— Las ! Maître Cœur, vous savez bien que, pleine ou vide, riche ou pauvre, ma maison vous est toujours grande ouverte. Fasse le ciel, seulement, que revienne un jour où le Noir-Sarrasin pourra vous recevoir d'une manière digne de son passé !

— Amen ! fit Jacques Cœur avec bonne humeur.

Il mit pied à terre, mais à peine sa botte eut-elle touché le sol qu'il recevait dans ses bras Catherine, catapultée par la joie.

— Jacques ! Jacques ! C'est donc vous ?... Quel bonheur ! .

— Catherine ! Enfin... Je veux dire Madame de Montsalvy ! Que faites-vous ici ?

— Dites Catherine, mon ami ! Voici longtemps que vous en avez acquis le droit. Si vous saviez quelle joie j'éprouve à vous revoir.

Comment vont Macée et les enfants ?

— Au mieux, mais entrons ! Nous serons plus à l'aise à l'intérieur pour parler. Si tu as encore de quoi faire du feu, maître aubergiste, nous, pourrons souper et toi aussi. Il y a deux jambons accrochés à ma selle, dans ces sacs de toile. Il y a aussi du lard, du fromage et des noix.

Tandis que maître Amable se ruait sur les provisions en couvrant le ciel de louanges, Jacques Cœur, passant son bras sous celui de Catherine, l'entraînait dans l'auberge saluant Sara au passage d'un amical bonjour. Dans la salle basse dont les énormes poutres noircies ne supportaient plus que de mélancoliques chapelets d'oignons au lieu des salaisons de jadis, ils trouvèrent Frère Étienne qui se chauffait tranquillement, le dos tourné à la cheminée et la robe légèrement relevée.

Catherine voulut présenter les deux hommes l'un à l'autre, mais s'aperçut qu'ils se connaissaient déjà et fort bien.

— J'ignorais que vous fussiez revenu d'Orient, maître Cœur, dit le moine. Le bruit n'en était pas arrivé à mes oreilles.

— C'est que je suis rentré, en quelque sorte, sur la pointe des pieds. J'avais fondé de grands espoirs sur ce voyage et, si vu des choses et des gens pleins d'intérêt, j'ai aussi tout perdu dans cette aventure.

Tandis que maître Amable et l'unique servante qui lui restait s'activaient à préparer le repas et à mettre le couvert, les voyageurs s'installèrent sur les bancs de l'âtre pour se réchauffer. Catherine, heureuse de retrouver un ami aussi fidèle, ne se lassait pas de le regarder. Et, bien souvent, son regard rencontrait celui de Jacques.

Les yeux bruns du pelletier de Bourges brillaient alors d'étincelles qui n'étaient pas toutes dues au reflet du feu, et ses lèvres minces s'entrouvraient sur un sourire heureux.

Il raconta comment, parti au printemps avec la galée de Narbonne, la Notre-Dame et Saint-Paul, qui appartenait au bourgeois Jean, Vidal, il avait fait, en compagnie d'autres marchands de Montpellier et de Narbonne, le tour des terres orientales de la Méditerranée pour y planter les jalons d'opérations commerciales à venir. Il avait visité Damas, Beyrouth et Tripoli, Chypre et les îles de l'Archipel pour finir à Alexandrie et au Caire et rapportait des souvenirs dont la magie se lisait au fond de son regard.

Vous devriez vivre à Damas, dit-il à Catherine. La ville a été pillée et brûlée, voici trente ans, par les Mongols de Timour le Boiteux ', mais du Diable si l'on s'en aperçoit encore ! Tout y est fait pour la beauté des femmes. Elles y trouvent des soieries étincelantes, des voiles translucides et givrés d'or ou d'argent, des eaux de senteur incomparables, des bijoux merveilleux et, pour leur gourmandise, une foule de confiseries dont les plus exquises sont sans doute un étonnant nougat noir et de délicieuses prunes confites dans le sucre que l'on nomme des myrobolans.

— Je pense, coupa Frère Etienne, que vous avez rapporté de tout cela ? Le Roi apprécie fort ces choses, sans parler des dames de la Cour.

Le soupir de Jacques Cœur fit écho à celui que poussait maître Amable en entendant le pelletier évoquer tant de délices culinaires.

— Je n'ai rien rapporté du tout, malheureusement. Ma cargaison de pelleterie, de draps de Berry et de corail de Marseille s'était bien vendue et j'avais pu acheter beaucoup de choses belles et précieuses.

Malheureusement, la Notre-Dame et Saint-Paul en était à son dernier voyage, ce qui veut dire qu'elle n'était plus très jeune. En vue des côtes de Corse nous avons essuyé une violente tempête qui nous a précipités sur un rocher où la galée s'est fendue. Nous avons été jetés à la mer. La côte était proche. Malgré l'ouragan nous avons pu atteindre la terre... et un nouveau malheur. Les gens de Corse sont quasi sauvages et tout leur est bon. Si la mer ne leur apporte pas les épaves qu'ils souhaitent, ils allument des feux sur le rivage pour attirer les navires sur les brisants. C'est assez dire que nous n'avons pas trouvé, auprès d'eux, de compréhension pour nos cargaisons. Ces pillards ont bien su récupérer tous nos bagages, mais ont refusé énergiquement de nous les rendre. Insister eût été dangereux : ils nous auraient tués sans pitié. Nous les avons donc laissés faire moyennant quoi ils se sont montrés aimables et même hospitaliers. On nous a reconduits fort poliment au port d'Ajaccio, où nous avons trouvé un navire qui a bien voulu, sur promesse de payer à l'arrivée, nous ramener à Marseille. Je suis rentré à Bourges complètement ruiné et pauvre comme Job, conclut Jacques Cœur en riant.

Complètement ruiné ? s'étonna Catherine qui avait suivi avec une attention passionnée le récit de son ami. Mais vous semblez prendre cela avec bonne humeur ?

— À quoi servirait de se lamenter ? Déjà, une fois, j'ai été ruiné au moment de cette désagréable affaire de fabriqué de monnaies que j'avais entreprise pour le Roi avec Ravand le Danois. J'ai recommencé alors comme je recommence aujourd'hui. Je viens de Limoges, où j'ai traité pour des émaux et je pense trouver, ici même, une ou deux de ces tapisseries dont on dit que les Sarrasins, jadis, ont apporté le secret dans cette ville. J'ai pu me faire prêter quelque, argent par mon beau-père, trop peu malheureusement, mais qui me permettra tout de même de réunir une petite cargaison pour un prochain voyage.

— Vous allez repartir ?

— Naturellement. Vous n'imaginez pas, Catherine, les possibilités que l'on trouve en Orient ? Prenez le sultan du Caire. Il possède de l'or, de l'or en fabuleuse quantité, mais il n'a pas d'argent ou très peu.

Je connais, moi, d'anciennes mines jadis exploitées par les Romains et abandonnées depuis. Abandonnées, mais pas taries. Que je puisse extraire l'argent, le transporter au Caire, et cet argent me permettra d'acheter de l'or, infiniment moins cher qu'en Europe, et de réaliser de fantastiques bénéfices. Ah, si j'avais, dès maintenant, de puissants capitaux !

Tandis que Jacques Cœur parlait, l'imagination de Catherine trottait. Cet homme, dont elle connaissait l'intelligence aiguë, le courage et l'audace, était capable de remuer le monde pour lui arracher la fortune. Quant aux idées, Jacques en débordait. Elle n'hésita même pas.

— Ces capitaux, mon ami, je crois pouvoir vous les apporter.

— Vous ?

L'étonnement sincère du pelletier était flagrant. Durant le long séjour à Carlat, Catherine avait appris à Macée, par une lettre, le désastre de Montsalvy et, comme tout le monde dans l'entourage royal, il savait qu'Arnaud et les siens étaient frappés de proscription, recherchés.

L'équipage de Catherine ne proclamait guère, lui non plus, la richesse.

La jeune femme sourit gentiment, fouilla dans son aumônière.

— Rien que dans cette pierre, je pense qu'il y a le chargement d'une galée tout entière.

Trois cris de stupeur éclatèrent simultanément autour d'elle. Sur sa main, le diamant de Garin étincelait comme un petit soleil noir.

D'émotion, maître Amable, les yeux ronds comme des billes, en avait laissé choir une écuelle tandis que sa servante joignait les mains instinctivement. Les yeux soudain rétrécis de Jacques allèrent du merveilleux joyau au visage impassible de Catherine.

— Voilà donc, dit-il lentement, le fameux diamant du Grand Argentier de Bourgogne ! Quelle splendeur ! Jamais je n'ai vu pierre comparable à celle-là.

Il tendit la main, prit délicatement, entre deux doigts, la fabuleuse pierre et en fit jouer les feux dans la lumière. Un ruissellement de flammes s'alluma au bout de ses doigts. Un peu de rouge monta aux joues de Catherine.

— Prenez-le, Jacques, vendez-le et tirez-en tout ce que vous pourrez !

— Vous ne souhaitez pas garder une telle merveille ? Savez-vous qu'il y a dans cette petite pierre la rançon d'un roi ?

— Je le sais. Mais je sais aussi que c'est une pierre maudite. Elle sème le malheur partout où elle passe et ceux qui la possèdent ne trouvent jamais le repos. Il faut la vendre, Jacques... peut-être alors le malheur m'oubliera-t-il, ajouta-t-elle sourdement.

La fêlure de sa voix n'échappa pas au pelletier. Sa main libre se posa doucement sur celles, tremblantes, de la jeune femme.

Je ne crois pas à ces contes, Catherine. La beauté ne peut être néfaste et ce diamant représente la pure beauté. Si vous me le confiez, j'en tirerai la prospérité de tout le royaume. Je lancerai des caravelles sur les mers, j'établirai des comptoirs, j'arracherai à ce sol ravagé ses richesses profondes et les lui rendrai en abondance. Je ferai votre fortune, la mienne et celle du Roi par-dessus le marché.

Il l'offrait de nouveau à Catherine, mais, d'un geste à la fois doux et ferme, elle le repoussa.

— Non, Jacques, gardez-le. Il est à vous ! J'espère que vous saurez, en effet, lui arracher son pouvoir maléfique et le faire servir au bien de tous. Si vous n'y parvenez pas, n'ayez pas de regrets. Je vous le donne.

— Je n'accepte qu'un dépôt, Catherine, ou un prêt, si vous préférez. Je vous le rendrai au centuple. Vous relèverez Montsalvy et votre fils comptera parmi les grands de ce monde chez lesquels un beau nom s'assortit obligatoirement d'une grande fortune. Mais... cet aubergiste nous laisse mourir de faim ! Holà, maître Amable, et ce dîner ?