Pourtant, à le revoir, elle éprouvait une joie soudaine, inexplicable et ne pouvait s'empêcher de le regarder avec admiration. Il était vraiment très beau, ce Pierre de Brézé, et de très noble allure sur son grand destrier gris. Le lourd vêtement de fer semblait ne rien peser à ses larges épaules, non plus que la longue lance de frêne qu'il appuyait à sa cuisse. La voix du jeune homme la tira de sa contemplation.
— Monseigneur, disait Brézé, nous nous attardons ; et la Reine vous attend.
Mais, tout en parlant, son regard bleu accrochait celui de Catherine en même temps qu'un léger sourire détendait les lèvres fermes du chevalier. Ce ne fut qu'un bref regard, l'espace d'un instant, mais dans lequel la jeune femme lut toute la passion qu'il lui vouait. Il n'était là que pour elle, bravant le déplaisir du Roi et la haine de La Trémoille en venant, avec l'escorte de la Reine, dans ce château où l'on ne le souhaitait pas. Non seulement il l'avait reconnue, mais il trouvait moyen de lui redire, sans un mot, sans un geste, son amour... Pourtant, si discret qu'eût été ce sourire, il n'avait pas échappé à l'œil aigu du prince Louis qui décocha au chevalier un regard moqueur.
— Hum ! Il semble, sire chevalier, que vous ayez le goût aussi dépravé que la dame de La Trémoille. Allons !
Sans plus s'occuper de Catherine, le Dauphin poussa son cheval et force fut à Brézé de le suivre. Il ne se retourna pas, mais le regard de Catherine suivit, jusqu'à ce qu'elle ait disparu sous la voûte, la fière silhouette du jeune homme. En se remettant en route, un instant plus tard, elle avait le cœur chaud d'une confiance et d'un courage nouveaux. N'avait-elle pas remarqué, attachée au bras de Brézé, une écharpe de soie noir et argent, les couleurs de deuil qu'elle lui avait dit être les siennes et qu'il portait, fidèlement ?
Il s'était déclaré son chevalier et, apparemment, il entendait le rester. Désormais, dans ce château où elle avait peur de tout, elle sentirait cette présence rassurante. Elle pouvait, s'il le fallait, mourir sans crainte, sûre d'être vengée car elle se souvenait du serment qu'il avait fait, à ses genoux. Si elle échouait, il tuerait La Trémoille de ses propres mains, quitte à porter ensuite sa tête au bourreau.
Pourtant, en franchissant le pont-levis, Catherine s'efforça de chasser ces douces pensées, si réconfortantes fussent-elles. Dans ce même château, il y avait un autre homme qui pouvait mourir à cause d'elle.
CHAPITRE X
La prisonnière du cachot
Lorsque Catherine et ses gardes pénétrèrent dans la cour du château, elle était pleine de monde. Au cortège de la Reine s'étaient joints les serviteurs du château qui déchargeaient les bagages, les officiers et dignitaires. Elle aperçut même la mince silhouette du Roi qui, menant sa femme par la main, la conduisait vers l'escalier.
Instinctivement, elle chercha, dans la foule des dames et des chevaliers, un profil fier, de larges épaules, un regard chaud, mais, déjà, les archers l'entraînaient vers le petit escalier, la tourelle qui menait chez la dame de La Trémoille.
Elle trouva la porte close et Violaine, débout devant, drapée dans un grand manteau. D'un signe, la jeune fille renvoya les hommes d'armes, mais ne s'écarta pas pour laisser passer Catherine.
— Tu ne peux pas entrer, l'Égyptienne.
— Pourquoi donc ?
Violaine dédaigna de répondre, se contentant d'un haussement d'épaules. En effet, malgré l'épaisseur du chêne dont était faite la porte, de violents éclats de voix la traversaient, parvenant jusqu'à la jeune femme. Elle reconnut la voix haut perchée de la comtesse.
— Je garderai cette fille autant qu'il me plaira. Et je ne vous conseille pas de m'en empêcher !
— Quelle mouche vous a piquée de vous mêler de mes affaires ?
— Qu'avez-vous besoin de cette fille ?
— Cela me regarde. Ayez patience... Je vous la rendrai quand je n'en aurai plus besoin.
Les voix se firent plus sourdes, mais Catherine avait compris. Les deux époux étaient aux prises à cause d'elle... et elle n'avait rien à attendre de la femme qu'elle avait cru maîtriser. Violaine suivait le cheminement de sa pensée sur son visage et se mit à rire, d'un rire mauvais. Puis elle chuchota :
— Cela te surprend ? Qu'espérais-tu donc ? Devenir dame d'honneur ?
Catherine haussa les épaules à son tour, avec une fausse désinvolture.
— J'espérais que les nobles dames savaient reconnaître les services rendus... Mais qu'importe, après tout.
La tranquillité qu'elle affectait dut impressionner la fille d'honneur car elle cessa de rire et, par en dessous, glissa un coup d'œil méfiant à Catherine avant de se signer précipitamment comme si elle avait tout à coup rencontré le Diable. La conversation en resta là. D'ailleurs, la porte s'ouvrait. La Trémoille en jaillit, sa houppelande rouge et or claquant au vent de sa fureur. Il s'arrêta court en reconnaissant Catherine, la toisa d'un œil étincelant puis s'engouffra dans l'escalier, sans dire un mot et à une allure incroyable pour un personnage de sa dimension.
Le regard de Catherine croisa celui de Violaine, avec l'implacabilité de deux lames d'épée. Le bruit des pas du gros chambellan décroissait dans l'escalier. Un sourire de dédain arqua les lèvres de la fille d'honneur qui, d'un geste presque négligent, poussa le battant de chêne.
— Tu peux entrer maintenant.
Tête haute, sans broncher, Catherine passa devant elle et eut la satisfaction d'entendre la porte claquer derrière son dos.
— Pas tant de bruit, Violaine, cria la dame de La Trémoille avec irritation. Ma tête me fait un mal affreux.
Déjà vêtue mais non coiffée, elle arpentait furieusement sa chambre au milieu d'un effroyable désordre. D'un coup d'œil Catherine devina la fuite des chambrières, abandonnant leurs peignes, leurs flacons, leurs épingles et leurs pots à onguents devant l'entrée du Grand Chambellan. La dispute entre les deux époux avait dû parachever la déroute des objets qui avaient roulé de tous les côtés. Avec un sourire intérieur, elle eut la sensation d'entrer dans la cage de l'un de ces fauves que gardaient si soigneusement, au fond de leurs chenils, les grands seigneurs et les princes. Le chacal était parti, il ne restait plus que la femelle en furie, cent fois plus dangereuse que lui d'ailleurs, mais Catherine s'était juré de ne pas donner à cette femme le plaisir de la voir trembler. Tout de suite, la colère de la comtesse se tourna contre elle.
— Mon noble époux tient à ta peau plus qu'il ne conviendrait à ce qu'il semble. Ma parole, il se conduit comme une bête en chaleur !
— S'il tient à ma peau, dit Catherine froidement, ce n'est pourtant pas pour y avoir goûté. Votre appel, noble dame, m'en a sauvée...
— Sauvée ? Quel est ce mot ? Qu'est-ce qu'une fille comme toi peut espérer de mieux qu'un grand seigneur ? Oublies-tu que je suis sa femme ?
— Je suis votre servante. Et les ordres que vous m'avez donnés me laissaient supposer que je pouvais l'oublier.
La colère de la dame tomba net, touchée par la froideur de son interlocutrice. Sur le moment, au paroxysme de la colère, elle avait cherché à tirer du sang du premier être qui lui était tombé sous la griffe. Mais cette femme qui se tenait devant elle, si fièrement, n'avait pas peur et, à cet instant, elle se souvint du besoin qu'elle avait de ses services. D'une voix fiévreuse elle demanda :
— As-tu ce que je t'ai demandé ?
Catherine hocha la tête affirmativement, mais croisa les bras sur sa poitrine comme pour défendre ce qu'elle avait glissé dans son corsage.
— Je l'ai, mais j'ai aussi quelque chose à dire.
La main de la comtesse se tendait déjà tandis que ses yeux avides luisaient entre leurs lourdes paupières bistrées.
— Dis vite... et donne ! J'ai hâte !
— Hier, contre ce philtre, vous m'avez offert de l'or. Je l'ai refusé, je le refuse encore... mais je veux autre chose.
Un mince sourire étira les lèvres de la dame, mais une lueur inquiétante s'alluma dans ses yeux.
— Tu l'as déjà dit, tu veux me servir. Donne !
— En effet, je l'ai dit et je le répète, mais, ce matin, les choses ont changé. Le chef de notre tribu est prisonnier en ce château. Il risque la mort. Je veux sa vie.
— Que m'importe la vie d'un sauvage ? Donne ce flacon si tu ne veux pas que je te le fasse arracher par mes femmes.
Catherine, lentement, sortit la petite fiole de sa guimpe et la tint dans sa main. Ses yeux bravèrent la colère de la comtesse tandis que ses lèvres rouges esquissaient un sourire.
— La voilà ! Mais si l'on m'approche, je la jette à terre où elle se brisera. Nous n'avons pas de flacons d'or ou d'argent, nous autres gens d'Egypte... rien que de la terre et la terre est fragile. Vos femmes n'auront pas le temps de me la prendre. Je la détruirai... comme je la briserai si Fero n'est pas rendu aux siens.
Sur le visage convulsé de son adversaire elle put voir la bataille qui s'y livrait : la fureur, la passion et l'avidité. Ce fut cette dernière qui l'emporta.
— Attends-moi ici un instant. Je vais voir ce que l'on peut faire.
Sans même prendre la peine de relever ses cheveux, la comtesse enveloppa sa tête et ses épaules d'une pièce de soie verte et sortit.
Demeurée seule, Catherine se laissa glisser sur les coussins entassés près de la cheminée. L'atmosphère de cette pièce l'étouffait et l'angoissait tout à la fois. Tous ces parfums trop lourds lui semblaient l'émanation même de la femme vénéneuse qui habitait ces lieux. Ses doigts fiévreux cherchèrent sous l'étoffe de sa robe la forme dure de la dague, caressèrent le contour de l'épervier ciselé sur la garde comme pour lui demander secours. Si souvent, la main ferme d'Arnaud s'était serrée autour de cette arme qu'elle avait dû y laisser un peu de son énergie. Mais, en évoquant la fière figure de son époux, des larmes lui montèrent aux yeux, brûlantes et lourdes de regrets... Que restait-il à cette heure de ce corps vigoureux, de ce beau visage ? De quels ravages la lèpre les avait-elle marqués ?...
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