— S'il ne guérit pas, je resterai avec lui, vivant tant qu'il vivra, mourant de son mal, mais avec lui, dit-elle fermement, les yeux fixés à la croix comme pour la prendre à témoin.
— Dieu défend le suicide. Vivre avec un lépreux, c'est chercher la mort volontaire, objecta l'abbé sèchement.
— J'aime mieux vivre avec lui lépreux qu'avec le reste du monde en bonne santé. J'aime mieux la mort avec lui que la vie sans lui... et même la damnation si c'est offenser Dieu qu'aimer au-delà de soi-même !
La voix de l'abbé tonna tandis que sa main maigre se levait vers le ciel :
— Taisez-vous ! La passion humaine vous fait offenser Dieu plus sûrement encore ! Repentez-vous, si vous voulez être exaucée, et songez que les cris de l'amour charnel insultent à la pureté de Dieu.
— Pardonnez-moi... Mais je ne puis mentir quand il s'agit de tout ce qui fait ma vie, ni parler autrement. Répondez-moi seulement, mon père. Acceptez-vous de me remplacer à Montsalvy, de protéger encore les miens, d'être le seigneur en même temps que l'abbé jusqu'à mon retour ?
— Non !
Le mot avait claqué, net, définitif.
De nouveau le silence, étouffant. Derrière Catherine, les trois témoins muets de cette scène retenaient leur souffle. La jeune femme regarda le mince et sévère visage d'un air incrédule.
— Non ?... Mon père... Pourquoi ?
Ce fut un véritable cri de douleur. Lentement, elle se laissa tomber à genoux, tendit les mains dans le geste instinctif des suppliants.
— Pourquoi ? répéta-t-elle avec des larmes dans la voix. Laissez-moi partir ! Si le perds à jamais son amour, mon cœur s'arrêtera de battre de lui-même, je ne pourrai plus vivre.
Les traits rigides s'adoucirent d'une profonde mansuétude. Bernard de Calmont descendit jusqu'à la jeune femme, se pencha vers elle et, prenant les mains suppliantes, la releva doucement.
— Parce que vous ne pouvez partir maintenant, ma fille. Vous ne songez qu'à votre humaine passion, qu'à votre douleur légitime et peut-être méritée. N'aviez- vous pas encouragé ce jeune seigneur à espérer votre amour ? Non, ne me répondez pas. Dites-moi seulement si cet amour vous pousse à la cruauté, s'il n'y a dans ce cœur entièrement donné aucune pitié pour autrui ?
— Que voulez-vous dire ?
— Ceci, sans parler de votre fils qui doit vous retenir ici, laisserez-vous mourir seule, sans votre tendresse, cette vieille femme qui n'a plus que vous, cette mère dont la souffrance est sans doute pire que la vôtre car vous gardez au fond de vous, tenace, l'espoir obscur de retrouver votre époux. Tandis qu'elle sait que jamais elle ne reverra son fils... Aurez-vous cette dureté ?
Catherine baissa la tête. Dans son désespoir elle avait oublié Isabelle qui se mourait dans son étroite cellule de l'hôtellerie conventuelle. Pour Michel seul son cœur avait redouté de souffrir de la séparation. Il avait été toute son hésitation, tout ce qui avait pu la retenir. Elle n'avait pas songé à la vieille femme. Elle avait honte maintenant, mais, derrière les reproches que lui faisait sa conscience, elle entendait encore protester son amour. Personne ne comptait lorsqu'il s'agissait d'Arnaud. Pourtant, elle s'avoua vaincue sans hésitation.
— Non, dit-elle seulement. - Mais elle se détourna pour chercher le réconfort des bras de Sara qui, tendrement, la serra contre elle.
Avec un soupir, elle ajouta : Je resterai.
Alors, s'éleva la voix rude de Gauthier.
— Vous devez rester, dame Catherine, pour celle qui meurt et pour l'enfant. Mais, moi, je suis libre si vous me donnez la permission de partir. Je peux courir après messire Arnaud. Qui donc m'en empêcherait ? - D'un mouvement violent, il se tourna vers l'abbé qu'il dominait de la tête : Donne-moi un cheval et une hache, homme de Dieu ! Les grands chemins ne me font pas peur, ni les longues chevauchées.
Catherine, que cette explosion avait ranimée, eut pour le Normand un regard débordant de reconnaissance.
— C'est vrai. Tu es là, toi... Tu pourras lui dire que je ne l'ai jamais trahi, mais il n'acceptera pas de revenir vers moi, tu le sais bien. Personne n'a jamais pu faire plier sa volonté.
— Je ferai ce que le pourrai. Du moins le devoir perdra-t-il pour vous le goût amer que vous lui trouvez.
Si messire Arnaud guérit, je le ramènerai de force au besoin. Sinon...
je reviendrai seul vers vous. Me laissez-vous partir?
— Comment le refuserais-je ? Tu es ma seule chance.
— Alors, allons-y, s'écria Gauthier qui, comme tous les hommes d'action, n'aimait guère les paroles. Nous avons perdu assez de temps comme ça. Faites-moi ouvrir les portes de la ville, et à cheval ! Par Odin, je saurai bien le retrouver... même s'il faut courir après jusque chez Mahomet !
— Ici, c'est la maison de Dieu, s'indigna l'abbé. Les idoles n'y ont que faire. Venez avec moi, Catherine, ma fille... allons demander à Notre-Dame du Ciel de veiller sur ce sauvage qui ne la connaît même pas. Ensuite, nous le ferons partir ensemble... Je vous aiderai.
Une heure plus tard, debout près de la porte sud de Montsalvy, entre Sara et Saturnin, Catherine écoutait décroître vers la profonde vallée du Lot le galop du cheval de Gauthier. Lesté d'un peu de provisions, de vêtements solides et d'une bourse bien garnie, monté sur un vigoureux percheron qui rattrapait en puissance ce qu'il perdait en finesse, le Normand se lançait sur la trace d'Arnaud et de Fortunat.
Quand le bruit se fut éteint au cœur de la nuit semée d'étoiles, Catherine resserra autour d'elle la mante sombre dont elle était enveloppée, chercha au firmament la trace blanche de la Voie lactée, que l'on appelait alors le chemin de saint Jacques, et soupira :
— Parviendra-t-il à le retrouver ? Ces régions du sud lui sont aussi étrangères que le pays du Grand Khan.
— Monseigneur l'abbé lui a dit qu'il devait suivre le chemin marqué de coquilles. Il lui a appris le nom des premières étapes puisqu'il ne pouvait les lui écrire, dit Saturnin. Il faut avoir confiance, dame Catherine. Bien qu'il ne croie pas en eux, je sais que Madame la Vierge et Monseigneur saint Jacques veilleront sur Gauthier. Ils n'abandonnent jamais ceux que leur générosité pousse sur les grands chemins.
— Il a raison, renchérit Sara en prenant le bras de Catherine. Gauthier a pour lui la force, l'intelligence et la ruse. Il a en lui-même une foi capable de soulever des montagnes. Viens maintenant, rentrons. Dame Isabelle a besoin de nous et, en embrassant ton fils, tu trouveras le courage de poursuivre la tâche qui t'attend encore.
Catherine ne répondit pas. Elle étouffa le soupir de regret qui lui venait et, silencieusement, remonta vers l'abbaye. Mais elle savait bien qu'elle avait seulement plié devant la raison et que le désir de s'élancer, elle aussi, sur les traces d'Arnaud ne la quitterait pas de sitôt. Longtemps, ce soir-là, elle berça Michel dans ses bras, réchauffant son cœur douloureux à son amour pour l'enfant.
CHAPITRE XVI
Un ménestrel
Isabelle de Montsalvy mourut au lendemain de la Saint-Michel, sans souffrance et sans agonie, presque paisiblement. Elle avait eu, à la veille de sa mort, une dernière joie : celle de voir son petit-fils recevoir pour la première fois les hommages de ses vassaux...
Saturnin, en effet, en tant que bailli et en accord avec les notables de Montsalvy, avait décidé que, pour le jour de sa fête, l'enfant serait reconnu officiellement seigneur de la petite cité... Maintenant que le Roi avait rendu aux Montsalvy leurs titres et leurs biens, la date du 29 septembre avait paru, à l'excellent homme, tout indiquée pour cette solennité, d'autant plus qu'elle coïncidait avec la fête des bergers qui, chaque année à pareille époque, rassemblait sur le plateau de Montsalvy tous les gardeurs de moutons de toute la région.
Ce jour-là, on avait dressé sur la place du village, à la porte de l'église, un banc seigneurial surmonté d'un dais aux couleurs de la famille et, après la messe solennelle dite par l'abbé Bernard, Michel et sa mère s'y installèrent pour recevoir l'hommage de leurs vassaux revêtus pour la circonstance de leurs plus beaux vêtements. Saturnin, habillé de fin drap brun, portant une chaîne d'argent au cou, avait offert sur un coussin les épis de blé des champs et les raisins des treilles. Il avait fait un beau discours, un peu embrouillé peut-être, mais que chacun avait jugé superbe, puis tous les habitants de Montsalvy, tous les paysans des fermes d'alentour étaient venus, un à un, baiser la menotte de Michel. L'enfant riait de joie, heureux du beau costume de velours blanc dont Sara l'avait paré, mais s'intéressant visiblement beaucoup plus à la chaîne d'or et de topazes que sa mère lui avait passée au cou. La cérémonie était un peu longue, à vrai dire, pour un petit seigneur qui n'avait pas deux ans. Mais les danses des bergers et les luttes à main nue auxquelles ils se livrèrent ensuite déchaînèrent son enthousiasme. Grimpé sur son siège, malgré les efforts de Catherine qui faisait tout ce qu'elle pouvait pour le retenir, Michel s'agitait comme un petit diable dans un bénitier. Tout près de lui, sa grand-mère, que l'on avait apportée sur un brancard et installée sous un vélum pour qu'elle puisse assister à la fête, le regardait avec adoration.
La journée s'acheva par un grand feu de joie, allumé sur le plateau par Michel lui-même dont Catherine guidait la main. Puis, tandis que garçons et filles attaquaient bourrées et caroles sur l'herbe encore verte, au son aigre des cabrettes, on emporta au lit le nouveau seigneur exténué qui, d'ailleurs, dormait déjà depuis un moment, sa tête blonde nichée contre l'épaule de Sara.
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