Jamais je n'aimerai aucun homme, et surtout pas comme cela ! s'écria l'adolescente en frappant furieusement du pied. Le seul que j'aurais voulu aimer est mort !
Elle s'interrompit, effrayée de ce qu'elle venait de dire et regarda vivement vers sa mère pour voir comment elle réagissait. Mais Jacquette n'avait pas entendu.
Elle était revenue s'asseoir sur la pierre de l'âtre, dans les cendres, et elle égrenait son chapelet de buis. Sara saisit les deux mains de Catherine dans les siennes, emprisonna ses jambes entre ses genoux.
Sa voix baissa de plusieurs tons jusqu'à devenir un murmure doux, insistant et un peu endormeur :
— C'est ainsi, cependant ! Il est écrit dans les petites mains que voici d'étranges choses. Tu es destinée à un grand, un très grand amour qui te fera beaucoup souffrir et te donnera des joies si fortes que tu auras peine à les supporter. Par contre, beaucoup d'hommes t'aimeront... un surtout ! Oh ! (Elle avait retourné les mains de la petite, paumes en l'air, et les examinait curieusement, le front ridé de mille plis... Je vois un prince... un vrai prince ! Il t'aimera et fera beaucoup pour toi. Pourtant, ce n'est pas lui que tu aimeras. C'est un autre. Je le vois ! Jeune, beau, noble... et dur ! Si dur ! Tu te blesseras souvent aux épines qui défendent son cœur mais les larmes et le sang sont le meilleur mortier du bonheur. Cet homme, lu le chercheras comme le chien cherche son maître perdu, tu le suivras le nez à terre comme le limier sur la trace du grand cerf sauvage. Tu auras la gloire, la fortune, l'amour, tu auras tout !... mais tu le paieras très cher ! Et puis... oh quelle chose étrange !... tu rencontreras un ange.
— Un ange ? fit Catherine bouche bée.
Sara avait laissé retomber les mains de la jeune Mlle. Elle paraissait soudain lasse, et plus vieille, mais son regard, perdu bien au-delà des murs crasseux, irradiait de lumière comme si un buisson de cierges s'y fût allumé d'un seul coup.
— Un ange ! répéta-t-elle en extase. Un ange guerrier portant une épée flamboyante...
Trouvant que Sara s'évadait trop loin d'elle, Catherine la secoua doucement pour la ramener sur terre.
— Et toi, Sara ? Est-ce que tu retourneras un jour dans ton île au bout de la mer bleue ?
— Je ne peux pas déchiffrer pour moi-même le livre de l'avenir, mignonne. L'Esprit ne le permet pas. Mais une vieille, jadis, m'avait prédit que je m'éloignerais pour toujours et que, pourtant, je retrouverais les miens. Elle disait que les tribus viendraient à moi1.
Quand Barnabé revint, il était seul et semblait tout joyeux.
— Voilà, dit-il, tout est décidé. Le plan est établi. Dès qu'il se présentera une occasion favorable, nous arracherons Loyse à Caboche.
— Pourquoi attendre ? Pourquoi pas ce soir, s'écria Jacquette avec passion. Est-ce qu'elle n'a pas assez attendu, et moi aussi ?
— La paix, femme ! s'écria le Coquillart assez rudement. Il faut la reprendre en évitant de se faire tuer. Cette nuit, on va allumer les feux de la Saint- Jean. Le plus grand bûcher est devant le Palais l'autre sur la Grève. Il est impossible de tenter un coup de main dans la Cité même, à deux pas du feu, avec tout le monde qu'il va attirer. Caboche, en plus, est capitaine du pont de Charenton. Il dispose d'armes, de monde. Il est plus puissant que jamais. Enfin, il y a d'autres préparatifs à faire car, le coup fait, le pavé deviendra brûlant. Caboche fouillera partout, même la Cour des Miracles où il a des intelligences.
Loyse retrouvée, il nous faudra quitter Paris.
1. C'est vers 1416 que les premières tribus gitanes vinrent en Europe en provenance de la Grèce, du Moyen-Orient et même de l'Indus.
Nous ? fit Catherine ravie. Tu viendras avec nous ?
Oui petite ! Mon temps ici est fini. Je suis Coquillart, je dois rejoindre mon chef. Le roi de la Coquille me rappelle à Dijon. Nous ferons route ensemble.
Il expliqua aussitôt le plan que, de concert avec Mâchefer, il avait établi. Dès qu'une manifestation quelconque drainerait les Parisiens vers un endroit suffisamment éloigné, ils se rendraient chez la mère Caboche et s'arrangeraient pour l'attirer dehors, ou, tout au moins, lui faire ouvrir sa porte. Ensuite, avec quelques bons compagnons, enlever Loyse ne serait qu'un jeu. Il faudrait alors gagner un entrepôt de marchandises au bord de la Seine et là, prendre le bateau que l'on aurait trouvé et qui en remontant la Seine et l'Yonne, les emmènerait jusqu'en Bourgogne.
— J'aurai besoin de toi, Sara, ajouta Barnabé. Mais ensuite tu seras repérée...
La gitane haussa les épaules avec insouciance :
— Je partirai avec elles si elles veulent de moi. Cela ne sera pas un grand sacrifice. J'en ai assez de Maillet- le-loup. Il s'est mis en tête de coucher avec moi et toutes les nuits je le repousse. Il est de plus en plus mauvais et menace de m'envoyer danser devant Mâchefer. Tu sais ce que cela veut dire ?
Barnabé fit signe que oui et Catherine se retint d'en taire autant.
Mais une sainte colère bouillait en elle car elle s'était prise d'affection pour son étrange médecin et comprenait que, malgré sa peau foncée, Sara-la-Noire était assez belle pour être admise par Mâchefer au nombre de ses femmes. Glissant sa main dans celle de son amie, elle leva sur elle son regard caressant qui à cet instant, était doré comme une journée d'été.
On ne se quittera plus, dis, Sara ? Tu viendras avec nous chez l'oncle Mathieu. N'est-ce pas Maman ?
Jacquette sourit tristement. Naguère encore si gaie, si vivante, la solide Bourguignonne semblait devenir chaque jour un peu plus transparente. Ses joues perdaient leurs couleurs et se fanaient, de grands plis se creusaient dans son visage encore si lisse et si frais avant les épreuves traversées. Son corselet lacé flottait maintenant sur une poitrine amaigrie.
— Sara sait bien que, là où nous serons, il y aura toujours place pour elle. Est-ce que je ne lui dois pas ta vie ?
D'un même élan les deux femmes, nées à des pôles si éloignés, se jetèrent dans les bras l'une de l'autre en pleurant chacune sur les douleurs de l'autre. Le malheur les avait faites semblables. La bourgeoise était aussi déracinée que la fille de l'air et du vent, que la nomade des routes du monde dont les aïeux avaient suivi les hordes de Gengis-Khan. La solidarité féminine, étrangement puissante quand aucune rivalité ne s'en mêle, jouait à plein entre les deux femmes et Jacquette eut volontiers appelé Sara, sa sœur.
Barnabé qui avait pris Catherine dans ses bras et la faisait sauter comme un bébé, renifla brusquement, s'essuya le nez à la manche de sa souquenille et déclara :
— Assez d'attendrissements. J'ai faim. Et puisque nous voilà de la même famille, soupons en famille. J'ai volé quelques darioles à Isabeau-la-Gourbaude, elles seront pour toi, mignonne, ajouta-t-il en sortant de sa poche les pâtisseries bien dorées.
Il y avait longtemps que Catherine, qui était gourmande au moins autant qu'Isabeau la bien nommée, n'en avait vues. Elle en croqua une avec délice puis brusquement colla ses lèvres toutes sucrées de miel à la joue mal rasée du Coquillart.
— Merci Barnabé !...
La surprise du bonhomme fut telle qu'il faillit laisser choir l'adolescente. Il la posa à terre et s'éloigna liés vite vers un coin sombre où il rangeait ses fausses reliques. On l'entendit renifler plusieurs fois...
Demain, ils vont mener au billot l'ancien prévôt, Pierre des Essarts.
Toute la ville ira à Montfaucon. Ce sera le moment...
La tête hirsute de Mâchefer, débarrassée de ses ulcères fictifs, passait par la porte de Barnabé. Le Coquillart était occupé à enfermer dans de petites boîtes de cuivre des morceaux d'os sur lesquels il mettait une petite bande mince de papier portant quelques caractères gothiques.
— Entre ! fit-il seulement.
Catherine était près de lui, très intéressée par son travail mais il était trop tard pour la cacher. Mâchefer l'avait vue.
— Qui est celle-là ? fit-il en pointant vers elle son gros doigt sale.
— La sœur de la Loyse qui est chez Caboche. Mais pas touche, Mâchefer, elle est comme qui dirait ma fille adoptive !
Le roi des ribauds considérait la jeune fille cramponnée à l'épaule de Barnabé avec un étonnement où perçait un peu de colère.
Catherine, que Sara venait de coiffer, montrait sa tête nue et, à la lumière du feu, ses nattes brillaient comme des torsades d'or pur, ses yeux aussi et elle se dressait comme un petit coq en l.ice de Mâchefer, tendue dans la volonté de ne pas montrer sa peur. L'homme avança une main hésitante, loucha l'une des nattes puis grogna : Vieux filou !... J'ai comme une idée que tu m'as roulé. Si la grande sœur dent les promesses de la petite, ça doit être une fière beauté.
La main sèche de Barnabé rabattit celle du borgne.
— Elle ne lui ressemble pas, fit-il brièvement. Et celle-ci est trop jeune. Cessons là-dessus, Mâchefer. Tu apportais du nouveau. Veux-tu à boire...
— C'est pas de refus, fit l'autre en se laissant tomber lourdement sur un escabeau. Mais t'as de la veine, le Coquillart, d'appartenir à Jacquot-de-la-Mer, sinon, je t'aurais volontiers saigné pour avoir les deux poulettes. Je les aime jeunes, moi, elles sont plus tendres....
Sa main tourmentait une dague passée à sa ceinture et les flammes dansant dans son regard injecté de sang lui donnaient l'air d'un démon.
Catherine, effrayée, recula de deux pas et se signa. Barnabé haussa les épaules sans cesser son travail.
— Tu fais peur aux enfants, maintenant ? Tiens-toi donc tranquille, Mâchefer, nous avons mieux à faire et tu n'es pas si mauvais que tu veux bien le dire. Donne à boire, petite... du vin.
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