Spontanément, Catherine, oubliant la répugnance qu'il lui avait inspirée, lui tendit ses deux mains.

— Merci, maître Guillaume. Vous m'avez rendu un service que je n'oublierai pas.

— Un petit coin dans votre mémoire fera de moi le plus heureux des hommes. Et aussi dans vos prières... car j'en ai grand besoin.

Avant de laisser la jeune femme aller se rhabiller, il lui fit présent de la petite boîte d'argent contenant la pâte noire, d'une autre, toute semblable, contenant une sorte de crème épaisse d'un beau rouge vif, et d'un petit flacon.

— Le rouge sera pour aviver vos lèvres. Les filles de Bohême ont l'air d'avoir du feu sous la peau et les vôtres sont d'un rose trop tendre.

Quant au flacon, il contient un parfum fortement musqué. Usez-en modérément car il en faut bien peu pour incendier le sang d'un homme !

Il était tout près de minuit quand Catherine et ses deux compagnons parvinrent à la poterne du château. Ils n'avaient pas rencontré une âme dans les ruelles, rien qu'un gros chat noir qui fila en miaulant devant eux et qui fit se signer Sara précipitamment.

— Mauvais présage, marmonna-t-elle.

Mais Catherine avait décidé de fermer les oreilles à ses propos pessimistes. Depuis qu'elle avait quitté la maison de Guillaume l'enlumineur, elle se sentait une autre femme. Sous ce nouvel aspect, elle ne porterait plus le nom de Montsalvy, mais un nom quelconque qui ne risquerait pas d'être compromis ou sali dans les sentiers ténébreux où elle voulait s'enfoncer. Elle ne redeviendrait Catherine de Montsalvy qu'une fois sa vengeance accomplie. Alors, elle effacerait à l'esprit-de- vin, comme le lui avait enseigné Guillaume, les dernières traces de son grimage, elle couperait ces cheveux noirs qui lui semblaient maintenant aussi faux que ceux rajoutés et elle reprendrait, avec son deuil hautain, le chemin de l'Auvergne pour y vivre aussi proche que possible de son bien-aimé.

Mais, une fois dans sa chambre, elle rejeta tous ses vêtements et alla se placer devant un grand miroir d'argent poli où elle se voyait presque tout entière. Sa peau avait la couleur foncée de celle de Sara avec quelque chose d'un peu plus doré. Elle était lisse et luisait doucement sous la lumière de la lampe à huile, comme un satin bruni.

Ainsi teinté, son corps semblait plus mince et plus nerveux. Les longues mèches noires croulaient dessus comme de minces serpents et glissaient jusqu'à ses hanches. Ses lèvres pourpres éclataient comme une fleur sensuelle et ses grands yeux scintillaient, étoiles sombres nichées sous l'arc orgueilleux des sourcils.

— Tu as l'air d'une diablesse, murmura sourdement Sara.

— Et diablesse je serai tant que l'homme que je hais ne sera pas abattu.

— As-tu songé aux autres, à tous ceux que tu vas attirer et qui oseront tout maintenant que ton nom et ton rang ne te défendront plus ? Tu ne seras plus qu'une fille de Bohême, que l'on peut violer ou pendre à son gré quand on ne la destine pas au bûcher, une créature dangereuse et maudite.

— Je sais. Et je me défendrai avec les armes de mon personnage.

Tous les moyens me seront bons pour réussir.

— Te donnerais-tu à un homme s'il le fallait ? demanda Sara gravement.

— Au bourreau lui-même si c'était nécessaire. Je ne suis plus Catherine de Montsalvy, je suis une fille de ta race. Et je m'appelle...

au fait, comment vas-tu me nommer ?

Sara réfléchit un instant, clignant des yeux et mordillant la croix d'or pendue à son cou. Au bout de ce laps de temps, elle décréta : Je t'appellerai Tchalaï... Cela veut dire « étoile » dans notre langue...

mais, jusqu'à ce que nous soyons arrivées, tu resteras Catherine comme devant. Non, décidément, je n'aime pas beaucoup cette aventure.

Catherine se détourna et, sauvagement, elle s'écria :

— Et moi ? Crois-tu que je l'aime ? Mais je sais bien que, si je ne pouvais mener ma tâche à bonne fin, je n'aurais plus de repos, ni dans ce monde ni dans l'autre. Il faut que je venge Arnaud, que je venge Montsalvy brûlé, mon fils dépouillé ! Sinon, que pourrait valoir encore la vie ?

Dans la matinée, Catherine, assise sagement sur un tabouret, laissait Sara rattacher les faux cheveux noirs et en faire de longues nattes quand on frappa à la porte. Sara alla ouvrir. Sur le seuil, Tristan l'Hermite apparut. Il avança de quelques pas et entra dans le rayon de soleil léger qui tombait de la haute fenêtre. Sa pâleur alors se révéla, frappante, si tragique que les deux femmes, instinctivement, se rapprochèrent.

— Vous êtes blême, balbutia Catherine. Qu'avez- vous ?

— Moi, rien. Mais Guillaume l'enlumineur a été égorgé cette nuit dans sa maison. Sa servante a trouvé son corps en venant l'éveiller et... il a été torturé avant de mourir !

Un effrayant silence suivit ces terribles paroles. Catherine sentit le sang abandonner son visage et ses membres pour refluer à son cœur, mais trouva la force de demander :

— Pensez-vous que ce soit... à cause de nous ?

Tristan haussa les épaules et, sans cérémonie, se

laissa choir sur un tabouret. Les soucis marquaient tellement son visage impassible qu'il semblait avoir vieilli de dix ans. Sans rien dire, Sara alla prendre un flacon de vin de Malvoisie posé sur un dressoir, emplit un gobelet et vint tendre le tout au Flamand.

— Buvez ça. Vous en avez besoin.

Il accepta le gobelet avec reconnaissance et avala le vin d'un trait Catherine avait noué ses mains sur ses genoux pour les empêcher de trembler et luttait contre la terreur qui l'avait saisie.

— Répondez-moi franchement, reprit-elle d'une voix qui demeura calme à force de volonté. Est-ce à cause du travail que nous lui avons demandé ?

Tristan l'Hermite écarta les bras dans un geste d'ignorance.

— Qui peut savoir ? Guillaume avait sûrement des ennemis car ses activités n'étaient pas toujours avouables. Plus d'une fille en mal d'enfant a été discrètement délivrée par ces mains habiles que vous admiriez hier. Il se peut que ce ne soit qu'une coïncidence.

— Mais vous n'y croyez pas ?

— Honnêtement, je ne sais pas ce que je crois. J'ai seulement voulu vous avertir pour savoir ce que vous décidiez. Vous pouvez changer d'avis et, dans ce cas, je vais convoquer de nouveau le conseil.

Il se levait déjà, mais Catherine l'arrêta d'un geste preste.

— Non ! Demeurez ! J'ai eu peur un instant tout à l'heure, je l'avoue. Vous étiez si pâle. Mais maintenant cela va mieux. Je n'ai pas envie de reculer. Il est trop tard. Le plan est bon, je le suivrai jusqu'au bout. Libre à vous d'abandonner.

Le lourd visage du Flamand se plissa en une affreuse grimace.

— Vous me prenez pour un lâche, dame Catherine ? Quand j'entreprends quelque chose, je vais jusqu'au bout, quelles qu'en puissent être les conséquences. Et je ne tiens nullement à être jeté dans un cul-de-basse- fosse par les ordres de Monseigneur le Connétable. Si vous êtes d'accord, nous partirons cette nuit. Un sauf-conduit que j'ai déjà nous ouvrira les portes de la ville. Il vaut mieux qu'on ne vous voie pas partir. De même qu'il est préférable que vous ne quittiez pas votre chambre aujourd'hui. Reposez-vous, vous en aurez besoin. La reine viendra ce soir, après vêpres, vous voir ici même.

— C'est entendu ainsi. Je n'avais pas non plus l'intention d'agir autrement.

— Dans ce cas... je peux dire à messire de Brézé que vous êtes souffrante et ne voulez voir personne ? - Le pouce de'Tristan, retourné, désignait la porte. Il ajouta : Il est là dans le couloir, à faire les cent pas.

— Dites ce que vous voudrez... par exemple, que je le recevrai demain.

Le mince sourire du Flamand répondit à celui qu'elle lui adressait et, comme par miracle, l'atmosphère s'en trouva détendue. Seule, Sara conserva une mine sombre.

— Nous allons nous jeter dans un affreux guêpier, Catherine, fit-elle. Je pense que tu t'en doutes ?

Mais la jeune femme haussa les épaules avec impatience et reprit le miroir qu'elle avait posé.

— Et après ? fit-elle durement.

CHAPITRE VII

Les bohémiennes

— Voilà la tanière d'où il faut débusquer la bête fauve, dit Tristan l'Hermite en désignant de son fouet le château de l'autre côté du fleuve. Vous voyez qu'il se garde bien.

Arrêtés sur la rive droite de la Loire, près de l'antique pont romain, les trois cavaliers examinaient le lieu de leurs futures activités.

Sanglée dans un costume de garçon en drap brun dont le camail ne laissait passer que son visage bruni, Catherine supputait du regard l'éperon rocheux, couché le long du fleuve comme un lion sommeillant et la forteresse qui le couronnait : des courtines sévères et noires, une dizaine de tours massives enfermant un donjon sans légèreté, des hourds et des mâchicoulis qui avaient l'habitude de servir, tout cela contrastait avec la grâce de ce paysage fluvial, tendrement reverdi par le printemps. Seule, une forêt de bannières flottant sur les murs et dominées par l'emblème royal mettait quelque gaieté dans le rude édifice.

Sara rejeta en arrière le capuchon monastique qui la coiffait et regarda le château avec méfiance.

— Si jamais nous entrons là-dedans, nous n'en sortirons pas vivantes.

— Nous sommes sorties de châteaux plus dangereux. Rappelle-toi Champtocé et Gilles de Rais.

— Merci, je n'ai pas oublié que le seigneur à la barbe bleue voulait me faire griller toute vive, répondit la bohémienne en frissonnant.

Durant tout le temps que nous sommes restées à Angers j'ai pensé que nous en étions bien proches. Mais puisque nous voici à destination, que faisons-nous ?