Ce qui suivit la replongea brutalement dans le monde cauchemardesque, démentiel dont Mac Laren, un instant, l'avait arrachée. Il y eut ce cri terrible, énorme, qui parut à Catherine éclater dans sa propre tête, puis la convulsion de tout le corps qui étreignait le sien, les yeux exorbités de l'Écossais et le sang qui jaillit de sa bouche. Avec une exclamation d'horreur, la jeune femme se rejeta de côté, entraînant avec elle la couverture dont, instinctivement, elle s'enveloppa. Alors seulement elle vit que Gauthier était debout près du lit et qu'il la regardait avec les yeux d'un fou. Ses mains pendaient le long de son corps, inertes. Sa hache était plantée entre les deux épaules de Mac Laren.
Un moment, Catherine et le Normand se dévisagèrent en silence, comme s'ils se voyaient pour la première fois. Une terreur folle paralysait totalement la jeune femme. Elle n'avait jamais vu à Gauthier ce masque de violence et d'implacable cruauté. Il était hors de lui et, voyant se lever lentement les énormes poings du géant elle crut qu'il allait la tuer, mais ne fit aucun geste parce qu'elle en était absolument incapable. Son esprit travaillait mais ses membres, de pierre comme tout son corps, lui refusaient tout service. Pour la première fois de sa vie, Catherine vivait au naturel cette effrayante expression que l'on éprouve dans les cauchemars lorsque, poursuivi par un danger pressant, on essaie en vain de fuir sans pouvoir arracher ses pieds du sol, on tente de crier sans que la voix franchisse le seuil des lèvres... Mais les mains de Gauthier retombèrent, sans forces, le long de son corps et le sortilège qui tenait Catherine prisonnière se dissipa. Elle détourna même les yeux, les posa sur le cadavre de Mac Laren avec une crainte qui se nuançait d'étonnement. Comme c'était rapide et facile, la mort ! Le temps d'un cri et il n'y avait plus d'esprit, plus de passion, plus rien que la matière inerte. Cet homme, dans les bras duquel, l'instant précédent, elle défaillait, voilà qu'il avait soudain disparu ! Il avait dit : « Je te ferai oublier », mais il n'avait même pas eu le temps de la soumettre à sa volonté ! Elle avala péniblement sa salive puis demanda d'une voix blanche :
— Pourquoi as-tu fait ça ?
— Vous osez le demander ? riposta-t-il brutalement. Est-ce là tout ce qui reste de votre amour pour messire Arnaud ? Vous faut-il un amant le soir même du jour où vous l'avez revu ? Je vous mettais si haut dans mon esprit ! Plus qu'une femme en vérité ! Et, tout à l'heure, je vous ai vue, je vous ai entendue ronronner comme une chatte en folie.
Une brusque bouffée de colère balaya ce qui restait de peur en Catherine. Cet homme avait tué et s'arrogeait, en plus, le droit de se dresser devant elle comme juge.
— Comment oses-tu te mêler de ma vie privée ? T'ai-je jamais donné le droit de t'immiscer dans mes affaires ?
Il fit un pas vers elle, les poings serrés, l'œil mauvais, la bouche amère.
— Vous vous êtes remise à moi, confiée à moi et, par Odin, j'aurais donné tout mon sang et jusqu'à mon dernier souffle pour vous.
J'ai fait taire l'amour, le désir insensé que vous m'inspiriez parce que la passion qui vous unissait à votre époux me semblait une chose trop belle, trop pure. Les autres n'avaient pas le droit d'y toucher, pas le droit d'intervenir. Tout devait être sacrifié à la protection d'un amour comme celui-là...
— Et que m'en reste-t-il ? cria Catherine soudain hors d'elle. Je suis seule, seule à jamais, je n'ai plus d'amour, plus de mari... Tout à l'heure encore, il m'a repoussée.
Alors qu'il crevait d'envie de vous tendre les bras ! Seulement il vous aime, lui, assez pour refuser de vous voir pourrir toute vivante comme il le fait. Vous, dans votre pauvre petite tête de femme, vous n'avez vu que le geste : il vous a repoussée ! Alors qu'avez-vous fait ? Vous vous êtes jetée dans les bras du premier venu et pour une seule raison : le printemps va venir où les bêtes sont en chaleur et vous êtes comme elles. Mais s'il vous fallait un homme, rien qu'un homme, pourquoi avez-vous choisi cet étranger aux yeux glacés, pourquoi pas moi ?
Sous le poing du Normand qui la martelait, sa poitrine résonnait comme un tambour et sa voix grondait pareille aux roulements du tonnerre. Catherine était maintenant dégrisée et, son sang-froid revenu, il lui fallait bien s'avouer qu'elle ne comprenait pas ce qui, tout à l'heure, l'avait jetée dans les bras de l'Écossais. Tout au fond d'elle-même, elle donnait raison à Gauthier. Elle avait honte comme jamais encore elle n'avait eu honte, mais elle ne comprenait que trop clairement la lueur trouble qui s'était allumée dans les yeux gris du Normand. Dans un instant, sans souci de l'homme qu'il venait de tuer, il allait se jeter sur elle. Après ce qu'il avait vu, rien ne le retiendrait plus. Dans son « pourquoi pas moi ?» il y avait un monde de colère, de rancune, d'amour frustré et de mépris. Catherine n'était plus sacrée pour lui. Elle n'était plus qu'une femme trop longtemps convoitée.
Réprimant le tremblement convulsif qui s'emparait d'elle, la jeune femme planta son regard violet dans celui du géant.
— Va-t'en, dit-elle froidement. Je te chasse !
Gauthier eut un éclat de rire féroce qui découvrit ses fortes dents blanches.
— Vous me chassez ? Peut-être ! C'est votre droit, après tout !
Mais auparavant...
Catherine recula jusqu'au mur pour mieux résister à l'assaut qui allait venir, mais, à cet instant précis, la porte s'ouvrit, livrant passage à Sara. D'un rapide coup d'œil, elle embrassa toute la scène, vit Catherine plaquée contre la muraille, Gauthier prêt à bondir et, entre eux, le cadavre sanglant de Mac Laren, barrant le lit d'une tragique croix humaine.
— Miséricorde ! fit-elle. Que s'est-il passé ici ?
— Fuis, supplia-t-elle. Je t'en conjure, fuis ! Sauve- toi avant qu'ils ne découvrent le cadavre.
Il laissa retomber ses mains, découvrant une figure ravagée, des yeux mornes.
— Qu'est-ce que cela peut me faire s'ils découvrent que je l'ai tué ?
Ils me tueront à leur tour ? Et après ?
— Je ne veux pas que tu meures ! s'insurgea Catherine avec passion.
— Vous m'avez chassé... La mort vous délivrera de moi bien plus sûrement !
— Je ne savais pas ce que je disais. J'étais folle ! Tu m'avais insultée, blessée au plus vif... mais tu avais raison. Tu vois, c'est moi qui te demande pardon.
— Que d'histoires ! grogna Sara dans son coin. Écoutez plutôt le vacarme qu'ils font, en bas !
En effet, les Écossais réclamaient maintenant leur chef à tous les échos, tapant sur le bois des tables avec les cuillères et les écuelles. Il y eut le vacarme d'un banc que l'on renversait puis, soudain, des pas dans l'escalier, des voix qui se rapprochaient. Terrifiée, Catherine secoua Gauthier.
— Par pitié pour moi, si jamais je t'ai inspiré un peu de tendresse, fuis, sauve-toi !
— Où irais-je ? Là où je ne pourrais plus jamais vous voir ?
— Retourne à Montsalvy auprès de Michel et attends que je revienne. Mais vite, vite... Je les entends !
Déjà Sara ouvrait l'étroite fenêtre qui, heureusement, donnait sur le toit de l'appentis. Le vent d'hiver s'engouffra dans la petite pièce, aigre, coupant, et Catherine resserra frileusement les couvertures autour de son corps frissonnant. Les pas se rapprochaient. Les hommes, avaient dû boire, déjà...
— Je vais leur parler, dit Sara, gagner du temps. Mais il faut qu'il se sauve vite... Les chevaux sont dans la grange. Si nous pouvons lui faire gagner une heure ou deux, il n'aura plus rien à craindre.
Dépêchez-vous, moi je vais les faire redescendre...
Elle se coula prestement par la porte entrebâillée. Il était temps. La lumière d'une chandelle brilla un court instant et la voix d'un des hommes éclata, toute proche, juste derrière la porte.
— Qu'est-ce que ce vacarme ? gronda Sara. Vous ne savez pas que Dame Catherine est affreusement lasse ? Elle a eu tant de peine à s'endormir et voilà que vous venez hurler à sa porte ! Que voulez-vous ?
— Excusez ! fit la voix penaude de l'Écossais. Mais nous cherchons le capitaine.
— Et c'est ici que vous le cherchez ? Singulière idée.
— C'est que... - l'homme s'interrompit brusquement puis éclata d'un gros rire et ajouta : Il nous avait dit qu'il voulait faire une petite visite à la gracieuse dame... histoire de voir comment elle allait !
— Eh bien, il n'est pas là ! cherchez ailleurs... Moi je l'ai vu sortir tout à l'heure. Il allait vers la bergerie qui est derrière... et je crois bien qu'il poursuivait une fille.
Catherine, le cœur battant, écoutait de toute son âme. Sa main se crispait sur celle de Gauthier. Elle le sentait trembler. Pourtant elle savait bien que ce n'était pas de peur. Là, derrière la porte, les hommes s'esclaffaient, mais les voix s'éloignaient déjà, accompagnées par celle de Sara. Sans doute la bohémienne allait-elle descendre avec eux pour s'assurer qu'ils chercheraient bien dans la direction qu'elle leur avait indiquée et ne risqueraient pas de voir Gauthier sortir par la fenêtre.
— Ils sont partis ! souffla enfin Catherine. Fuis, maintenant...
Cette fois il obéit, se dirigea vers la fenêtre, y glissa une jambe, mais, avant d'engager son torse, se retourna.
— Je vous reverrai ? Vous le jurez ?
— Si nous vivons assez pour cela, je le jure ! Vite...
— Et... vous me pardonnerez ?
— Si, dans une seconde, tu n'as pas disparu, je ne te pardonnerai de ma vie !
Un bref sourire fit briller ses dents puis, avec une souplesse de chat, surprenante chez un homme de cette taille, il se glissa au-dehors.
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