Tristan se détourna sur sa selle et son fouet désigna une petite auberge qui se dressait de l'autre côté du chemin, face au pont et dont l'enseigne verte, jaune et rouge proclamait qu'au « Pressoir Royal » on buvait le meilleur vin de Vouvray.
— Vous allez entrer ici et m'attendre. Je dois voir le chef de la tribu. Installez-vous, reposez-vous, mangez, mais ne buvez pas trop.
Le vin de Vouvray est agréable... mais il monte à la tête.
— Nous prenez-vous pour des ivrognesses ? s'insurgea Sara.
— Nullement..., mon révérend. Mais les moines ont si mauvaise réputation ! Ne bougez surtout pas avant que je ne revienne.
Tandis que le faux moine et le faux écuyer allaient attacher leurs chevaux au montoir du « Pressoir Royal », Tristan s'engagea résolument sur le pont et disparut bientôt aux yeux de ses compagnes.
La petite auberge était vide et l'aubergiste s'empressa de servir ses hôtes inattendus. Il avait encore des cochons au saloir et put leur servir une soupe aux choux qui, escortée du fameux vin, fit un repas des plus convenables. On était au milieu du jour et les deux femmes, qui avaient voyagé pendant plus de trois jours, étaient affamées.
Restaurées convenablement, elles se sentirent mieux et Sara vit les choses sous un jour plus optimiste.
Tristan revint quand le jour tomba. Il semblait las, soucieux, mais il y avait dans ses yeux bleus une lueur encourageante. Il refusa de parler avant d'avoir avalé un pichet de vin parce que, dit-il, son « gosier était sec comme de l'étoupe et qu'il suffirait de la moindre flamme pour l'incendier». Dévorée d'impatience, Catherine le regardait avaler son vin, mais elle n'y tint pas longtemps.
— Alors ? fit-elle nerveusement.
Tristan reposa son pichet, s'essuya les lèvres à sa manche et lui jeta un regard moqueur.
— Vous êtes si pressée de vous jeter dans la gueule du loup ?
— Très pressée, fit la jeune femme sèchement. Et je veux une réponse.
— Alors, soyez contente, tout est arrangé. Dans un sens, vous avez de la chance... mais dans un sens seulement car, le moins que l'on puisse dire, est que les relations entre le château et le camp des Tziganes sont assez tendues.
— D'abord, intervint Sara, ces Tziganes, que sont- ils ? Avez-vous pensé à vous informer ?
— Vous allez être satisfaite, et là encore vous avez de la chance.
Ce sont des Kalderas. Ils se disent chrétiens et prétendent détenir un bref du pape Martin V, mort voici deux ans. Ce qui n'empêche pas leur chef, Fero, de se dire duc d'Egypte.
Tandis qu'il parlait, le visage de Sara s'éclairait. Quand il eut fini elle frappa joyeusement dans ses mains.
— Ils sont de ma race. Dès lors, je suis certaine de leur accueil.
— Vous serez, en effet, bien accueillie. Seul, le chef sait la vérité en ce qui concerne dame Catherine. Pour tous les autres, elle passera pour votre nièce, vendue elle aussi comme esclave quand elle était enfant.
— Et, dit Catherine, que pense le chef de mes projets ?
Le front de Tristan l'Hermite se rembrunit.
Il vous aidera de tout son pouvoir, la haine le brûle. Le caprice de La Trémoille lui interdit de quitter les fossés du château où il est campé, parce que le chambellan aime les danses des filles de sa tribu. Mais, d'autre part, l'un de ses hommes a été pris hier à voler dans un courtil et pendu ce matin. S'il ne craignait de voir exterminer les siens sur le grand chemin, Fero s'enfuirait. Voilà pourquoi je dis que vous avez de la chance dans une certaine mesure, mais que, d'autre part, vous allez mettre le pied dans un véritable chaudron de sorcières."
— Qu'importe ? Il faut que j'y aille.
— Le temps est encore froid, il vous faudra aller pieds nus, coucher à la belle étoile ou dans un mauvais chariot, vivre rudement et...
Catherine lui éclata de rire au nez, si brusquement qu'elle lui coupa la parole.
— Ne soyez pas stupide, messire Tristan. Si vous connaissiez ma vie dans ses détails, vous sauriez que je ne crains rien de tout cela.
Assez tergiversé. Préparons- nous !
L'aubergiste payé, les trois complices sortirent, se dirigèrent vers le pont. Depuis deux jours, le temps s'adoucissait et la nuit, si elle était humide, n'était pas froide. Catherine rejeta son camail sur ses épaules, libérant ses nattes qu'elle secoua ; son humeur batailleuse lui revenait.
Le silence n'était troublé que par le bruit soyeux de l'eau dans les hautes herbes et le pas des chevaux. Une bonne odeur de terre mouillée emplissait les narines de Catherine qui prit deux ou trois grandes respirations. Le pont aboutissait d'abord à une longue île boisée où cependant brillait une faible lumière. Dans la journée, la jeune femme avait pu remarquer la petite chapelle Saint-Jean et l'ermitage qui s'y appuyait. Ce devait être la chandelle de l'ermite. L'île traversée, un nouveau pont menait au pied même du château et, cette fois, Catherine put voir, sur le rocher, les reflets de feux allumés dans les fossés ; le camp des Tziganes était encore en pleine activité.
Sur les tours et les chemins de ronde, parfois, une torche passait comme une étoile filante, portée par un sergent faisant sa tournée d'inspection et, à mesure que l'on approchait, on pouvait entendre le cri des guetteurs, se répondant d'une tour à l'autre. De la petite ville d'Amboise, enfermée dans ses remparts à l'ombre de l'éperon rocheux, Catherine devinait seulement la silhouette qui devait s'étirer vers le sud, le long de l'Amasse. Par-dessus le tout, le ciel taché de nuages avait des pâleurs qui annonçaient la lune.
Au bord du fossé, les trois cavaliers s'arrêtèrent et Catherine, les yeux agrandis, se crut un instant au bord de l'enfer. Un feu flambait au milieu du campement et, autour de ce feu, toute la tribu était assise à même le sol, dans une bizarre immobilité, mais, de toutes les bouches fermées, s'échappait une sorte de plainte mélodique, monotone et sourde à laquelle répondait, par instants, le ronflement des peaux d'âne sous les doigts secs des hommes.
Les flammes rouges dansaient sur les peaux cuivrées dont certaines portaient des tatouages. Les femmes, vêtues de haillons, avaient d'épais cheveux noirs, gras et luisants, des lèvres pour la plupart charnues, de minces nez aquilins, des yeux de braise, même les vieilles dont la peau montrait plus de plis qu'un vieux parchemin.
Certaines étaient belles ainsi que le montraient largement les grossières chemises, mal attachées, qu'elles portaient. Les hommes étaient effrayants. Déguenillés, crasseux, ils avaient des cheveux crépus, laineux, de longues moustaches sous lesquelles brillaient des dents très blanches. Ils se coiffaient de chapeaux en loques ou de casques bosselés, ramassés au hasard des chemins ou des cadavres.
Tous portaient aux oreilles de lourds anneaux d'argent. Ces faces immobiles, ces yeux à l'éclat dangereux fixés au cœur ardent du feu, cette plainte qui ne cessait pas, tout cela fît courir un frisson sous la peau de Catherine. Elle chercha le regard de Sara et, comme elle allait parler, la bohémienne posa vivement son doigt sur ses lèvres
— Il ne faut rien dire, chuchota-t-elle, si bas que la jeune femme l'entendit à peine. Pas maintenant. Ni bouger.
— Pourquoi ? demanda Tristan.
— Ceci est un rite funèbre. Ils attendent sans doute le corps de l'homme qui a été pendu ce matin.
En effet, venant du château, une petite procession descendait vers le camp. Un homme grand et maigre ouvrait la marche, portant une torche pour éclairer ses quatre compagnons sur les épaules desquels reposait un corps inerte. L'homme, sur qui tombait d'aplomb la lumière, était vêtu de chausses collantes, écarlates, et d'un pourpoint de même nuance, abondamment taché et déchiré, mais qui montrait encore des traces de broderie d'or. Les lacets rompus du pourpoint l'ouvraient largement, découvrant jusqu'à la taille une poitrine brune dont les muscles luisants dénonçaient la force. L'homme était jeune et de mine arrogante. Quant à la longue et mince moustache noire qui encadrait ses fortes lèvres rouges, elle accentuait encore leur pli cruel tandis que les yeux sombres s'étiraient vers les tempes, dénonçant le sang asiatique. Les cheveux épais, à travers lesquels on voyait briller les anneaux, d'argent des oreilles, tombaient jusque sur les épaules.
— C'est Fero, le chef, souffla Tristan l'Hermite.
La mélopée funèbre s'arrêta quand les porteurs déposèrent le cadavre devant le feu. Les bohémiens s'étaient levés et, seules, quelques femmes vinrent se placer, à genoux, autour de l'homme mort. L'une d'elles, si vieille et si ridée que sa peau paraissait coller à son squelette, se mit à chanter, d'une voix abominablement cassée ; une sorte de chant plaintif où le fil mélodique se brisait continuellement. Une autre, jeune et vigoureuse celle-là, le reprit quand la vieille s'arrêta.
— La mère et la femme du mort, chuchota Sara. Elles chantent ses vertus.
Le reste de la cérémonie fut bref. Le chef se courba, glissa une pièce de monnaie entre les dents du mort, puis les quatre hommes reprirent leur fardeau et descendirent avec lui jusqu'au bord du fleuve.
L'instant suivant, le cadavre s'en allait au fil de l'eau noire.
— C'est fini, fit Sara. L'homme, par le chemin de l'eau, va rejoindre le pays de ses ancêtres.
— Nous pouvons approcher, alors, dit Tristan. Puisque...
Mais il s'interrompit. Sara, brusquement à pleine voix, s'était mise à chanter, faisant sursauter Catherine. Il y avait longtemps que la jeune femme n'avait entendu chanter Sara, tout au moins de cette manière.
Bien sûr, elle avait souvent fredonné de vieilles ballades pour endormir le petit Michel, mais ces mélopées étranges, venues du fond des âges, rauques, sauvages et incompréhensibles, Catherine ne les avait entendues que deux fois : jadis, dans la taverne de Jacquot de la Mer, à Dijon, et auprès du feu des gitans qui, un moment, avaient entraîné Sara avec eux. Quelque chose se noua dans sa gorge en l'écoutant. La voix de Sara, ample, puissante, semblait peupler la nuit et lui porter tous les profonds échos de la terre lointaine d'où était venue l'étrange femme... Toute la tribu s'était tournée vers elle et l'écoutait, fascinée.
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