Sans rien dire, Raoul de Gaucourt vint prendre sa main et la mena au centre des tonneaux, la fit asseoir et s'installa près d'elle.
— Prenez place, messeigneurs, et mettons-nous d'accord une bonne fois. Il en est temps. Agnelet, apportez-nous à boire et disparaissez.
L'aubergiste se hâta d'obéir, disposant gobelets et pichets sur une planche posée entre deux tonneaux avant de s'éclipser. Le silence avait régné dans la grotte durant tout le temps de ce travail. Quand il eut disparu seulement, Gaucourt fit du regard le tour de l'assemblée.
Vous savez déjà le principal. La Trémoille habite la tour du Coudray, gardé par quinze arbalétriers. C'est dire que, sans moi, vous ne pourriez même pas approcher. Sous ma juridiction immédiate, j'ai les trente hommes qui composent la garnison normale du château. Avec le Roi sont arrivés quelque trois cents hommes d'armes, tous aux ordres du Chambellan bien entendu, Français et Écossais. Première question, avez-vous des soldats ?
— J'ai cinquante hommes cantonnés dans la forêt, répondit Jean de Bueil.
— Ce sera suffisant, fit Gaucourt. Nous bénéficierons de la surprise, de l'importance du château qui oblige à disséminer les troupes sur tout le plateau entre le fort Saint-Georges et le Coudray et du fait que je serai à votre tête, moi le gouverneur. Mais, d'autre part, la poterne que je vous ouvrirai, demain à minuit, si nous sommes d'accord, et qui est la plus proche du donjon, se trouve entre la tour du Moulin et la tour polygonale où loge le plus solide soutien de La Trémoille, autrement dit le maréchal de Rais...
À l'évocation de Gilles, Catherine frissonna et devint pâle. Elle dut serrer les dents, mordre ses lèvres pour lutter contre la peur que ce simple nom faisait lever en elle. Toute à la joie d'approcher du but, elle avait oublié l'effrayant seigneur à la barbe bleue... Mais Jean de Bueil répondit :
— Je loge, moi aussi, à la tour polygonale, je ferai entrer les hommes dans le château, puis je regagnerai la tour avec Ambroise de Loré, par exemple. A nous deux, nous immobiliserons Gilles de Rais.
Il ne pourra pas sortir de ses appartements.
Ce fut dit si calmement que sa peur s'atténua. Gilles de Rais, pour ces chevaliers, n'avait rien d'effrayant.
Le gouverneur fit un signe d'approbation.
— Fort bien. Vous aurez donc à vous occuper de Rais. Moi-même et Olivier Frétard, mon lieutenant que voici, nous veillerons à neutraliser autant que possible les gardes en les écartant du Coudray.
Les cinquante hommes de Bueil, conduits par Brézé et Coétivy, avec Rosnivinen et l'Hermite, attaqueront le Grand Chambellan qui loge seul dans le donjon.
— Où loge le Roi ? demanda Catherine.
Dans le château du Milieu, le logis qui fait suite à la Grand Salle. La Reine lui demandera de passer la nuit auprès d'elle, chose qu'il ne refuse jamais car, à sa manière, il aime sa femme pour sa douceur et pour le calme qu'il trouve auprès d'elle. La Reine fera tout pour l'apaiser en cas d'alerte... Le plus difficile sera l'approche du château.
Les nuits sont claires et les sentinelles qui veillent aux remparts pourraient fort bien donner l'alarme... auquel cas tout serait perdu.
Vous veillerez donc, messieurs, à ce que vos hommes ne portent aucune pièce d'armure, aucun vêtement d'acier dont le bruit serait dangereux. Rien que du cuir ou de la laine...
— Les armes ? demanda brièvement Jean de Bueil.
— La dague et l'épée pour les gentilshommes, la hache et la dague pour les soldats. C'est donc bien compris : à minuit, nous ouvrons la poterne. Vous entrez. Puis Bueil et Loré se dirigent vers la tour de Boisy tandis que les autres s'occupent du donjon. Coétivy et Tristan l'Hermite, avec une dizaine d'hommes, l'entoureront tandis que Brézé et Rosnivinen monteront à l'étage exécuter La Trémoille.
De la tête, les conjurés approuvèrent. Alors, s'éleva la voix claire de Catherine.
— Et moi ? demanda-t-elle froidement.
À mesure que parlait Gaucourt, l'indignation s'enflait dans son cœur en constatant qu'aucun rôle ne lui était réservé. Elle ne pouvait plus se taire. Il y eut un silence. Tous les regards se portèrent sur elle, et, dans tous, elle lut la même réprobation, jusque dans celui de Pierre de Brézé. Mais ce fut encore Gaucourt qui traduisit le sentiment général.
— Madame, dit-il courtoisement mais fermement, nous vous avons demandé de venir cette nuit pour que vous sachiez ce qui va être fait. C'était normal, et nous vous le devions. Mais ce qui nous reste à faire nous regarde, nous les hommes. Vous avez grandement mérité notre gratitude, certes, pourtant...
Un moment, sire gouverneur, coupa la jeune femme en se levant brusquement. Je ne suis pas venue à Chinon uniquement pour recevoir des compliments, entendre de belles paroles, et ensuite demeurer tranquillement dans mon lit tandis que vous attaquerez votre gibier. Je veux y être !
— Ce n'est pas la place d'une femme, s'écria Loré. Foin de jupons pour un combat !
— Oubliez que je suis une femme. Ne voyez en moi que l'émanation, le représentant d'Arnaud de Montsalvy.
— Les soldats ne comprendront rien à votre présence.
— Je m'habillerai en homme. Mais, encore une fois, messeigneurs, je veux y être. C'est mon droit absolu. Je le revendique.
Il y eut un silence. Catherine les vit se consulter tous du regard.
Même Brézé était hostile à sa présence ; elle le comprit fort bien à son attitude. Seul, Tristan osa plaider pour elle.
— Vous ne pouvez pas lui refuser cela, dit-il gravement. Vous avez accepté le danger insensé qu'elle a couru pour vous rendre possible cette attaque, et maintenant vous la rejetez ? La priver de la victoire serait injuste.
Sans répondre, Raoul de Gaucourt se dirigea vers l'escalier taillé dans le roc, posa le pied sur la première marche et, là seulement, se retourna.
— Vous avez raison, Tristan. Ce serait injuste. À demain, vous tous. A minuit.
Le ton était sans réplique. Personne n'osa la moindre protestation.
Ignorant Pierre de Brézé qui lui offrait sa main pour la reconduire à sa chambre, Catherine alla prendre le bras de Tristan.
— Venez, mon ami. Il est temps pour vous de vous reposer, dit-elle affectueusement l'entraînant vers la sortie de la grotte.
Elle refusa même de voir l'air malheureux de Pierre. Il ne l'avait pas aidée, tout à l'heure. Elle lui en voulait comme d'une trahison.
Lorsqu'elle rentra dans sa chambre Sara se souleva sur un coude et la regarda.
— Alors ? fit-elle.
— C'est pour demain, à minuit.
— Ce n'est pas trop tôt. Nous allons enfin voir la fin de cette folle aventure.
Et, satisfaite de cette conclusion, Sara se tourna de l'autre côté et reprit son sommeil interrompu.
La nuit de juin était claire et tiède. Dans le pourpoint de drap sombre étroitement lacé qu'elle portait, Catherine avait trop chaud en montant au milieu des autres, vers le triple château. Auprès d'elle, au coude à coude, marchaient Bueil, Loré, Coétivy, Brézé et Rosnivinen.
Tristan était derrière, avec les hommes d'armes, fermant la marche.
Cette troupe de cinquante hommes se déplaçait sans faire plus de bruit qu'une armée de fantômes. Les ordres de Jean de Bueil étaient formels et stricts : pas d'armes, dont l'acier pouvait tinter. Les hommes ne portaient que du buffle, mais à toutes les ceintures pendaient les dagues et les haches. Il était impossible de rien lire sur tous ces visages fermés. Silencieux, disciplinés comme une machine de guerre bien huilée, ils montaient d'un même pas vers les murailles d'instant en instant plus proches. L'ombre d'une tour polygonale s'étendit sur eux, les protégea.
Catherine pensait que cette belle nuit claire et bleue était un étrange décor pour un meurtre. Elle l'eût préférée bien noire, bien opaque et un peu brumeuse, mais une joie orgueilleuse l'habitait malgré tout.
C'était elle qui avait mis en marche ces hommes. S'ils étaient là, lancés dans cette chasse mortelle où chacun jouait sa tête, c'était parce qu'elle l'avait voulu, avec acharnement. Dans quelques instants, elle serait victorieuse ou vaincue sans recours et, tout à l'heure, en quittant l'auberge, elle avait, avec ses dernières recommandations, fait ses adieux à Sara.
— Si je ne reviens pas, tu rentreras à Montsalvy et tu iras dire à mon époux que je suis morte pour lui. Et puis, tu veilleras sur Michel.
— Inutile, avait dit Sara calmement. Tu reviendras.
— Qu'en sais-tu ?
— Ton heure n'est pas venue. Je le sens.
Mais, à mesure qu'elle approchait du château, Catherine pensait que Sara pouvait avoir tort, pour une fois. La troupe qui lui avait paru formidable au départ semblait s'amenuiser à mesure que grandissaient les courtines neuves sous leurs hourds brillants d'ardoises bleues. Elle laissa échapper un soupir angoissé, et, aussitôt, la main de Pierre de Brézé, qui marchait auprès d'elle, voulut prendre la sienne. Mais elle la retira brusquement... L'heure n'était pas aux douceurs de l'amour et, à cet instant, elle ne voulait être pour ces hommes qu'un compagnon d'armes.
— Catherine, reprocha le jeune homme. Pourquoi me fuyez-vous ?
Elle n'eut pas à répondre. Ce fut Coétivy qui s'en chargea.
— Silence ! ordonna-t-il. Nous approchons.
Ils arrivaient en effet au sommet du coteau, au pied de la muraille sur laquelle on pouvait distinguer les gardes. Aucune lumière ne brillait dans le château. Dans le logis royal, le Roi dormait sans doute dans son large lit, auprès de la reine Marie qui, elle, devait avoir les yeux bien ouverts. Elle avait promis de veiller pour calmer son époux en cas d'alerte. Et puis comment aurait-elle pu dormir, sachant ce qui allait se passer ?
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