D'autres chaînes de pièces lui formaient une sorte de couronne et les yeux des femmes lui avaient dit combien, dans cet accoutrement sauvage, elle était belle.

L'assurance de sa beauté, Catherine la lut encore sur le visage radieux de Fero, dans l'orgueil de son regard quand il vint à sa rencontre et lui prit la main pour la mener devant la phuri dai. C'était la plus vieille femme de la tribu et, parce qu'elle était la plus sage et la gardienne des antiques traditions, elle avait un pouvoir presque égal à celui du chef. Jamais Catherine n'avait vu une femme ressembler autant à une chouette, mais les petits yeux ronds de la phuri dai étaient verts comme l'herbe au printemps. Des tatouages noirs marquaient ses joues vides et se perdaient sous les longues mèches grises que laissait échapper un chiffon rouge drapé à la manière d'un turban. Catherine la regarda avec horreur parce que cette femme incarnait pour elle le mariage où le destin la contraignait.

La vieille se tenait debout au milieu des anciens de la tribu, éclairée par les flammes qui accentuaient les ombres de sa figure. Les peaux d'âne et les archets faisaient rage, doublant le cercle de feu d'une zone sonore où se mêlaient les cris des femmes et le chant des hommes.

Cela faisait un vacarme assourdissant. Quand le couple s'arrêta devant elle, la phuri dai sortit de ses loques deux mains fragiles comme des pattes d'oiseau et saisit un morceau de pain noir que lui tendait un grand tzigane barbu. Le silence se fit soudain et Catherine comprit que l'instant décisif était arrivé. Elle dut serrer les dents pour ne pas crier, pour ne pas hurler de panique. Est-ce que vraiment rien ne viendrait empêcher cette sinistre farce?

Les mains parcheminées rompirent le pain en deux morceaux. Puis la vieille prit un peu de sel, qu'on lui tendit dans une petite coupe d'argent car c'était une denrée rare et extrêmement précieuse. Elle en répandit un peu sur chacun des morceaux de pain, en tendit un à Catherine, l'autre à Fero.

— Lorsque vous serez las de ce pain et de ce sel, dit-elle, vous serez las l'un de l'autre. Maintenant, échangez vos morceaux de pain.

Impressionnée, malgré elle, par le ton solennel de la vieille, Catherine prit machinalement le pain que lui tendait Fero et lui offrit le sien. Tous deux mordirent ensemble dans la croûte dure. Les yeux du chef ne quittaient pas ceux de la jeune femme et elle dut fermer les siens un instant, incapable de soutenir la passion brutale, primitive, qu'ils révélaient... Tout à l'heure, elle allait encore lui appartenir, mais, cette fois, sans en avoir la moindre envie. Non seulement elle ne désirait pas Fero, mais son corps se révoltait à l'avance de ce qui allait suivre.

— La cruche, maintenant, dit la vieille.

On lui passa une cruche en terre qu'à l'aide d'une pierre elle brisa au-dessus de la tête des deux jeunes gens. Quelques grains de blé s'en échappèrent. Et, aussitôt, la vieille s'accroupit comptant les débris.

— Il y a sept morceaux, dit-elle en levant les yeux vers Catherine.

Pour sept années, Tchalaï, tu appartiens à Fero !

Avec un cri de triomphe, le chef tzigane prit Catherine par les épaules et l'attira pour l'embrasser. Etourdie, elle se laissa aller contre lui tandis qu'éclataient les hurlements de joie de la tribu. Mais les lèvres de Fero ne touchèrent pas celles de la jeune femme. Jaillie de l'ombre, une fille aux cheveux de nuit avait bondi entre eux et, d'une secousse brutale, avait arraché Catherine des bras qui la tenaient.

— Un instant, Fero ! Je suis encore là, moi, et tu m'avais juré que je serais ta rommi... ta seule femme.

Pour un peu, Catherine aurait crié de soulagement. Elle se retrouvait à quatre pas de Fero, séparée de lui par cette fille qu'elle regardait maintenant comme un miracle. La nouvelle venue avait un visage fier : teint cuivré, petit nez aquilin, prunelles en amandes et légèrement bridées, des nattes lisses et une robe de soie rouge qui semblait étrangement élégante au milieu de tous ces haillons. Une chaîne d'or brillait à son cou. Mais la stupeur de Fero n'était pas feinte.

— Dunicha ! Tu avais disparu depuis tant de jours ! Je te croyais morte.

— Et cela t'attristait profondément, n'est-ce pas ? Qui est celle-là ?

Elle désignait Catherine, d'un geste plein de rancune qui n'annonçait rien de bon, sans doute. Mais Catherine, heureuse de l'intrusion, examinait avec curiosité la nouvelle venue. C'était sans doute l'une des deux filles que La Trémoille avait fait monter au château quinze jours plus tôt. Pourquoi fallait-il que la Tzigane la regardât d'emblée comme une ennemie, alors que Catherine brûlait de lui poser une foule de questions sur les habitudes du château ?

Mais, tandis qu'elle réfléchissait, la dispute s'envenimait entre Dunicha et Fero. Le chef tzigane se défendait âprement d'avoir été infidèle. Puisque sa future épouse n'avait pas été tuée au château, elle aurait dû faire savoir qu'elle vivait. Quant à lui, il était maintenant régulièrement uni à Tchalaï et il n'en démordait pas.

Dis plutôt que cela t'arrangeait de me croire morte, cria la fille. Mais tu n'en es pas moins parjure et moi, Dunicha, je nie la valeur de ton mariage. Tu n'avais pas le droit de faire ça.

— Mais je l'ai fait, hurla le chef, et il n'y a plus rien à y changer.

— Crois-tu ?

Les yeux obliques de Dunicha allèrent de Catherine à Fero, revinrent à la jeune femme.

— Tu connais nos coutumes, je pense ? Quand deux femmes se disputent le même homme et si elles ont toutes deux le droit de le faire elles se battent jusqu'à la mort de l'une d'elles. Cette coutume, je la réclame. Demain, au coucher du soleil, nous nous battrons, toi et moi.

Et, sans rien ajouter d'autre, Dunicha tourna les talons. La tête haute, elle fendit le cercle des Tziganes, s'éloigna dans l'ombre suivie aussitôt par quatre femmes. La vieille phuri dai, qui avait uni Fero et Catherine, s'approcha de la jeune femme, la sépara de Fero qui avait saisi la main de sa nouvelle épouse.

— Il faut vous quitter jusqu'au combat. Tchalaï appartient au destin. Suivant nos lois, quatre femmes de la tribu la garderont tandis que quatre autres demeureront auprès de Dunicha. J'ai dit.

Il y eut un silence de mort. Comme par magie, Sara était apparue auprès de Catherine que Fero, maintenant, regardait avec désespoir. Il n'avait même plus le droit de lui adresser la parole... La fête tournait court. Les tambours s'étaient tus et l'on n'entendait plus que le crépitement des feux sous les chaudrons de cuisine. C'était comme si la mort avait soudain survolé le camp et, malgré son courage, Catherine retint mal un frisson. La main de Sara se posa sur son bras nu. — Tchalaï est ma nièce, dit la bohémienne d'un ton mesuré. Je la garderai avec Orka. Tu peux désigner deux autres femmes.

— N'en désigne qu'une ! s'écria Tereina en bondissant auprès de son amie. Si elle est la nièce de Sara la Noire, elle est ma sœur à moi.

La phuri dai acquiesça d'un signe de tête. Son doigt décharné appela impérieusement auprès d'elle une autre femme aux cheveux blancs qui était sa sœur. Et, ainsi encadrée, Catherine regagna dans le silence le chariot d'Orka où, avec ses gardiennes, elle demeurerait jusqu'à l'heure du combat sans sortir, comme une prisonnière.

Le soulagement qu'elle avait éprouvé, tout à l'heure, quand Dunicha l'avait arrachée des mains de Fero, s'était bien évanoui. À ce moment elle n'était menacée que d'un simulacre de mariage et maintenant elle était une sorte de morte en sursis. Une colère gonflait ses veines. C'en était trop aussi ! Et les coutumes de ces gens étaient bien les plus délirantes, les plus barbares qu'elle ait jamais connues.

On disposait d'elle sans même lui demander son avis. Les Tziganes avaient décidé qu'elle épouserait Fero, ensuite ils décidaient qu'elle devait se battre avec cette jeune tigresse, et cela pour un homme qu'elle n'aimait pas.

— Je te préviens, glissa-t-elle à voix basse dans l'oreille de Sara, je ne me battrai pas. Je ne sais même pas ce que c'est. Jamais de ma vie je n'ai livré le moindre combat et je n'essayerai pas même si...

Sara saisit sa main et la serra violemment.

— Tais-toi. Pour l'amour du ciel !

— Pourquoi me tairais-je ? À cause de ces femmes. Non, je vais leur dire, au contraire, je vais leur crier que...

— Tais-toi ! répéta Sara, mais si impérieusement que la jeune femme obéit malgré elle. Comprends donc que tu risques ta vie... si elles comprenaient que tu refuses de te battre.

— Et demain, gémit Catherine, est-ce que je ne vais pas la risquer ? Tu le sais bien, toi, que je ne suis pas capable de faire ce qu'on exige de moi. Elle va me tuer, j'en suis sûre.

— Je le sais aussi, mais, pour l'amour de Dieu, calme-toi ! Quand les autres dormiront je me glisserai hors du camp et je courrai jusqu'à l'auberge prévenir messire Tristan. Il saura bien, lui, te sortir de ce mauvais pas. Mais, je t'en conjure, ne montre pas que tu as peur.

Mes frères ne pardonnent pas la lâcheté. Tu serais chassée à coups de fouet, condamnée à mourir de faim.

Les yeux de Catherine s'agrandirent d'horreur. Elle avait l'impression qu'un piège terrible s'était refermé sur elle et qu'avec ses seules forces elle ne parviendrait jamais à s'en délivrer. Sara sentit sa terreur et la serra contre elle.

— Du courage, mon petit. Maître Tristan et moi nous allons te sortir de là.

— Il serait temps qu'il se montre, celui-là, fit Catherine avec rancune, lui qui devait veiller sur moi de si près.

— Il ne devait intervenir qu'en cas de danger, souviens-toi...

Elle regarda autour d'elle. Les deux vieilles dormaient. Seule Tereina veillait, assise près de la lampe à huile, enveloppée dans sa couverture rouge ; elle fixait la flamme avec les yeux égarés d'une somnambule et ne bougeait pas plus qu'une souche.