Regnault de Chartres s'avança, le parchemin posé dans ses deux mains. Sa voix monta dans le silence :

— Nous, Charles, septième du nom, par la grâce de Dieu Tout-Puissant, roi de France, ordonnons que l'édit frappant de félonie et de proscription très haut et très noble seigneur Arnaud, comte de Montsalvy, seigneur de la Châtaigneraie en pays auvergnat, ainsi que ses descendants soit à jamais caduc. Ordonnons que ledit édit soit déclaré faux, mensonger et perfide et que, comme tel, il soit détruit ce jourd'hui sous nos yeux par la main du bourreau en signe de flétrissure.

Le Chancelier sortit de sa poche une paire de ciseaux, coupa le ruban rouge usagé qui retenait le grand Sceau de France et le remit au Roi après l'avoir respectueusement baisé. Puis il donna le parchemin au bourreau. Celui-ci le prit avec des tenailles et le plongea dans le brasier. La fine peau de mouton s'y tordit comme si elle eût été douée de vie avant de noircir et de se consumer avec une odeur désagréable, mais, tant qu'il en resta un morceau, Catherine ne la quitta pas des yeux. Quand elle fut complètement brûlée, elle leva la tête, rencontra le regard du Roi qui lui sourit.

— Votre place est auprès de nous, Catherine de Montsalvy, en attendant que votre fils soit d'âge à nous servir. Soyez la bienvenue en ce château où, dès ce soir, vous prendrez logis. Demain, notre chancelier vous remettra les actes vous restituant vos biens et vos seigneuries pleines et entières, puis notre trésorier vous comptera, en or, une somme destinée à vous dédommager du tort qui vous a été fait.

Malheureusement, l'or ne saurait tout réparer et le Roi ne l'a jamais autant regretté.

Sire, murmura-t-elle d'une voix enrouée, s'il plaît à Dieu, les Montsalvy continueront à vous servir comme ils l'ont toujours fait.

Mais grâces vous soient rendues de le leur permettre de nouveau.

— Allez maintenant saluer votre reine. Elle vous attend. -

Catherine se tourna vers Marie d'Anjou qui se tenait à quelques pas d'elle, au milieu de ses dames et qui lui souriait spontanément. Elle alla s'agenouiller aux pieds de cette femme laide et bonne, insignifiante d'aspect, mais qui ne savait pas ce que c'était que le mal.

Marie accueillit celle qui revenait les bras ouverts.

— Ma chère Catherine, lui dit-elle en l'embrassant, je suis si heureuse de vous revoir ! Je compte que vous allez reprendre votre place parmi ces dames.

— Pour un temps, Madame... car il faudra bien m'en retourner auprès de mon fils.

— Rien ne presse. Vous le ferez venir. Place, mesdames, à la comtesse de Montsalvy qui nous revient !

L'accueil que reçut Catherine fut flatteur. Elle connaissait déjà quelques-unes d'entre elles et retrouva avec joie la gentille Anne de Bueil, dame de Chaumont, qu'elle avait rencontrée à Angers. Elle retrouva aussi Jeanne du Mesnil, qu'elle avait connue lorsqu'elle était dame de parage à Bourges, et aussi la dame de Brosset, mais elle ne connaissait ni madame de La Roche-Guyon ni la princesse Jeanne d'Orléans, fille du perpétuel prisonnier de Londres. Elle s'étonna de ne pas retrouver Marguerite de Culan, qui avait été son amie, et eut un peu de chagrin en apprenant que la jeune fille avait choisi le service de Dieu, mais elle était si heureuse en cette minute qui lui rendait son vrai cadre, sa vraie place que rien ne pouvait l'atteindre très cruellement. Elle était comme une pierre qu'un gros orage a arrachée de son mur et qu'un maçon soigneux remet dans son trou, au milieu de ses pareilles. C'était bon de se sentir entourée, de revoir de jolis visages souriants, d'entendre des paroles aimables après tant de chevauchées, tant de jours sombres ! Quelques hommes maintenant se mêlaient aux dames avides d'approcher l'héroïne du jour. Un peu grisée, elle vit venir à elle le beau duc d'Alençon, puis le bâtard d'Orléans, Jean de Dunois, qui, jadis, l'avait sauvée de la torture, le maréchal de La Fayette, d'autres encore. Elle ne savait à qui répondre, à qui sourire, cherchant Pierre parmi les hommes, Pierre qui revenait d'Auvergne et qu'elle avait hâte d'interroger, mais, soudain, une voix dont l'accent gascon résonna joyeusement derrière elle la fît retourner.

— J'avais bien dit que l'on vous reverrait à la cour du roi Charles !

Avez-vous aussi un sourire pour un vieil ami ?

Elle tendit ses deux mains au nouveau venu, luttant contre l'envie de lui sauter au cou.

— Cadet Bernard ! dit-elle affectueusement. C'est bon de vous revoir. Vous ne nous aviez donc pas oubliés ?

— Je n'oublie jamais mes amis, répondit Bernard d'Armagnac avec une soudaine gravité, surtout pas quand ils portent votre nom. Venez par ici.

Il l'avait prise par le bras, l'entraînait à l'écart. On leur laissa le champ libre. Les groupes se reformaient autour du Roi et des Reines, la vie de cour reprenait en attendant que l'on cornât le souper.

Catherine, désormais admise, était intégrée à la communauté. Tout en marchant auprès de lui, Catherine examinait le visage faunesque du comte de Pardiac. Cette figure brune aux yeux verts, aux oreilles pointues, fine et spirituelle, lui rappelait les heures cruelles et tendres de Montsalvy. Bernard les avait sauvés de la mort, Arnaud et elle ; il leur avait donné le refuge de Carlat. Sans lui, Dieu seul savait ce qu'il serait advenu d'eux...

Arrivés dans l'embrasure d'une fenêtre, Bernard s'arrêta, fit face à Catherine et, soudain grave, demanda :

— Où est-il ? Qu'est-il devenu ?

Elle pâlit, le regarda avec une sorte d'effarement.

— Arnaud ? Mais... ne le savez-vous pas ? Il n'est plus.

— Je n'en crois rien, répliqua-t-il avec un geste violent qui repoussait l'image funeste un instant évoquée.

Il s'est passé à Carlat quelque chose que je ne comprends pas. Hugh Kennedy, que j'ai vu, est muet comme une carpe ; chacun ici jure qu'Arnaud est mort. Mais moi. je suis sûr du contraire. Dites-moi la vérité, Catherine, vous me la devez.

Elle hocha la tête tristement, repoussant d'un doigt machinal le voile noir qui venait frôler sa joue.

— C'est une affreuse vérité, Bernard, pire que la mort. Je vous la dois, en effet, et pourtant je voudrais que vous ne me la demandiez pas. Elle est si cruelle ! Sachez pourtant que, pour le monde entier, mon époux est mort.

— Pour le monde entier mais pas pour moi, Catherine. Je suis comme vous. Voici seulement quelques jours qu'à nouveau je suis admis dans cette cour. Jusque-là je guerroyais au nord de la Seine, avec La Hire et Xaintrailles. Eux aussi refusent la mort inexplicable, inexpliquée de Montsalvy.

— Comment se fait-il qu'ils ne soient point ici ? demanda Catherine pour tenter de faire diversion. J'aimerais les revoir.

Mais le comte de Pardiac ne voulait pas être détourné de son sujet.

Il répondit brièvement :

— Ils combattent Robert Willoughby sur l'Oise. Si je n'avais été avec eux, je fusse retourné à Carlat. J'en suis seigneur, souvenez-vous-en, et j'aurais bien su arracher la vérité à ceux du château, au besoin par la torture.

— La torture ! La torture ! Vous ne connaissez donc tous que cet abominable moyen ? riposta Catherine avec un frisson.

— Les moyens sont ce qu'ils sont, répondit-il tranquillement ; l'important, c'est le résultat. Parlez, Catherine, vous savez bien que tôt ou tard je saurai. Et je vous gage ma foi de gentilhomme que votre secret sera bien gardé. Vous savez que ce n'est pas une vaine curiosité qui m inspire.

Elle le dévisagea un moment. Comment douter de sa sincérité après tout ce qu'il avait fait pour eux ? Elle eut un geste rempli de lassitude.

— Je vais vous le dire. Aussi bien, qu'importe...

Il lui fallut fort peu de mots pour apprendre à Cadet Bernard l'affreuse vérité d'Arnaud. Mais quand elle se tut, le prince gascon était blême. Il essuya d'un revers de sa manche de brocart doré la sueur qui coulait de son front. Et, brusquement, il rougit de colère, darda sur la jeune femme un regard furieux.

— Et vous l'avez laissé dans cette ladrerie campagnarde, au milieu des rustres, s'y détruire lentement ! Lui, le plus fier de nous tous ?

— Que pouvais-je faire ? s'écria Catherine tout de suite révoltée.

J'étais seule contre la garnison ; contre le village... Il fallait qu'il en fût ainsi. Il l'a voulu lui- même. Oubliez-vous que nous n'avions plus rien, plus d'autre asile que ce Carlat que nous vous devions ?

Bernard d'Armagnac détourna la tête, haussa les épaules, puis jeta sur Catherine un regard incertain.

— C'est vrai. Pardonnez-moi... mais, Catherine, il ne peut pas rester là. N'est-il pas possible de l'installer dans quelque château écarté, de l'y faire servir par quelques serviteurs dévoués ?

— Qui oserait se dévouer quand il s'agit de la lèpre ? murmura Catherine, et pourtant, je crois, oui, je crois que ce serait possible.

Mais où ? Il ne veut pas s'éloigner de Montsalvy.

— Je trouverai, je vous dirai... Dieu Tout-Puissant ! Je ne puis supporter l'idée de le savoir là où il est.

Les larmes montèrent aux yeux de Catherine qui, sa joie envolée, balbutia :

— Et moi ? Croyez-vous que je puisse l'endurer ? Pourtant, voilà des mois qu'elle me torture, cette idée. Si je n'avais un fils, je serais partie avec lui, je ne l'aurais jamais laissé seul. Que m'importait de mourir, même de cet abominable mal, si c'était avec lui ? Mais j'ai Michel... et Arnaud m'a repoussée. J'avais une tâche à accomplir.

Maintenant, à dire vrai, elle l'est.

Cadet Bernard la regarda avec une curiosité avide en mordillant ses lèvres minces.

— Alors, qu'allez-vous faire ?

Elle n'eut pas le temps de répondre : une haute silhouette vêtue de bleu se dressait auprès d'eux tandis qu'une voix sèche demandait :