans faire un crochet par la rue Tâtepoire afin de bavarder un moment avec Marie de Champdivers. Chez l'oncle Mathieu, elle était toujours accueillie chaleureusement et d'autant plus que Loyse avait quitté la maison pour le couvent.

Le mariage de sa sœur avait produit un curieux effet sur la fille aînée de Jacquette Legoix. La vue du monde, qu'elle supportait encore tant bien que mal jusque-là, lui était devenue intolérable. Mais, ce qu'elle endurait le plus difficilement c'était la pensée que Catherine, désormais en puissance de mari, était passée de l'autre côté de la barricade, dans cet univers des hommes qu'elle haïssait. Aussi, un mois environ après l'entrée de sa sœur chez les Champdivers, Loyse avait-elle annoncé son désir d'entrer comme novice chez les Bernardines de Tart, un sévère couvent dépendant de l'inflexible règle de Cîteaux. Nul n'avait osé s'opposer à cette décision que l'on sentait sans appel. Au reste, le bon Mathieu aussi bien que sa sœur, étaient-ils vaguement soulagés. Le caractère de Loyse s'aigrissait de jour en jour, son humeur, toujours sombre, était pénible et Jacquette se désolait en songeant à l'avenir sans joie qui s'ouvrait devant sa fille aînée. Le cloître, auquel, depuis son plus jeune âge, elle aspirait, était bien le seul endroit où Loyse pût trouver paix et sérénité. On l'avait donc laissée se joindre au blanc troupeau des futures épouses du Christ.

— Il faut, marmonnait Mathieu, que Notre Seigneur soit l'infinie patience et l'infinie mansuétude... car il aura là une épouse peu commode.

Et, tout au fond de son cœur paisible, le brave homme respira mieux quand la figure glacée de sa nièce cessa de hanter le Grand Saint Bonaventure. Il s'installa avec sa sœur dans une confortable existence à deux et goûta le plaisir de se faire dorloter.

À Marsannay, Catherine et Odette avaient trouvé le village en ébullition. On y préparait la fête depuis plusieurs jours. La neige avait été méthodiquement chassée de la rue, unique et principale. A toutes les façades, même les plus pauvres, pendaient les plus beaux draps et les pièces d'étoffe les plus vivement colorées que l'on avait pu trouver dans les coffres de mariage. Les plantes d'hiver, le gui argenté enlevé de haute lutte aux branches des vieux chênes, et le houx épineux décoraient les portes et les fenêtres. Une puissante odeur de porc rôti embaumait tout le pays car on avait égorgé les cochons les plus gras pour préparer ce repas traditionnel dont le précieux animal faisait seul les frais.

Chez l'oncle Mathieu, le plus riche propriétaire de vignes de Marsannay avec les moines de Saint- Bénigne, une meute de dix cochons avaient payé de leur vie le pantagruélique repas offert par le drapier à tous les bareuzais1 qui, le temps des vendanges venu, viendraient cueillir les grappes violettes dans ses vignes. Car l'oncle Mathieu était un homme fort à son aise, même s'il n'aimait pas étaler sa richesse. Pour arroser le repas, il avait fait mettre en perce six queues de vin de Beaune, de Nuits et de Romanée...