— Non, Pierre. Ne dites plus rien... je suis lasse, lasse à mourir.

Ramenez-moi seulement, sans rien dire.

A petits pas, serrés l'un contre l'autre comme deux amoureux, ils redescendirent vers la ville endormie.

CHAPITRE XII

L'ombre du passé

Franchie la haute porte à doubles battants armés de fer, Catherine vit s'étendre devant elle la vaste cour du château de Chinon. Les archers écossais, rangés sur deux files se faisant face, formaient la haie, immobiles comme des statues, les plumes de héron de leurs bonnets remuant doucement au vent du soir. Sur le perron de dix-huit marches, qui menait à la Grande Salle où l'attendait le Roi, une dizaine de hérauts étaient figés, trompettes à la hanche...

Le cœur de Catherine cognait à grands coups dans sa poitrine. Il y avait maintenant dix jours que l'audacieux coup de main contre le Grand Chambellan avait réussi. Prisonnier à Montrésor, La Trémoille à demi mort attendait que fussent remplies les intransigeantes conditions de sa vie sauvée : rançon énorme, démission de toutes ses charges, résidence forcée à l'avenir dans son château de Sully, le seul qu'on lui laissât. Mais elle voulait oublier le monstrueux tyran qui avait si cruellement pesé sur elle et sur les Montsalvy. Aujourd'hui, c'était l'heure de son triomphe. La reine Yolande lui avait fait savoir que, ce soir, 15 juin, le Roi la recevrait en grande cérémonie.

Ce moment, elle l'avait attendu avec impatience, dans l'auberge de maître Agnelet, mais non plus dans la réclusion. Elle était libre, désormais, de sortir et de recevoir des visites. Plus aucun danger ne la menaçait.

N'avait-elle pas vu, au lendemain de la chute de La Trémoille, Gilles de Rais quitter Chinon, à l'aube, avec ses gens ? Un départ presque furtif. L'arrogance était toujours peinte sur le visage du maréchal, mais ce n'en était pas moins un vaincu qui s'en retournait vers ses domaines angevins. Elle avait eu, en le regardant passer, un sombre sourire : « Un jour, avait-elle murmuré entre ses dents, toi aussi tu me paieras le mal que tu m'as fait. Je ne t'oublierai pas. »

Comme elle approchait du perron, les hérauts embouchèrent les longues trompettes d'argent dont l'appel emplit l'air et fit vibrer Catherine d'émotion. Instinctivement, elle chercha, derrière elle, la silhouette de Tristan l'Hermite qui la suivait, respectueusement, à trois pas... Une certaine amertume, cependant, se mêlait à sa joie de ce soir... Elle avait espéré que Pierre de Brézé serait auprès d'elle à cette minute si importante. Or, depuis qu'en sortant du donjon du Coudray il l'avait ramenée chez elle, Brézé avait totalement disparu. Personne n'avait pu lui dire ce qu'il était devenu. Seul Tristan avait cru voir Pierre quitter Chinon au grand galop le jour même. Personne ne l'avait revu.

Les trompettes se turent, mais comme Catherine, lentement, gravissait les degrés du perron, les hautes portes de la Grande Salle s'ouvrirent sur la prodigieuse illumination de l'intérieur. Une centaine de torches brûlaient dans la gigantesque pièce dont les murs, hauts de plus de six mètres, étaient tout vêtus de tapisseries. Des jonchées de fleurs fraîches semaient le dallage jusqu'à la grande cheminée au fond de la salle. Une foule somptueuse et bariolée était rassemblée là, qui fit silence lorsque les portes s'ouvrirent. Près de la cheminée, Catherine aperçut le haut fauteuil royal surmonté d'un dais bleu et or.

Le Roi l'occupait et le jeune homme qu'elle avait vu dans la nuit d'Amboise, Charles

d'Anjou, était debout près de lui, éclatant de jeunesse dans son costume de drap d'or. Dans l'embrasure d'une des fenêtres, elle vit la Reine entourée de ses femmes, mais son regard revint se poser sur un homme âgé et de haute mine qui se tenait debout à l'entrée de la salle et venait à elle, appuyé sur une canne blanche : le comte de Vendôme, Grand Maître de l'Hôtel du Roi, ordonnateur des cérémonies.

Déjà, il s'inclinait devant elle et lui offrait la main pour la mener jusqu'au trône quand une silhouette féminine, portant un deuil fastueux, s'avança rapidement entre les deux groupes inclinés de seigneurs et de dames. Étranglée d'émotion, Catherine reconnut la reine Yolande. Celle-ci s'adressa gracieusement à Louis de Vendôme, qui déjà pliait le genou.

— S'il vous semble bon, mon cousin, c'est moi qui mènerai Madame de Montsalvy au Roi, dit-elle.

— Le protocole se tait quand la Reine ordonne, répliqua le Grand Maître avec un sourire.

Yolande tendit la main à Catherine courbée à ses pieds par sa révérence.

— Venez, ma mie.

Côte à côte, au milieu d'un silence profond, les deux femmes remontèrent la longue salle, l'une imposante et belle sous la haute couronne qui auréolait ses nattes sombres, l'autre éclatante de beauté malgré l'austérité de ses vêtements lugubres. Toutes deux en deuil, mais celui de Yolande était fait de velours et de satin tandis que Catherine s'était seulement permis une laine fine ; sa tête blonde s'enveloppant de crêpe funèbre. A mesure qu'elles approchaient du trône, Catherine pâlissait, le cœur étreint par la solennité du moment.

La silhouette maigre du Roi, dans ses vêtements de velours bleu sombre discrètement ornés d'or, grandissait, grandissait, et Catherine songeait, douloureusement, que cette main amicale qui la guidait eût dû être celle d'Arnaud. Sans le mal maudit, ils eussent remonté ensemble cette allée triomphale et certes pas en habits de deuil.

Pourtant, c'était à lui, à son amour perdu, qu'elle dédiait cette minute, car c'était à lui qu'elle appartenait. Dans les profondeurs de sa mémoire, elle le revoyait, abattu comme un chêne foudroyé sur les décombres de sa demeure ruinée, incendiée par ordre de ce même roi qui là-bas l'attendait. Elle crut entendre encore les sanglots désespérés de cet homme, fort et vaillant entre tous, et dut fermer les yeux pour retenir ses larmes.

Soudain, arrachée de sa douloureuse rêverie, elle mesura l'incroyable honneur que Yolande lui faisait car, sur leur passage, seigneurs et nobles dames s'inclinaient ou pliaient le genou et l'hommage rendu à la Reine rejaillissait sur sa jeune compagne. Elle vit même se courber les princes du sang et, lorsqu'elles atteignirent les marches du trône, le Roi se leva. Ses yeux bruns, sans éclat, s'attachèrent au visage de Catherine avec intérêt. La jeune femme se sentit rougir. Si mal partagé que fût Charles VII sous le rapport physique, la majesté n'en émanait pas moins de sa forme frêle et de son visage ingrat. Il était bien le Roi, ce roi auquel, lorsqu'on s'appelle Montsalvy, on voue sans retour son sang, sa vie et sa fortune. Sans baisser son regard qu'elle tenait fixé à celui du souverain, Catherine, lentement, plia le genou tandis que s'élevait la voix de la reine Yolande.

— Sire, mon fils, dit-elle, plaise à votre justice et à votre cœur généreux recevoir en grâce Catherine, comtesse de Montsalvy, dame de la Châtaigneraie, qui s'en vient à vos genoux implorer votre secours et réclamer réparation des torts nombreux et des cruelles souffrances qu'elle a endurés du fait de l'ancien Grand Chambellan.

— Sire, enchaîna Catherine avec véhémence, c'est pour mon époux mort dans le désespoir, c'est pour Arnaud de Montsalvy qui, toujours, vous servit fidèlement que je demande justice, non pour moi. Je ne suis que sa femme.

Le Roi sourit, descendit jusqu'à la jeune femme dont il prit les deux mains pour l'aider à se relever.

Dame, dit-il doucement, c'est le Roi, bien plutôt, qui devrait être à vos pieds pour demander merci. Je sais tout le mal qu'il est advenu au plus fidèle de mes capitaines et j'en ai grande honte et grande douleur. Il importe aujourd'hui, pour vous et votre fils, que tout redevienne comme par le passé et que la maison de Montsalvy soit hautement rendue à l'honneur et à la prospérité. Que vienne notre chancelier !

De nouveau, la foule chatoyante s'ouvrit pour laisser passer Regnault de Chartres, archevêque de Reims et Grand Chancelier de France. Catherine regarda venir, avec un peu d'étonnement, l'orgueilleux prélat qui avait été le mortel ennemi de Jehanne d'Arc et qui, sans doute, n'avait abandonné le parti de La Trémoille que par prudence. Elle éprouvait pour lui une instinctive aversion à cause, peut-être, de son regard hautain et du pli calculateur de ses lèvres.

Mais, soudain, elle sentit une profonde rougeur envahir ses joues. A quelques pas derrière le Chancelier marchait un homme aux vêtements poussiéreux, aux traits tirés par la fatigue : Pierre de Brézé.

Il lui sourit du plus loin qu'il l'aperçut et, malgré elle, Catherine lui rendit ce sourire. Mais elle n'eut pas le temps de se poser de questions.

Charles VII s'adressait à Regnault de Chartres.

— Seigneur Chancelier, avez-vous ce que messire de Brézé est allé chercher à Montsalvy ?

Pour toute réponse, l'archevêque tendit la main sans regarder Pierre ; le jeune homme y posa un parchemin roulé, visiblement sali et usagé.

Regnault de Chartres déroula le parchemin troué aux quatre coins. Un flot de sang monta à la gorge de Catherine. Ce parchemin aux bords déchiquetés, sali, troué, à demi effacé, elle le reconnaissait. C'était celui qui avait été placardé, par quatre flèches, sur les ruines encore fumantes de Montsalvy, c'était l'édit qui déclarait traître au Roi et au royaume, félon et à jamais proscrit, Arnaud de Montsalvy... Elle le regarda trembler légèrement entre les doigts du Chancelier comme elle l'avait vu voleter doucement au vent du soir, à Montsalvy... Et puis le décor changea. Un homme vêtu de rouge s'avança, suivi de deux valets portant un brasero plein de braises. Catherine reconnut le bourreau. Ses yeux s'effarèrent tandis qu'une angoisse incontrôlable l'étranglait. Cette sinistre silhouette rouge lui rappelait des souvenirs trop proches encore et trop chargés d'horreur. Mais ce n'était pas à un homme qu'en voulait l'exécuteur.