Sans quitter des yeux le redoutable personnage, Catherine alla tirer un pot de vin au tonneau caché dans un coin. C'était de l'excellent vin de Beaune, une des futailles que Jean-Sans-Peur, dans sa politique démagogue avait distribuée à ses amis bouchers et à ses autres partisans. Ce tonneau-là, destiné au grand boucher Saint-Yon, avait été adroitement détourné de sa destination primitive par Barnabé qui en usait dans les grandes occasions. Mâchefer en vida coup sur coup deux gobelets pleins, essuya sa bouche humide et fit claquer sa langue:

— Fameux !... Je n'en ai pas de pareil !

— Il sera à toi demain, si c'est demain que nous quittons Paris. Tu n'auras qu'à le faire prendre. Et je te fais cadeau aussi de ma maison.

Maintenant raconte.

Calmé et remis en belle humeur par la perspective de s'approprier la queue de vin, Mâchefer ne se fit pas prier pour raconter. Du coup Catherine, rassurée, s'assit par terre auprès des deux hommes.

Le jour où la foule avait assailli l'hôtel de Guyenne et saisi les serviteurs du Dauphin, elle avait aussi assiégé dans la Bastille l'ancien prévôt de Paris, Pierre des Essarts, qui s'y était enfermé avec une compagnie de cinq cents hommes d'armes venus de sa capitainerie de Cherbourg. La forteresse, cependant neuve encore et fortement défendue, avait été si fort pressée que le duc de Bourgogne avait dû en faire ouvrir les portes et livrer des Essarts. Sous bonne garde, celui-ci avait été conduit le lendemain au Grand Châtelet où, depuis, il attendait son jugement. Il était le dernier d'une série déjà longue.

Caboche faisait régner la terreur dans Paris où les visites domiciliaires succédaient aux arrestations, aux pillages et aux violences de toute sorte. Maintenant, la peur des Armagnacs, campés sous les murs de Paris, le talonnait et cette peur engendrait une recrudescence de folie meurtrière. Le 10 juin, l'un des captifs du 28 avril avait été tué dans sa prison puis décapité aux Halles avant que son corps ne fût accroché à Montfaucon. Le même jour, le jeune Simon du Mesnil, écuyer tranchant du prince Louis, avait été conduit aux Halles avec Jacques de la Rivière puis décapité et pendu ensuite par les aisselles. Le 15

juin cela avait été le tour de Thomelin de Brie qui avait voulu défendre le pont de Charenton. Celui du grand prévôt était venu. Le lendemain, I" juillet, il serait mené aux Halles pour y avoir la tète tranchée.

Tout Paris y sera, conclut Mâchefer, hormis la mère Caboche que son fils oblige à demeurer cloîtrée pour surveiller la petite. Sa boutique est toujours fermée et elle boit plus qu'une outre. Il faudra faire le coup dans la journée, vers none1. De mon côté tout sera prêt. Veille au grain chez toi et prépare ton monde. On passera par la Croix-du-Trahoir et le marché aux pourceaux pour gagner les grèves et la Cité.

La rue Saint-Denis sera bourrée de monde. Tu as un bateau ?

— Je vais y voir sur l'heure...

Barnabé se leva et rangea son matériel soigneusement, enfermant séparément ses fragments d'os et ses petites boîtes dans des sacs différents. Mâchefer le regardait faire avec amusement.

— Quel grand Saint es-tu en train de mettre en boîtes ? demanda-t-il. — Saint-Jacques, voyons, qu'il me pardonne ! Tu sais bien que je viens de Compostelle...

Mâchefer partit d'un énorme éclat de rire et se tapa vigoureusement sur les cuisses.

— Depuis le temps que tu en vends des morceaux du grand Saint-Jacques, il faut croire qu'il était au moins aussi gros que l'éléphant du Grand Charlemagne. Tu pourrais peut-être changer ?

L'hilarité de son compère n'eut pas d'effet sur Barnabé. Il le contempla avec la tristesse sincère d'un bon commerçant qui voit dénigrer sa marchandise.

— Saint-Jacques se vend très bien, dit-il sérieusement. Je n'ai aucune raison de changer.

Tout en parlant, il endossait sa houppelande, appelait Sara qui ravaudait des hardes avec Jacquette, dans la pièce du dessus, en vue du prochain voyage, et tapotait la joue de Catherine.

— Va aider les femmes, mignonne. Je n'en ai pas pour longtemps.

L'idée d'aller chercher un bateau enchantait l'adolescente, mais Barnabé ne voulut rien savoir pour l'emmener.


1. 15 heures.


Le lendemain, l'agitation de la ville fut perceptible, des le matin, jusqu'au fond des ruelles sinistres et silencieuses de la Cour des Miracles. Tout le monde devait être dans la rue, massé près du Grand Châtelet . attendant la sortie du condamné. Les cris de haine, répétés par des milliers de poitrines faisaient comme ii n grondement lointain qui couvrait les cloches des églises sonnant le glas depuis le lever du jour. Dans la maison de Barnabé, l'activité avait été débordante dès l'aurore. Le Coquillart, au moment de quitter sa maison, avait fait de ses affaires les plus précieuses quelques ballots dans lesquels il avait joint les hardes îles femmes. C'était Landry qui était chargé de porter cela à la grève du Fort-l'Evêque où la puissante guilde des marchands de l'eau avait des entrepôts. Barnabé avait retenu des passages sur un chaland remontant la Seine jusqu'à Montereau avec une cargaison de poteries destinées à cette ville. La nature de ce chargement le mettait à l'abri des entreprises îles soldats d'Armagnac qui contrôlaient le fleuve à Corbeil. On s'en tirerait avec un droit de passage. Landry devait conduire Jacquette à l'entrepôt et y attendre avec elle l'arrivée des autres. Malgré sa répugnance, elle avait été obligée de laisser Catherine se joindre à l'expédition contre la maison de la tripière parce que l'adolescente était la seule que Loyse pouvait reconnaître parmi ses sauveurs, et aussi parce qu’elle avait catégoriquement déclaré qu'elle voulait y aller et que ce n'était pas la peine d'essayer de l'en empêcher parce qu'elle se sauverait !

Les nerfs surmenés de Jacquette lui interdisaient de se joindre à l'expédition. Ils la rendaient trop émotive donc dangereuse.

— Il n'arrivera rien à la petite, avait promis Barnabé. Mais surtout ne quittez pas l'entrepôt. Si tout va bien, nous y serons vers la seconde heure de none et le bateau part aux cloches de vêpres.

— Soyez tranquille, assura Landry. J'y veillerai.... Elle ne bougera pas !

Le jeune garçon se sentait du vague à l'âme, ce jour-là. Le départ de Catherine pouvait signifier une longue séparation et le cœur lui saignait de quitter sa petite amie qu'il aimait plus qu'il ne voulait se l'avouer à lui-même. Quant à l'avouer à l'intéressée, le garçon eût préféré se couper la langue. Mais c'était vraiment dur et, quand il la regardait, Landry avait de bizarres picotements dans les yeux.

Elle était toute drôle, Catherine, ce jour-là. Barnabé l'avait fait habiller en garçon. Elle portait des chausses collantes, grises, prises dans de fortes chaussures de bon cuir épais, une tunique de futaine verte et, malgré la chaleur, un capuchon qui enserrait étroitement son visage et se continuait par une sorte de petite cape dentelée couvrant ses épaules. Cette coiffure dissimulait totalement sa chevelure. Sara l'avait tressée très serrée pour qu'elle tînt le moins de place possible.

L'ensemble lui allait à merveille et lui donnait l'air d'un farfadet. Elle n'était d'ailleurs pas la seule à avoir modifié son aspect : Barnabé était méconnaissable.

La houppelande aux coquilles était emballée dans les colis et le Coquillart arborait une robe de petit drap de couleur brune que serrait à la taille une ceinture de cuir supportant une large bourse. Une chaîne avec une médaille de Saint-Jacques pendait à son cou et il portait un chaperon de même couleur que sa robe, drapé si artistement et de manière si compliquée qu'il était impossible de deviner que ledit chaperon contenait les économies du Coquillart tandis que la bourse gonflée ne recelait que de la menue monnaie. Tel quel, avec ses poulaines dépassant sa robe d'un demi-pied, il avait assez l'air d'un marchand, aisé sans être riche, et retiré des affaires. Catherine devait passer pour son petit-fils. Seule Sara avait gardé son étrange costume qui allait avoir son utilité. Tous quittèrent ensemble la Cour Saint-Sauveur puis, à la lisière du domaine des gueux, les deux groupes tirèrent chacun de son côté ; Catherine, Sara et Barnabé par la Monnaie royale, tandis que Jacquette et Landry allaient longer l'hôtel d'Alençon et les tours du Louvre. Mâchefer et ses hommes devaient déjà être disséminés dans la Cité et aux abords du Marché Notre-Dame.

Malgré le danger qu'elle courait avec ses compagnons, Catherine se sentait plus heureuse qu'elle ne l'avait été depuis le drame. C'était bon de retrouver le soleil, la rue libre ! Et aussi, il y avait l'excitation de l'aventure, la chasse au gibier humain. On allait arracher Loyse à la bête féroce qu'était Caboche.

La cloche de Saint-Germain l'Auxerrois sonnait none quand Jacquette et Landry passèrent devant l'église. Us descendirent vers le bord de l'eau dans la chaleur de la journée sans trop rencontrer de monde. Tout le contenu de la ville était sans doute rassemblé sur le passage du condamné. Il devait y avoir, en outre, un peu partout, des baladins et des jongleurs, des montreurs d'animaux savants et des conteurs des rues car rien n'attirait la foule autant qu'une belle exécution et c'était une réjouissance à laquelle participaient tous les éléments d'une vraie fête. La mort comptait si peu !

Pendant ce temps, Catherine et Barnabé, suivis à trois pas par Sara, prenaient à leur tour le chemin du bord de l'eau, mais plus en amont.

Le moment pénible fut, pour le faux garçon, quand il fallut franchir le Pont-au-Change. La maison familiale était toujours là mais les murs éventrés perdaient leur plâtre, les fenêtres béaient, montrant le vide intérieur et la belle enseigne de jadis avait été arrachée. Ce n'était plus qu'une carcasse vide dont l'âme s'était envolée. La gorge serrée, Catherine ferma les yeux de toutes ses forces et souhaita être très loin.