Barnabé pressa le pas en serrant plus fort dans la sienne la main de l'adolescente.

— Courage ! souffla-t-il, tu verras qu'il y a bien des moments où il en faut, et du plus rude ! Tu auras bientôt une autre maison...

— Mais pas un autre Papa... murmura-t-elle, prête à pleurer.

— Moi, j'avais sept ans quand les sergents du guet ont pris le mien.

Et quand je pense à la mort qu'il a eue, je me suis souvent dit que j'aurais donné cher pour qu'il fût seulement pendu.

— Que lui a-t-on fait ?

— Ce que l'on fait aux faux monnayeurs : on l'a fait bouillir au Morimont de Dijon...

Une exclamation d'horreur échappa à Catherine mais ses larmes s'arrêtèrent et elle poursuivit son chemin en silence. Courageusement, elle chassa les souvenirs cruels qui chaviraient son cœur à un moment où il lui fallait se comporter vaillamment. Quand on fut au Marché Notre-Dame, elle put voir que Mâchefer et ses hommes, sous divers déguisements, en soldats, en bourgeois ou même en moines, musaient aux alentours, fidèles au rendez-vous. Seul Mâchefer avait conservé son déguisement de mendiant. Barnabé montra alors discrètement la maison de la tripière, toujours aussi bien fermée.

— À toi Sara !...

Sur un signe de tête, la bohémienne, roulant des hanches et chantonnant, s'avança sans se presser jusque dans la rue. Elle tenait un tambourin à la main sur lequel elle se mit à frapper pour accompagner sa chanson.

Elle chantait ou plutôt elle fredonnait sur un rythme nonchalant, frappant de temps en temps son tambourin de son poing fermé. Mais peu à peu, le chant se fit plus fort, plus distinct encore que les paroles barbares fussent incompréhensibles. La mélodie était bizarre, coupée de silences et de notes aiguës pareilles à des cris et la voix un peu rauque de Sara lui donnait une profondeur mystérieuse, une puissance d'incantation. Catherine écoutait de toutes ses oreilles, subjuguée. Un ou deux visages apparurent aux fenêtres tandis que les rares passants s'arrêtaient : en tout, cela ne devait guère faire plus d'une dizaine de personnes. Mâchefer s'approcha de Barnabé sous couleur de demander l'aumône.

— Si la vieille n'ouvre pas sa porte, il faudra l'enfoncer, hé ?

Barnabé fouilla dans sa bourse, en tira un sol qu'il fourra dans la main crasseuse :

— Bien entendu. Mais j'aimerais autant l'éviter. Casser les portes, cela fait toujours du bruit même s'il n'y a personne.

Aucun visage n'apparaissait derrière les carreaux de la tripière. La maison eût paru morte si des bruits ne s'étaient fait entendre à l'intérieur. Soudain, Catherine blêmit et s'agrippa à Barnabé.

— Mon Dieu !... Voilà Marion !... fit-elle en désignant discrètement une forte commère qui venait d'apparaître au bout de la rue.

Le Coquillart leva les sourcils :

— Qui ? Votre ancienne servante ? Celle qui...

— Oui, qui a jeté la foule sur notre maison, causé la mort de Michel et de Papa. Oh, je ne veux pas la voir !

Soulevée de dégoût, l'adolescente allait s'enfuir. Barnabé la retint d'une main ferme.

— Hé là !... Un bon soldat ne déserte pas devant l'ennemi, mauviette ! Je comprends bien que tu n'aies pas envie de revoir cette femme... qui d'ailleurs n'a rien d'appétissant. Mais il faut tout de même rester là.

— Et si elle me reconnaît ?

Sous cette défroque ? Cela m'étonnerait. Et bizarre, coupée de silences et de notes aiguës pareilles à des cris et la voix un peu rauque de Sara lui donnait une profondeur mystérieuse, une puissance d'incantation.

Catherine écoutait de toutes ses oreilles, subjuguée. Un ou deux visages apparurent aux fenêtres tandis que les rares passants s'arrêtaient : en tout, cela ne devait guère faire plus d'une dizaine de personnes. Mâchefer s'approcha de Barnabé sous couleur de demander l'aumône.

— Si la vieille n'ouvre pas sa porte, il faudra l'enfoncer, hé ?

Barnabé fouilla dans sa bourse, en tira un sol qu'il fourra dans la main crasseuse :

— Bien entendu. Mais j'aimerais autant l'éviter. Casser les portes, cela fait toujours du bruit même s'il n'y a personne.

Aucun visage n'apparaissait derrière les carreaux de la tripière. La maison eût paru morte si des bruits ne s'étaient fait entendre à l'intérieur. Soudain, Catherine blêmit et s'agrippa à Barnabé.

— Mon Dieu !... Voilà Marion !... fit-elle en désignant discrètement une forte commère qui venait d'apparaître au bout de la rue.

Le Coquillart leva les sourcils :

— Qui ? Votre ancienne servante ? Celle qui...

— Oui, qui a jeté la foule sur notre maison, causé la mort de Michel et de Papa. Oh, je ne veux pas la voir !

Soulevée de dégoût, l'adolescente allait s'enfuir. Barnabé la retint d'une main ferme.

— Hé là !... Un bon soldat ne déserte pas devant l'ennemi, mauviette ! Je comprends bien que tu n'aies pas envie de revoir cette femme... qui d'ailleurs n'a rien d'appétissant. Mais il faut tout de même rester là.

— Et si elle me reconnaît ?

Sous cette défroque ? Cela m'étonnerait. Et sortes de considérations peu flatteuses sur les parents de Sara et sur Sara elle-même. Mais cette courte joute oratoire avait permis aux hommes de Mâchefer de se grouper.

— Allons-y ! fit le roi des truands... En avant !...

Barnabé se gara avec Catherine sous l'auvent d'un talmelier1 qui devait être à l'exécution car ses volets étaient mis. Les deux douzaines d'hommes de main de Mâchefer s'étaient précipités sur la porte. En un clin d'œil, la mère Caboche fut balayée par la vague d'assaut jusqu'au fond de son échoppe tandis que Sara, déséquilibrée par la violence du choc, roulait jusqu'au milieu de la ruelle où Barnabé la ramassa. Elle riait de bon cœur.

— Pas de mal ? demanda le Coquillart.

— Non. Sauf que le poing de Mâchefer dirigé vers la mère Caboche s'est trompé d'adresse et m'est arrivé dans l'œil. Je vais avoir un beau coquart. Il tape comme un sourd ! La brute ! J'ai cru qu'il m'enlevait la tête.

En effet, le tour de l'œil gauche de Sara commençait à bleuir d'inquiétante façon, mais elle n'avait rien perdu de sa bonne humeur.

Pendant ce temps, les truands avaient envahi la maison de la tripière et menaient là-dedans un grand vacarme dominé par les hurlements de la victime. Il est probable que les envahisseurs ne devaient pas se contenter de chercher Loyse.

Au bout de quelques instants, Mâchefer reparut portant dans ses bras une jeune femme seulement vêtue d'une longue chemise de toile blanche et dont les cheveux blonds couvraient son épaule.

— C'est bien ça ? demanda-t-il.

Loyse, Loyse !... cria Catherine en se pendant à la main inerte de la prisonnière. Mon Dieu !... Elle est morte !


1. Boulanger.


Un flot de larmes monta aussitôt à ses yeux. Barnabé se mit à rire.

— Mais non, gamine, seulement évanouie, mais il faut faire vite.

On la ranimera à l'entrepôt.

La jeune fille, en effet, était inerte, les yeux clos et les narines pincées. Elle était extrêmement pâle avec de grands cernes violets autour des yeux et sa respiration était imperceptible. Sara fronça les sourcils.

— Courez alors, car elle est bien pâle... Je n'aime pas ça.

Mâchefer ne se le fit pas dire deux fois et prit sa course à travers les rues de la Cité, laissant ses hommes piller à leur guise la maison de la tripière. Les trois autres se lancèrent dans son sillage. Ce fut une course éperdue, mais Catherine qui avait si longtemps rêvé de courir dans les rues au fond du caveau de Barnabé, y prit un vif plaisir.

Loyse était sauvée, on allait partir tous ensemble sur un bateau, voir du pays, faire d'autres connaissances... C'était comme une magnifique aventure qui s'ouvrait devant elle, effaçant un peu les traces profondes des douleurs récentes. Les maisons, les carrefours avec leurs fontaines et leurs croix votives défilaient de part et d'autre de ses pieds rapides.

La Seine fut traversée presque d'un seul bond. Mâchefer, malgré le poids de Loyse, bien léger mais réel, semblait voler et les trois autres avaient du mal à le suivre. Enfin ils atteignirent les grèves de sable jaune que le soleil incendiait. Les portes de l'entrepôt des Marchands de l'eau se refermèrent sur eux et les engloutirent dans l'ombre chaude de l'intérieur. Jacquette les guettait. Elle se jeta avec des sanglots sur Loyse toujours évanouie, mais Sara l'écarta assez rudement.

— Elle a besoin de soins, pas de larmes. Laissez- moi faire...

Catherine, hors d'haleine et pleine d'un profond sentiment de satisfaction, se laissa tomber dans la poussière pour reprendre souffle.

Une heure plus tard, assise auprès de Barnabé, à l'avant du chaland, elle regardait défiler Paris. Des larmes roulaient encore sur ses joues et c'était l'adieu à Landry qui les avait fait couler. Cela avait été un moment plus dur que l'adolescente n'aurait cru. Elle avait pris conscience, à ce moment, de la place que le jeune garçon tenait dans sa vie. Quant à lui, il était si ému qu'il n'avait pu retenir une grosse larme qui avait mouillé la joue de Catherine. En l'embrassant pour la première et la dernière fois, elle avait senti sa gorge s'étrangler. Aucun mot n'était parvenu à en sortir. Alors Landry avait promis :

— J'irai te voir un jour, je te le jure. Je veux être soldat et j'irai prendre du service chez Monseigneur de Bourgogne. On se reverra, j'en suis sûr...

Il souriait, essayait de faire le brave mais le cœur n'y était pas. Les coins de la bouche de Landry, qu'il faisait de si vaillants efforts pour relever, retombaient toujours. Barnabé, alors, avait brusqué les adieux, embarqué Catherine presque de force en la prenant sous son bras.