— Encore un peu de courage, mon cœur ! Tu en as eu tellement !
Et tu touches au but.
— Je sais. Mais je ne serai jamais comme cette femme... Elle a un époux, certainement, pour être si joyeuse. Elle doit l'aimer. Vois comme ses yeux brillent... Moi, quand je cesserai d'être une errante, ce sera pour m'enfermer dans un château et y vivre uniquement pour Michel d'abord, puis, plus tard, quand il m'aura quittée, pour Dieu et dans l'attente de la mort, comme a vécu Madame Isabelle, ma belle-mère...
Sara sentit qu'il fallait déchirer ce brouillard lugubre qui peu à peu refermait ses doigts glacés sur le cœur de Catherine. Il ne fallait pas la laisser s'abandonner au cafard. Elle l'arracha de la fenêtre, la fit asseoir sur un banc garni de coussins et bougonna : En voilà assez ! Songe à ce qui te reste à faire et laisse l'avenir où il est. Dieu seul en est le maître et tu ignores ce qu'il te réserve.
D'ailleurs laissons cela. Voici maître Tristan.
En effet, le Flamand, après avoir frappé, entrait escorté d'un valet qui portait des plats couverts de serviettes blanches et d'un autre qui était chargé de ce qu'il fallait pour mettre le couvert. En un rien de temps tout fut prêt et les trois compagnons s'attablèrent autour d'un plat de saucisses aux fèves et d'un autre plat de mouton au jaunet qui embaumaient. Catherine, rassérénée, sentit s'envoler ses idées noires en buvant un gobelet de clairet du pays qui semblait avoir d'extraordinaires vertus réconfortantes. Quand le repas fut fini, Tristan, qui n'avait presque rien dit, se leva pour prendre congé.
— Je pars maintenant, dame Catherine. Il faut que demain soir je sois à Parthenay pour prendre les derniers ordres. Vous, demeurez ici.
Le Roi arrive demain, mais, à l'aube, messire Pregent de Coétivy et messire Ambroise de Loré seront dans cette auberge où doivent se réunir tous les conjurés. Messire Jean de Bueil doit venir aussi de son château de Montrésor, peut-être dans la journée de demain. Quand tout le monde sera là, une réunion se tiendra ici même. Au fond de la cour, dans le rocher sur lequel repose le château, il y a des caves excellentes pour le vin... ou pour conspirer. Il vous reste seulement à attendre et à veiller. Mais souvenez-vous : dès que le Roi sera arrivé, il vaudra mieux pour vous ne plus sortir. La dame de La Trémoille a de bons yeux.
— Soyez tranquille, répondit Catherine en lui tendant un dernier verre de vin. J'ai beau avoir changé d'aspect, je ne suis pas devenue complètement folle. Tenez ! Le coup de l'étrier.
Il avala le contenu d'un trait, salua et disparut comme une ombre.
L'animation normale de la ville devint de l'agitation frénétique le lendemain lorsque, vers l'heure de none, le cortège du Roi entra dans Chinon. Quand l'appel des trompettes déchira l'air paisible de l'après-midi, et que toutes les cloches se mirent à sonner, malgré les consignes de prudence, Catherine s'enveloppa la tête d'un voile et se pencha à la fenêtre. Par-dessus la houle des têtes massées au Grand Carroi, elle vit les bannières, les pennons, les enseignes des hommes d'armes, les lances et les piques. L'escadron vêtu de fer des chevaliers encadrant le Roi, en armure lui aussi, et les litières dans lesquelles avaient pris place la Reine et le couple La Trémoille. Il y avait beau temps qu'aucun cheval n'était plus capable de porter le Grand Chambellan. En apercevant ses couleurs, Catherine, instinctivement, se rejeta en arrière. Bien qu'elle se sentît en sûreté dans cette auberge elle ne pouvait se défendre d'une instinctive répulsion à l'approche de son ennemi. Jusqu'à cet instant, d'ailleurs, elle avait douté de sa victoire et son imagination lui avait montré une foule d'empêchements. Mais enfin le gros La Trémoille était venu.
Le cortège traversa le carrefour au milieu du peuple qui criait « Noël ! » et « Dieu garde ! » et disparut peu à peu dans la rue en pente raide qui montait au château... Quand le dernier chariot se fut évanoui avec le dernier valet, Catherine se retourna vers Sara, les yeux brillants de triomphe.
— Il est venu ! J'ai gagné.
— Oui, soupira la bohémienne, tu as gagné. Maintenant, c'est affaire aux chevaliers de la reine Yolande d'abattre le fauve.
— Pas sans moi ! s'écria la jeune femme. Je veux y être afin de partager, si nous échouons, le sort des conjurés. J'en ai le droit.
Sara ne répondit pas et se remit à réparer un accroc que Catherine avait fait dans son manteau de voyage. Il n'y avait que vingt-quatre heures que les deux femmes étaient entrées dans cette auberge, mais déjà Sara tournait comme un animal en cage et cherchait toutes les occasions de s'occuper. Pour Catherine aussi, cette inaction forcée était pénible. Elle passait presque tout son temps derrière les carreaux de sa fenêtre, regardant le mouvement de la rue. Les heures coulaient trop lentement pour son impatience d'agir. Elle avait eu trop peur.
Elle avait trop souvent désespéré de la réussite pour y croire vraiment avant d'avoir vu, de ses yeux vu, l'arrivée de La Trémoille. Et maintenant qu'il était là, elle brûlait de, retourner au combat.
Quand la nuit fut venue et que, là-haut, au château, dans la grande tour de l'Horloge, la cloche nommée Marie Javelle, qui rythmait la vie de la cité, eut sonné le couvre-feu, que la rue eut été rendue au silence, Catherine se risqua à ouvrir sa fenêtre et à se pencher au-dehors sans couvrir sa figure d'un voile. En fait de voile, la nuit devait suffire bien que, selon Sara, elle fût beaucoup trop claire. .
C'était vrai. La nuit était magnifique, d'un bleu foncé doux et profond et toute brillante d'étoiles... Une nuit faite pour l'amour plus que pour l'intrigue. La vue, bien sûr, ne s'étendait pas plus loin que l'autre côté de la rue où les volets de bois bien clos et le silence profond disaient le sommeil des bons bourgeois qui habitaient là, un heaumier dont le vacarme emplissait la rue tout le jour et un apothicaire qui se chargeait de la parfumer avec les produits de son négoce.
Mais, maintenant que les bruits du jour s'étaient éteints, la cité endormie prenait une sorte de mystère. Catherine avait l'impression d'être au centre d'un écrin solide et précieux tout à la fois, une sorte d'asile inviolable. Elle se demanda si ce n'était pas dû à l'ombre de Jehanne. Dans le bruit léger de la rivière, dans la chanson lointaine, presque imperceptible, des arbres mouvants, dans l'odeur même de la terre féconde qui venait à elle, mêlée à une vague senteur d'eau et de jasmin, Catherine croyait entendre encore la voix claire de la grande fille venue de si loin dont le passage fulgurant avait éclairé sa vie en la marquant d'un sceau ineffaçable... Jehanne ! Comme elle était encore présente ici, dans cette cité forte qui jamais plus ne l'oublierait ! Ce nom que, dans tout le royaume, on ne prononçait qu'à voix basse par crainte des espions de La Trémoille, Chinon l'osait proclamer dans ses carrefours et en gardait le souvenir dans chacune des pierres... La nuit venue, le fantôme blanc reprenait vie, hantait chaque demeure.
Machinalement, Catherine leva les yeux vers la voûte laiteuse du ciel comme pour y chercher le reflet d'une armure d'argent...
— Jehanne ! murmura-t-elle tout bas... Aimez-moi ! Parce que j'ai voulu vous arracher à la mort j'ai trouvé un bonheur que je croyais impossible. C'est à vous que je le devais... Faites que tant de douleurs ne soient pas vaines. Rendez-moi l'amour, le bonheur perdu...
Quelque chose de frais et de parfumé vint la frapper dans le cou interrompant sa rêverie et "la ramena brusquement sur terre.
Instinctivement, elle tendit les mains, retint le bouquet de roses juste au moment où il allait choir au-dehors, le porta à ses narines. Il embaumait de tous ses pétales fraîchement cueillis... Se penchant sur les ombres de la rue, la jeune femme chercha d'où venait l'envoi fleuri, distingua bientôt, sous l'auvent de la maison d'en face, une haute silhouette sombre, qui peu à peu sortit de son coin.
Mais, avant qu'elle ne fût devenue nettement visible, Catherine savait à qui elle appartenait. Lentement, Pierre de Brézé vint jusqu'au milieu de la rue et demeura là, immobile, quelques instants, regardant cette fenêtre où s'encadrait la forme gracieuse de la jeune femme. Elle ne pouvait distinguer les traits de son visage, mais elle entendit qu'il murmurait son nom :
— Catherine...
Elle ne répondit pas, étreinte par une émotion soudaine. Son cœur, tout à coup, s'était mis à battre plus vite. Elle se sentait rougir comme une jouvencelle parce que, dans les quatre syllabes de son nom, Pierre avait mis plus d'amour que dans un poème. Elle eut, tout à coup, envie de tendre les mains vers lui, pour l'attirer plus près, pour qu'il fût là... La lune, à cet instant, apparut au faîte d'un toit, glissa sur les ardoises qu'elle argenta, fouilla la rue et enveloppa la forme immobile du jeune homme avant d'illuminer la fenêtre et de glisser jusque dans la chambre. Du bras, Catherine repoussa instinctivement cette lumière trop vive et recula d'un pas. Elle eut le temps de voir qu'il esquissait un baiser jeté du bout des doigts...
Il faisait trop clair maintenant, il était imprudent de se montrer encore, mais la tentation fut la plus forte. Elle avait envie de revoir ce visage levé vers elle et que la passion rendait si émouvant... Elle se pencha et ne put retenir un soupir de regret. La rue était déserte.
Pierre avait disparu... Lentement, Catherine repoussa la fenêtre et le volet, alluma la chandelle, reprit le bouquet posé un instant sur la table et le respira lentement, les yeux fermés, se laissant griser par le parfum des roses. La voix chaude qui avait vibré, tout à l'heure, dans la nuit, résonnait encore à son oreille...
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