Le bonhomme continuait à se frotter les mains, paupières mi-closes, et ronronnait comme un chat à l'audition du petit discours louangeur du Flamand. Un peu rassurée, car elle avait craint un instant d'être dans l'antre d'un sorcier, Catherine respira et voulut se montrer aimable.
— Vous ne jouez plus de Mystères ? dit-elle.
La guerre, noble dame, et la grande misère qui règne à Paris ont dispersé notre compagnie. De plus, dans mon état, je ne peux plus guère me montrer sur des tréteaux.
— Vous avez eu un accident ?
Guillaume eut un petit rire chevrotant qui contrasta bizarrement avec sa voix normale :
— Hélas ! Un jour où j'avais l'honneur de jouer Messire Satan et où j'évoluais parmi les torches de résine qui figuraient l'Enfer, mon costume a pris feu. J'ai cru périr, mais j'ai survécu... dans l'état où vous me voyez ! Il me reste mon art d'enlumineur et les conseils que je puis donner quand, bien rarement de nos jours, on monte un spectacle. Mais si vous voulez me suivre, le bain attend et il ne faut pas le laisser refroidir.
Sara emboîta le pas à Catherine tandis qu'elle se dirigeait, conduite par Guillaume, vers le fond de la grande pièce où travaillait d'ordinaire l'enlumineur. Pièce assez agréable d'ailleurs, pleine de parchemins roulés, de petits pots de couleurs différentes, de pinceaux fins comme des cheveux, faits de martre ou de soie de porc. Sur un lutrin reposait une grande page d'évangéliaire où Guillaume, avec un art consommé, peignait, sur fond d'or, une admirable miniature représentant la Crucifixion. Au passage, le regard de Catherine accrocha l'œuvre commencée.
— Vous êtes un grand artiste, dit-elle avec un respect instinctif.
Un éclair d'orgueil brilla dans les yeux fatigués de Guillaume et il esquissa une grimace qui pouvait passer pour un sourire.
— Une louange sincère fait toujours plaisir, noble dame. Par ici, je vous prie.
Le petit cabinet où il introduisit Catherine après avoir soulevé un rideau à ramages ressemblait nettement, cette fois, à l'antre d'un sorcier. Une infinité de bocaux, de cornues, de fourneaux et d'animaux empaillés l'emplissait, gravitant autour d'un fourneau de briques et d'un grand baquet à lessive posé à terre et plein d'une eau sombre qui fumait.
Catherine regarda avec méfiance le liquide brun foncé où l'on prétendait la plonger. Quant à Sara, elle s'était tue trop longtemps à son gré.
— Qu'y a-t-il là-dedans ? demanda-t-elle d'un ton soupçonneux.
— Des plantes, uniquement, répondit placidement l'enlumineur.
Vous me permettez de garder pour moi le secret de la composition. Je consens seulement à vous dire qu'il y a, parmi elles, de l'écorce de noix. Il faut que cette belle dame se plonge entièrement dans le baquet, le visage et le cou y compris. Un quart d'heure, avec autant d'immersions que vous pourrez pour le visage, doit suffire.
— Et ensuite, je serai comment ? dit Catherine.
— Vous aurez le teint aussi brun que cette majestueuse personne qui vous accompagne.
— Et... je resterai comme cela ? reprit la jeune femme inquiète en imaginant ce que penseraient son petit Michel et sa grand-mère en la retrouvant transformée en bohémienne.
— Non. Cela s'effacera progressivement. Deux mois sont, je pense, tout ce que vous pourrez tenir. Ensuite, il vous faudrait un autre bain, à moins que vous ne vous exposiez longuement au soleil.
Hâtez-vous, le bain refroidit.
Il sortit, comme à regret, suivi par Sara qui alla soigneusement refermer le rideau derrière lui et obstrua de son large dos une fente toujours possible. Pendant ce temps, Catherine se déshabillait vivement et, sans respirer, se plongeait dans l'eau. Une odeur douceâtre et, légèrement poivrée, tout à la fois, emplit ses narines.
L'eau était chaude sans excès et, une fois dedans, la répugnance de Catherine s'envola. Retenant sa respiration et fermant les yeux, elle enfonça sa tête, une fois, deux fois, dix fois.
Quand le sablier posé auprès de la cuve eut coulé le quart d'une heure, Catherine se dressa dans la cuve, laissant les gouttes sombres couler sur sa peau devenue d'un brun chaud et doré.
Comment suis-je ? demanda-t-elle anxieusement à Sara qui tendait un drap, disposé sur un escabeau, pour la sécher.
— Pour la couleur, tu pourrais être ma fille et cela produit un étrange effet avec tes cheveux blonds, bien qu'ils aient légèrement bruni eux aussi.
La voix de Guillaume leur parvint.
— Avez-vous fini ? Ne vous rhabillez pas surtout. Nous risquerions de tacher vos vêtements.
Drapée dans son drap, Catherine alla rejoindre les deux hommes dans la grande pièce. Guillaume avait disposé un tabouret garni d'un coussin rouge auprès d'un trépied supportant une jatte pleine d'une pâte épaisse et noire. Docilement, Catherine s'assit et laissa l'enlumineur enduire sa chevelure de la pâte qui avait une odeur forte et désagréable. Tristan fit la grimace et pinça les narines.
— Quelle horreur ! Une femme peut-elle être séduisante en dégageant pareil fumet ?
— Nous laverons les cheveux quand la pâte aura fait effet, dans une heure.
— Et qu'y a-t-il là-dedans ?
— De la noix de galle, de la rouille de fer, du vitriol romain et de la chair de mouton écrasés, distillés à l'alambic et mêlés à de la graisse de porc.
— Du vitriol romain ? s'insurgea Sara. Malheureux, vous allez la tuer !
— Du calme, femme ! En tout, il faut garder la mesure. Tel poison est mortel en certaines quantités, qui guérit pris en parcelles infimes.
Les mains longues et souples de l'enlumineur étaient curieusement douces, légères et caressantes. Tout en massant les cheveux de Catherine il parlait, comme pour lui seul :
— C'est un crime de noircir si brillante et claire chevelure, mais la beauté de cette belle dame n'en sera pas amoindrie. Elle n'en sera que plus dangereuse encore, je crois.
— Et cela s'atténuera aussi avec le temps ? demanda Catherine.
— Hélas non. Il faudra que vos cheveux poussent et que l'on coupe les mèches restées noires.
— Je m'en chargerai, dit Sara.
Catherine réprima un soupir. Non qu'elle regrettât le nouveau
"sacrifice qu'il lui fallait consentir, mais l'idée de couper encore ses cheveux ne lui souriait guère.
Durant une heure, elle supporta cette pâte qui lui piquait légèrement le cuir chevelu et semblait peser aussi lourd que la terre.
Pour la distraire, Guillaume avait pris une viole sur un dressoir et s'était mis à chanter à mi-voix en s'accompagnant : Avec le temps qu’ 'arbre défeuille Quand il ne reste, en branche, feuille Qui n 'aille à terre Avec pauvreté qui m'atterre Qui de partout me fait la guerre Au vent d'hiver...
La chanson était triste, la musique douce, et le curieux bonhomme l'interprétait en artiste. Catherine, saisie, charmée, en oubliait son étrange position. Sara et Tristan faisaient comme elle, ils écoutaient.
Et la jeune femme regretta presque de voir se terminer l'attente tellement elle avait pris plaisir à entendre Guillaume. Elle le lui dit, tout simplement. L'enlumineur eut son bizarre sourire.
— Parfois, quand elle est bien lasse, notre reine me fait appeler pour que je lui chante. Je sais tant de ballades et de sirventès !... et aussi les chansons de son pays d'Aragon. Et moi, j'aime chanter pour elle parce que c'est une haute et noble dame et que son cœur est grand.
Tout en parlant, il avait débarrassé prestement Catherine de son emplâtre malodorant. Les cheveux de la jeune femme, devenus d'un beau noir, furent lavés, vigoureusement séchés avec une infinité de linges ; après quoi, Guillaume sortit d'un coffre un paquet enveloppé de soie. Il contenait de longues mèches noires qu'il compara d'abord au résultat obtenu puis, satisfait, il se mit à les fixer avec des épingles parmi les cheveux de Catherine en montrant à Sara comment il fallait s'y prendre.
— Plus d'une belle dame dont les cheveux se font rares avec les années a recours à ce petit stratagème en même temps qu'à mes bons offices.
Avec un soin méticuleux, il dessina les sourcils de Catherine avec une pâte prise dans une petite boîte d'argent, en passa légèrement sur les cils de la jeune femme.
— Ils sont très épais et déjà foncés, dit-il, mais il vaut mieux les noircir encore. Savez-vous que vous êtes très belle ainsi ?
Bouche bée, Sara et Tristan contemplaient le résultat sans rien trouver à dire. Sur une table posée dans un coin, Guillaume alla prendre un miroir rond qu'il tendit à Catherine sans mot dire. La jeune femme poussa une exclamation de surprise. C'était elle et c'était quelqu'un d'autre à la fois. Sourcils et cils noirs faisaient plus sombres ses yeux violets, des mèches noires mangeaient son front, ses lèvres étaient plus rouges et, dans ce visage foncé, ses dents éclataient de blancheur. Elle n'était pas plus belle qu'avant, mais elle était différente, d'une beauté plus perverse, plus dangereuse aussi et que Tristan contemplait avec une satisfaction non déguisée.
— Il aura du mal à résister, fit-il tranquillement. Vous avez bien travaillé, maître Guillaume. Prenez ceci... et tenez votre langue.
Il tendait une bourse confortablement arrondie, mais, à sa grande surprise, l'enlumineur repoussa doucement ce qu'on lui offrait.
— Non, dit-il seulement.
— Comment ? Vous ne voulez pas être payé d'une peine certaine ?
Si... mais pas comme cela ! - Il se tourna vers Catherine qui, le miroir en main, continuait à se regarder. Je ne manque pas d'or et, si cette dame si belle voulait m'accorder la grâce de baiser sa main, je serais payé au centuple.
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