— Facile ou pas, fit Barnabé, il faut reprendre Loyse à Caboche.
Dieu seul sait le genre d'expériences que la malheureuse a dû faire avec lui !
— Mais, demanda Sara, comment penses-tu pouvoir la tirer de là ?
— Pas tout seul, bien sûr ! Il suffirait que la mère Caboche crie à l'aide pour qu'il lui vienne une foule de gens avides de se faire bien voir de son fils ou même de ne pas s'attirer sa colère. Il n'y a qu'une seule solution : Mâchefer. Lui seul peut nous aider.
Sara avait quitté l'épaule de Jacquette et avait rejoint Barnabé qui se tenait appuyé d'un pied sur l'escalier et mordillait ses ongles nerveusement. Elle murmura assez bas pour que les autres n'entendent pas. Pas assez bas tout de même pour éviter l'oreille fine de Catherine:
— Tu ne crains pas que Mâchefer veuille se faire payer... en nature. Surtout si la fille est jolie.
C'est un risque à courir et j'espère à ce moment pouvoir l'en empêcher. Mais chaque chose en son temps. Ce qui est à craindre, pour le moment, c'est Caboche, pas Mâchefer. Le roi de Thune a presque autant de monde à son service que l'écorcheur. Il doit être en ce moment à errer du côté de l'hôtel du roi de Sicile où il se tient habituellement pour mendier. Tu le connais, Landry ?
Le jeune garçon fronça les sourcils et allongea les lèvres d'un air dégoûté :
— Celui qui se fait appeler Colin-Beau-soyant ? L'homme aux écrouelles ?
— Lui-même ! Va le trouver. Dis-lui que Barnabé le Coquillart le demande et, s'il fait des difficultés, dis-lui que j'ai besoin de lui d'urgence pour maquiller les acques1. Tu te souviendras ?
— Sûr !
Landry enfonça son bonnet jusqu'aux oreilles, embrassa Catherine qui se pendit à sa main.
— J'irais bien avec toi ! Je m'ennuie tellement ici...
— Vaut mieux pas, petite ! intervint Barnabé. Tu es trop facile à reconnaître. Suffirait que tu perdes ton bonnet. Personne à Paris n'a une tignasse comme la tienne. Tu ferais tout manquer. Et puis j'aime autant que Mâchefer ne te voie pas en plein soleil.
Tandis que Landry grimpait les marches et disparaissait par la porte basse, l'adolescente jeta un soupir de regret au rayon de lumière qui, un bref instant, avait glissé sur les marches verdies. Il devait faire si beau là-haut, en ce jour de fin juin ! Barnabé promettait bien que, dès que l'on aurait repris Loyse, on quitterait Paris, parce que ce serait plus prudent d'abord, mais ce moment semblait ne jamais vouloir venir. Reprendrait-on seulement Loyse ?
La jeune fille sentait la rage l'envahir quand elle pensait à sa grande sœur. Elle ne savait pas bien ce qui pouvait arriver à Loyse, mais elle détestait Caboche de tout son cœur. Il avait toujours été là quand un malheur lui était advenu.
1. Piper les dés (argot coquillart).
L'attente ne fut pas longue. Une heure plus tard, Catherine vit revenir Landry. Il accompagnait un homme si épouvantable qu'elle n'eut pas la moindre envie de quitter le renfoncement de la cheminée, éteinte pour le moment, où Barnabé l'avait consignée, derrière sa mère. Très souvent, elle avait aperçu Mâchefer quand il présidait, la nuit, aux ripailles de son peuple misérable mais elle l'avait toujours vu dans sa pompe mi-burlesque, mi-sauvage de roi des truands. Jamais encore elle ne l'avait vu dans l'exercice de ses fonctions de mendiant. L'homme qu'elle avait devant elle était plus petit de la tête que Barnabé. Il s'appuyait sur deux béquilles et la souquenille crasseuse qui le vêtait était monstrueusement distendue, sur le dos, par une bosse énorme remontant plus haut que la tête. Une de ses jambes, enveloppée de chiffons sanieux, était recroquevillée sous lui et ce qui se voyait de sa peau semblait n'être qu'une plaie purulente. Les étincelantes dents de carnassier, habilement noircies par place, imitaient à s'y méprendre des trous et paraissaient n'avoir laissé, dans la bouche de l'homme, que quelques chicots branlants. Seul, l'œil unique du truand brillait d'un vif éclat, son autre œil mort, la seule infirmité de Mâchefer qui ne fût pas simulée, demeurant caché par un bandeau grisâtre. Mais, en haut des marches, Mâchefer jeta ses béquilles, déplia sa jambe et dégringola l'escalier avec l'agilité d'un jeune homme. Catherine retint un cri de stupeur.
— Que veux-tu ? Le gamin m'a dit que tu avais besoin de moi et tout de suite ! fit le truand.
— Il a dit vrai. Écoute, Mâchefer, on n'est pas toujours d'accord, toi et moi, mais tu es le chef ici et tu as toujours été ferme à la manche1. Tu vas certainement rigoler, mais ce que je te propose...
c'est une bonne action.
— Tu te fous de moi ?
1. Incapable de trahir les amis.
— Non. Écoute plutôt !...
Rapidement, Barnabé expliqua la situation à Mâchefer et ce qu'il attendait de lui. L'autre l'avait écouté en silence, en se dépouillant de ses faux ulcères d'un air méditatif. Quand Barnabé eut fini, il demanda seulement :
— Elle est belle, la fille ?
La main du Coquillart vint presser en silence celle de Jacquette qu'il sentait prête à réagir. Sa voix était parfaitement unie quand il répondit:
— Gentille, sans plus ! Blonde mais trop pâle. Elle ne te plairait pas... et puis elle n'aime pas les hommes. Rien que Dieu ! C'est une future nonne que Caboche a prise de force.
— Y en a qui sont mignonnes, fit Mâchefer songeur. Et Caboche est puissant pour le moment. S'attaquer à lui, c'est un gros morceau...
— Pas pour toi ! Qu'as-tu à craindre de Caboche, aujourd'hui puissant et qui, demain, ne sera peut-être plus rien ?
— Possible. Mais j'ai quoi à gagner dans ton histoire, à part des coups ?
— Rien, fit Barnabé sèchement. Seulement la gloire. Je ne t'ai jamais rien demandé, Mâchefer, et bientôt je retournerai retrouver mon roi à moi, le roi de la Coquille. Veux-tu que je dise à Jacquot de la Mer que Mâchefer le Borgne ne fait rien sans profit et ne sait pas rendre service à un ami ?
— Toutes ces discussions exaspéraient Catherine. Elle brûlait d'impatience de les voir se mettre à l'œuvre. Pourquoi tant de mots dépensés, alors qu'il n'y avait qu'à courir chez la mère Caboche en force et en arracher Loyse ? Les réflexions de Mâchefer tiraient pourtant à leur fin. Assis sur la dernière marche, il fourrageait dans sa tignasse et se tirait l'oreille. Il se racla la gorge, cracha à cinq pas, puis se leva : Ça va ! Je suis ton homme ! Faut causer de tout ça et voir ce qu'on peut faire.
— Je savais bien qu'on pouvait compter sur toi. Allons chez Isabeau-la-Gourbaude1 boire un bol de cervoise. On en parlera en attendant la nuit. C'est la Saint-Jean d'été. Il y aura plus à faire autour des feux, cette nuit que dans la journée...
Les deux hommes sortirent pour gagner le cabaret que tenait, sur la Cour même, une fille folle qui savait comme personne attirer la pratique. Jacquette les avait regardés sortir avec des yeux agrandis.
Elle retenait une violente envie de pleurer.
— Dire qu'il faut confier le salut de ma fille à un pareil homme !...
— L'important, fit Catherine avec assurance, c'est de la retrouver.
Sara, à son tour, intervint. Souriante, elle attira l'adolescente contre elle et caressa les magnifiques cheveux dont, depuis la maladie de Catherine, elle avait pris l'habitude de s'occuper. La Tzingara éprouvait un plaisir presque sensuel à manier les épaisses nattes d'or roux, à les brosser, à les lisser avec des gestes doux et caressants.
— La petite a raison, dit-elle. Elle aura toujours raison, surtout contre les hommes. Parce qu'elle sera belle à en mourir d'amour.
Catherine la regarda gravement. Elle était étonnée d'entendre dire qu'elle serait belle parce que, jusqu'ici, personne ne le lui avait jamais laissé supposer. On s'extasiait sur ses cheveux, parfois sur ses yeux qui étonnaient, mais rien de plus. Même les garçons ne le lui disaient jamais. Ni Landry... ni Michel ! I ,a pensée du jeune mort vint soudain assombrir l'étonnement vaguement joyeux que lui causaient les paroles de Sara ; au fond, qu'elle fût belle ou pas I. La gourmande.
quand elle serait grande, quelle importance est-ce que cela pouvait avoir, puisque Michel ne le verrait pas ? Il était le seul pour qui elle eût voulu être vraiment très belle. Maintenant, c'était trop tard ! Mais elle dut lutter contre l'envie de pleurer qui la prenait chaque fois qu'elle pensait à lui.
Le souvenir du jeune homme lui faisait toujours mal et la blessure laisserait sans doute une cicatrice sensible.
— Cela m'est égal d'être belle ou non, déclara- t-elle enfin. Même, je n'en ai pas envie du tout. Les hommes courent après les belles. Ils leur font du mal... tellement de mal !
Malgré l'étonnement qu'elle lisait dans les yeux de Sara, elle ne s'expliqua pas davantage. Elle se sentait rougir, subitement, au souvenir des scènes nocturnes surprises tous ces derniers temps par le soupirail, au déchaînement bestial dont la beauté de certaines filles entrevues les avaient rendues victimes. Les yeux de Sara ne la quittaient pas, comme si la fille des lointaines tribus possédait le pouvoir de lire aisément dans l'esprit de sa petite amie. Elle ne posa, d'ailleurs, aucune question, se contenta de sourire à sa manière lente :
— Que tu le veuilles ou non, tu seras très belle, Catherine.
Souviens-toi bien de ce que je te dis à cette heure ; très belle, plus même que tu ne le souhaiterais pour ton repos. Et tu n'aimeras qu'un seul homme... mais celui-là tu l'aimeras passionnément. Tu perdras pour lui le boire et le manger, tu quitteras pour lui ton lit et ta maison, tu t'en iras sur les routes à sa recherche, sans même savoir s'il t'accueillera. Tu l'aimeras plus que toi-même, plus que tout, plus que la vie...
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