Catherine le vit dévaler le toit de l'appentis, sauter à terre. Il avait disparu de sa vue, mais, quelques instants plus tard, elle distingua vaguement la double silhouette d'un cheval et de son cavalier lancés au galop. La neige, heureusement, étouffait le claquement rapide des sabots. Catherine respira puis se hâta de refermer la fenêtre. Elle grelottait et se mit à tisonner le feu pour le ranimer. Sa lassitude, son accablement de tout à l'heure l'avaient quittée et, si elle évitait de regarder le grand corps immobile en travers de son lit, du moins son voisinage ne l'emplissait plus de terreur. Elle se sentait l'esprit extraordinairement clair et réfléchissait posément à ce qu'il convenait de faire. Tout d'abord, sortir le cadavre de cette chambre. Il ne fallait pas qu'il restât là. Avec l'aide de Sara, elle le ferait passer, lui aussi, par la fenêtre et l'abandonnerait à proximité de l'auberge, au bord de l'eau par exemple. Les Écossais ne le trouveraient ainsi qu'au matin et cela assurerait à Gauthier une nuit d'avance. Car elle n'avait guère d'illusion sur ce qui allait suivre ; les Ecossais se lanceraient sur les traces de l'assassin de leur chef... et le coup de hache signait le meurtrier. Les hommes des Hautes Terres ne se tromperaient pas sur l'identité de celui qui avait frappé.
Quand Sara revint, elle trouva Catherine tout habillée, assise près du brasero. La jeune femme leva la tête vers elle.
— Alors ?
— Ils sont persuadés que Mac Laren conte fleurette à une fille d'auberge dans la bergerie. Ils se sont mis à table. Et nous, que faisons-nous ?
Catherine lui expliqua son plan hâtif. Ce fut à Sara d'ouvrir de grands yeux.
— Tu veux faire passer ce grand corps par la fenêtre ? Mais nous n'y arriverons jamais... ou alors nous allons nous rompre le cou.
— Il suffit de vouloir. D'ailleurs, va chercher Frère Étienne. Il faut qu'il soit averti. Nous aurons besoin de lui.
Sara ne discuta pas. Quand Catherine employait un certain ton, c'était du temps perdu et elle le savait. Elle ressortit, revint au bout de quelques instants avec le cordelier qu'elle avait mis au courant en quelques mots. Frère Etienne en avait trop vu, dans sa vie d'aventures, pour s'étonner encore et il savait, en certains cas, se montrer remarquablement efficace. Il approuva entièrement le plan de Catherine et se mit aussitôt en devoir de l'aider à l'exécuter.
— Le temps d'une prière, fit-il, et je suis à vous.
Rapidement, il marmotta une oraison, à genoux
auprès du corps sans vie, traça au-dessus une hâtive bénédiction puis retrousser ses manches.
— Le mieux est que je sorte sur le toit, dit-il. Vous me passerez le corps et je me chargerai de le descendre.
— Mais il est grand et lourd malgré sa maigreur, objecta Catherine.
— J'ai plus de forces que vous ne le supposez, ma fille. Assez parlé, à l'ouvrage !
Il aida Catherine et Sara à porter le cadavre près de la fenêtre, se glissa au-dehors. Le froid semblait plus vif, mais la nuit était calme.
Dans la salle du bas, les Écossais, sans doute convenablement repus et abreuvés, devaient dormir car on n'entendait plus guère de bruit. Le corps du malheureux Mac Laren était déjà rigide et d'un maniement difficile. Catherine et Sara durent unir leurs efforts pour le hisser jusqu'à la fenêtre. Malgré le froid, toutes deux ruisselaient de sueur et serraient les dents sur leur angoisse. Si quelqu'un les surprenait, Dieu seul savait ce qui pourrait leur arriver ! Sans doute, dans leur fureur, les Ecossais les pendraient-ils au premier arbre venu sans autre forme de procès... Mais non, personne ne se montra, aucun bruit ne se fit entendre. Sur le toit de l'auvent, Frère Étienne empoigna fermement le cadavre, le fit glisser jusqu'au rebord.
— Que l'une de vous deux vienne jusqu'ici pour le retenir pendant que je descendrai, souffla-t-il.
Sans hésiter, Catherine franchit à son tour la fenêtre, descendit précautionneusement jusqu'au moine. Le toit de lauzes, rendu glissant par la neige, était d'un parcours malaisé, mais la jeune femme parvint sans encombre au bord de la pente et maintint le corps tandis que Frère Étienne, avec une souplesse inattendue, se laissait glisser à terre.
— J'y suis ! laissez-le aller maintenant, doucement..., tout doucement ! là, je le tiens ! Regagnez votre chambre, je suffirai pour le reste.
— Comment rentrerez-vous ?
— Par la porte, tout simplement. L'habit que je porte permet d'aller et venir comme on veut sans éveiller de soupçons. Ce n'est pas la première fois que j'en fais l'expérience. Il y a même des moments où je me demande si ce n'est pas uniquement pour cela que je suis entré au couvent.
Catherine devina son sourire mais n'y répondit pas. Maintenant que le corps avait disparu de sa vue, elle éprouvait le contrecoup de la tension nerveuse qu'elle venait de subir. Un instant, elle demeura là, au bord du toit, fermant les yeux pour lutter contre un brusque vertige, cherchant à retrouver un équilibre qui la fuyait. Le ciel et la terre s'étaient mis à danser autour d'elle une ronde échevelée...
— Ça ne va pas ? souffla la voix inquiète de Sara. Veux-tu que j'aille te chercher ?
— Non... non, c'est inutile... Et puis, tu ne passerais pas par la fenêtre !
Lentement, Catherine se mit à ramper sur les mains et les genoux.
L'impression de vertige se dissipait. Les mains de Sara la saisirent, la tirèrent dans la pièce où, maintenant, il faisait un froid de loup. Avec l'aide de Sara la jeune femme alla s'asseoir sur un coin du lit, passa sur son front moite une main tremblante. Ses dents claquaient.
— Je vais chercher de quoi rallumer ce feu, dit Sara, et je te rapporterai un peu de soupe.
Tout en parlant, elle rallumait la chandelle puis considérait avec dégoût les draps tachés de sang.
— Va falloir les brûler. Je m'arrangerai pour les payer discrètement à l'aubergiste.
Catherine ne répondit pas. Sa pensée suivait Gauthier, galopant dans la nuit, retournant vers Michel et Montsalvy, et une peine amère emplissait son cœur. Privée du solide rempart qu'il représentait, les jours à venir lui semblaient singulièrement assombris, encore plus menaçants. Fallait-il donc voir se détacher d'elle, l'un après l'autre, tous ceux qu'elle aimait le plus chèrement ? Elle se retrouvait de nouveau seule, avec sa vieille Sara, pour rebâtir une autre vie, mais, si triste que fussent ses pensées, elle refusait de se plaindre. Ce qui arrivait était de sa faute, entièrement de sa faute. Si elle avait chassé Mac Laren quand il s'était penché sur elle, rien de tout cela ne serait arrivé. Le jeune Ecossais vivrait encore et Gauthier ne serait pas lancé, encore une fois, sur les dangereux chemins de l'aventure.
Quand Sara réapparut, portant à la fois des bûches et une écuelle de soupe, son majestueux visage brun reflétait un grand contentement.
— Tout le monde dort, en bas. Les Écossais ronflent à même la table ou sur les bancs. Gauthier aura toute sa nuit pour les distancer.
Tout va bien.
— Tu n'es pas difficile ! Dis plutôt que tout va aussi bien que cela peut aller quand on nage en plein désastre !
— Les choses se passèrent exactement comme Catherine et Sara l'avaient prévu. L'un des Écossais découvrit, au jour levant, le cadavre de Mac Laren couché dans la neige près de la bergerie et, tout de suite, Catherine, Sara et Frère Étienne se retrouvèrent au centre d'une véritable révolte. Le plus âgé des hommes d'armes, un soldat d'une cinquantaine d'années qui se nommait Alan Scott, avait pris, tout naturellement, le commandement de ses camarades et ce fut lui qui, imposant le silence à la fureur des autres, fit connaître aux trois voyageurs la volonté du groupe. Désolé, dame, dit-il à Catherine.
Mais la mort de notre chef, nous voulons la venger.
— Sur qui, sur quoi ? Comment pouvez-vous être sûrs que le meurtrier...
— ...est votre écuyer ? Le coup de hache est significatif.
— Les hommes d'ici se servent aussi de hache, rétorqua nerveusement Catherine. Sara vous a dit qu'elle a vu Mac Laren se diriger vers la bergerie avec une fille d'auberge.
— Il faudrait savoir d'abord qui était cette fille d'auberge. Non, dame, inutile de discuter. Nous sommes décidés à nous lancer à la poursuite de cet homme. Les traces sont nettes dans la neige.
D'ailleurs, s'il n'était pas coupable, il serait resté.
— Lui auriez-vous donné une chance de se défendre ?
— Sûrement pas ! Et, au fond, il a eu raison de s'enfuir. Mais nous, il faut que nous le retrouvions. Poursuivez seule votre chemin.
— Est-ce là, fit Catherine avec hauteur, votre manière d'exécuter les ordres du capitaine Kennedy ?
— Quand il saura ce qui s'est passé, Kennedy nous donnera raison.
Et puis, il semble que vous ne portiez pas bonheur, noble dame... et mes hommes ne veulent plus vous servir.
La colère s'empara de Catherine. Il était inutile de discuter avec ces rustres aux idées étroites. Mais elle s'effrayait intérieurement du chemin qu'il lui faudrait parcourir seule, ou presque. Elle ne montra cependant pas ce qu'elle éprouvait.
— C'est bon, fit-elle durement, allez-vous-en, je ne vous retiens pas !
— Un moment. J'ai encore besoin de votre moine. La moitié de mes hommes vont partir tout de suite, les autres resteront avec moi pour s'occuper de messire Mac Laren. Il a besoin de prières et il n'y a pas de prêtre ici.
Qu'il voulût enterrer chrétiennement son chef, c'était trop naturel, et Catherine ne tenta pas de s'y opposer.
Une fosse serait vite creusée et l'office des morts vite dit. Cela ne la retarderait guère. Justement, à quelque distance, sur le bord même de la rivière, il y avait une petite chapelle autour de laquelle se montraient quelques croix.
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