Yolande, devant son évident dénuement, lui avait envoyé quelques robes à choisir. Celle que Catherine avait revêtue était de lourd brocart noir sous un surcot de drap d'argent ourlé de zibeline. Le grand hennin pointu qui coiffait la jeune femme était du même brocart et supportait un flot de mousseline noire givrée d'argent composant ainsi un deuil somptueux et bien propre à mettre en valeur la beauté de Catherine. Si, d'ailleurs, son miroir lui avait laissé là-dessus quelques doutes, le murmure qui accueillit son entrée dans la salle du conseil les lui eût ôtés. Mais ce fut dans un profond silence qu'elle s'avança vers le trône où était assise la reine Yolande.

Il n'y avait là, hormis la reine et elle-même, que des hommes, en petit nombre d'ailleurs, sept ou huit, dont le plus grand était Pierre de Brézé et le plus imposant le connétable de Richemont, debout sur les marches du trône. À côté du haut fauteuil de Yolande, mais un peu plus bas, une chaire supportait un très vieil homme en habits sacerdotaux encore droit malgré ses quatre-vingt six ans et dont les yeux faibles s'ornaient d'une paire de lunettes : Hardouin de Bueil, évêque d'Angers.

La salle était immense et Catherine dut vaincre une soudaine timidité pour s'y engager. Des bannières multicolores bougeaient, doucement contre les voûtes de pierre et les murs disparaissaient sous une immense et fastueuse tapisserie dont les tons dominants étaient le bleu et le rouge et qui retraçait les scènes fantastiques de l'Apocalypse de saint Jean. Le silence était si profond que le bruissement soyeux de sa robe emplissait les oreilles de Catherine, mais, comme elle avait parcouru à peu près la moitié du trajet, un pas rapide fit sonner les dalles : le connétable venait au-devant d'elle.

En la rejoignant, Arthur de Richemont s'inclina devant elle, et, offrant son poing fermé pour qu'elle y posât sa main, dit doucement :

— La bienvenue parmi nous, Madame de Montsalvy ! Plus que quiconque nous sommes heureux de vous voir, vous qui avez tant souffert pour une cause qui est nôtre ! Votre époux était encore bien jeune lorsqu'il combattit à mes côtés, à Azincourt, mais sa vaillance le faisait déjà remarquer. Je l'aimais profondément et j'ai le cœur navré de sa mort !

Débarrassé du heaume, le visage volontaire du prince breton - il devait succéder à son père comme duc de Bretagne - ravagé de balafres anciennes mais éclairé d'une paire d'yeux bleu clair au regard direct, s'offrait en pleine lumière. Catherine retrouva intacte l'impression de confiance qu'il lui avait donnée, la première fois qu'elle l'avait vu au moment de ses fiançailles avec la sœur de Philippe de Bourgogne, déjà veuve du Dauphin de France Louis de Guyenne. Cet homme avait la solidité d'un rempart, la netteté d'une lame d'épée, la valeur de l'or pur. Pour lutter contre les larmes qui lui venaient, elle lui sourit et plongea dans une révérence tout en posant sa main sur celle qu'on lui offrait.

— Monseigneur, votre accueil m'émeut et me touche plus que je ne saurais dire. Mais je vous prie de disposer de moi comme vous auriez disposé de mon époux bien-aimé s'il avait plu à Dieu de me le laisser ! Je n'ai plus, ici-bas, d'autre désir que le venger et rendre à son fils ce qui lui est dû !

— Il en sera fait selon votre désir. Venez !

Côte à côte, ils s'avancèrent vers le trône où Yolande attendait. Elle sourit à la jeune femme.

— Saluez Sa Révérence l'évêque de notre bonne ville puis venez vous asseoir ici, dit-elle en désignant un coussin de velours disposé sur les marches du trône.

Lorsque Catherine y fut installée, on lui présenta les hommes présents. Il y avait là, outre Pierre de Brézé dont les yeux ne la quittaient pas, le seigneur de Chaumont, époux de la gentille Anne, le frère de celle-ci, Jean de Bueil, gouverneur de Sablé, Ambroise de Loré, Pregent de Coetivy, ami personnel du connétable, enfin, un peu à l'écart, un homme d'aspect modeste et de mine taciturne qui était l'écuyer de Richemont et se nommait Tristan l'Hermite. Tous étaient jeunes, le plus vieux étant le connétable qui atteignait tout juste la quarantaine et tous vinrent baiser respectueusement la main de la jeune femme. Seul, Brézé y ajouta un soupir et un regard qui firent rougir Catherine jusqu'aux oreilles.

Elle chassa cette gêne avec impatience. Qu'avait-elle à faire de cet homme à la minute où tant de choses graves allaient être dites ? C'était de vengeance qu'il était question et non de se laisser conter fleurette par le premier damoiseau venu ! Elle lui jeta un regard sévère et détourna la tête.

Mais, déjà, la Reine prenait la parole.

— Messeigneurs, nous voici maintenant au complet puisque nous ne pouvons espérer la présence des capitaines La Hire et Xaintrailles qui guerroient en Picardie. Lors de votre précédente réunion qui eut lieu en septembre dernier, à Vannes, aux funérailles de la duchesse de Bretagne, Madame Jeanne de Valois, vous avez conclu un accord visant à la perte de Georges de La Trémoille. Il est, je pense, inutile que je vous rappelle ses méfaits. Non content d'avoir livré Jehanne la Pucelle, de faire régner la terreur dans le royaume, de réduire le Roi à la misère tandis qu'il s'enrichit lui- même scandaleusement, de le jeter en prison et de ruiner les meilleurs d'entre nous, tels Louis d'Amboise qui vous est cousin à tous, et Arnaud de Montsalvy, de livrer aux Anglais la ville de Montargis qui est à Madame de Richemont, d'avoir porté la guerre sur nos propres terres et fait piller et ravager par son valet Villa-Andrado l'Auvergne, le Limousin et le Languedoc, cet homme ose encore s'opposer aux tentatives de rapprochement que, depuis des mois, patiemment, nous avions entreprises avec le duc de Bourgogne. Depuis près d'une année, le légat du pape, le cardinal de Sainte-Croix, Nicolas Albergati, tient conférence sur conférence avec les envoyés de Bourgogne pour aboutir à la paix. Et que fait pendant ce temps La Trémoille ? En octobre passé, il essaie d'assiéger Dijon et lance en même temps une maladroite tentative d'assassinat contre le duc Philippe au moment précis où la mort de la duchesse de Bedford, sœur de Philippe, le détournait de l'alliance anglaise. Cela ne peut durer ! Jamais nous ne parviendrons à chasser l'Anglais et à rendre la paix à ce royaume tant que le Grand Chambellan tiendra le Roi sous sa griffe. Vous avez juré, messeigneurs, d'en purger la France.

J'attends ce que vous avez à me proposer !

Un silence suivit le réquisitoire de la Reine. Catherine retenait son souffle, pesant au fond d'elle-même les nouvelles qu'elle apprenait ici.

Elle découvrait combien elle avait été éloignée de tous ces événements et aussi, non sans surprise, qu'une tentative d'assassinat contre son ancien amant, Philippe de Bourgogne, la laissait insensible.

Les liens qui les avaient unis étaient rompus, sans plus laisser de trace que l'amarre tombée d'un navire qui s'éloigne de la terre. Et c'était comme si une autre qu'elle-même eût vécu ces heures brûlantes dans les bras du beau duc et comme si ce ne fût pour elle rien d'autre qu'une histoire entendue un soir, à la veillée.

Cependant, tous les regards, y compris celui de Catherine, se tournaient vers le connétable. Tête basse, les bras croisés sur sa poitrine, il semblait réfléchir profondément. Ce fut l'évêque octogénaire qui rompit le silence. Sa voix grelotta comme une clochette fêlée.

— Par deux fois, Sire Connétable, vous avez débarrassé le Roi, et cela malgré lui, de ses indignes favoris. Une troisième fois vous ferait-elle peur ? Qu'a le Sire de La Trémoille de plus que Pierre de Giac ou le Camus de Beaulieu ? Vous avez fait coudre le premier dans un sac jeté à l'Auron, égorger le second ; pourquoi donc La Trémoille vit-il encore?

Parce qu'il se garde mieux que les autres. Giac se croyait protégé du Diable auquel il avait vendu sa main droite. La tête de Beaulieu n'était qu'un grelot vide. Celle de La Trémoille est pleine d'une dangereuse astuce. Il se sait haï et agit en conséquence. Nous avons juré sa perte, mais il semble que ce ne soit pas chose facile à réaliser.

L'évêque eut un rire sec.

— Il s'agit seulement de frapper. Je vois mal ce qui vous retient.

Vous êtes tenu à l'écart de là cour, soit ! Mais vous avez suffisamment d'hommes dévoués...

— Et que ferait l'un de ces hommes dévoués ? coupa sèchement Richemont. Approcher La Trémoille est impossible pour qui n'a pas sa confiance. Il a fait du Roi, qu'il ne quitte jamais, son premier gardien. Depuis l'été il s'est enfermé avec lui dans la forteresse d'Amboise, et n'en est pas sorti à l'exception d'un court séjour, toujours avec le Roi, dans son propre château de Sully. Ce n'est pas le désir de tuer qui nous manque, c'est le moyen !

— Le ton morne du connétable glaça le sang de Catherine. Sur l'accoudoir du trône, elle vit se crisper la main de Yolande, sentit son agacement dans sa propre chair. Pourquoi ces atermoiements, ces questions qui semblaient devoir rester sans réponse. A quoi bon ce conseil si l'on devait seulement y constater l'impuissance des conjurés ? Mais, comme la reine se taisait, elle n'osa pas davantage parler.

D'ailleurs l'évêque se levait avec agitation.

— Un habile archer peut atteindre n'importe quelle cible, n'importe où. Quand La Trémoille sort...

— Il ne sort jamais ! Il est devenu si gros et si lourd qu'aucun cheval ne saurait plus le porter. Il voyage en litière fermée, cernée de gardes et porte cotte de mailles pendant son sommeil, j'imagine !

— Frappez la nuit...

— Il ne partage même pas le logis du Roi qu'il juge trop peu sûr.

La nuit, c'est dans le donjon, sous la garde de cinquante hommes armés, que La Trémoille se laisse aller au sommeil.