La louve, dans les lointains du bois, hurla encore. Les bras d'Isabelle se serrèrent plus étroitement autour des épaules de Catherine qui s'était mise à trembler.

— Les loups ! souffla Catherine douloureusement. N'y a-t-il au monde que les loups qui aient le droit d'aimer ?

CHAPITRE XVI

Le chemin vide

Les Écossais de Kennedy et les quelques soldats de la garnison, rangés face à face le long de la pente qui menait du château au village, formaient une haie rigide. La brise légère agitait les plumes des bonnets, les plaids bariolés des étrangers. Le soleil déjà haut arrachait des éclairs aux cuirasses, aux armes. Et tout cela eût pu composer le décor d'une fête, mais les visages tendus étaient graves et, en bas, dans le clocher à peigne de granit gris, les cloches de Carlat sonnaient en glas.

En franchissant le seuil du château, à pied, soutenant d'un bras la mère d'Arnaud, Catherine se raidit. Pour ces ultimes instants où elle pourrait le voir encore, elle voulait être brave. Il fallait qu'il fût fier d'elle, celui qui, en quittant le monde, laissait à ses faibles épaules une charge si lourde. Courageusement, elle releva son petit menton, serra les dents pour qu'il ne tremblât pas. Isabelle, épuisée, à bout de forces, trébucha. Elle la retint d'une main ferme.

— Courage, ma mère, chuchota-t-elle... Il faut en avoir... pour lui !

La vieille dame fit un effort héroïque, serra plus fort le bras de Catherine et se redressa. Les deux silhouettes noires s'avancèrent dans le glorieux soleil du matin sous lequel fumaient les campagnes et chantaient les oiseaux, inconscients du drame qui se jouait.

Derrière les deux femmes, Kennedy, appuyé sur sa grande épée, le vieux Cabanes étayant sur une lance ses mauvaises jambes, venaient, puis Gauthier et Sara. Tous ces visages étaient de pierre. Pas un son ne se faisait entendre. On eût pu entendre cogner les cœurs entre les lugubres battements de la cloche. Seul, Fortunat était absent. Le pauvre garçon n'avait pu supporter l'idée d'assister à ce qui allait venir. Il s'était enfermé, pour y pleurer, dans une salle basse.

A mesure qu'elle approchait de l'église, Catherine distinguait la masse confuse des paysans. Ils se tenaient serrés peureusement les uns contre les autres, à distance respectueuse de la sainte maison qui, pour cette heure, était impure. Il faudrait, tout à l'heure, brûler de l'encens, répandre l'eau sainte pour laver le saint lieu de la présence du lépreux. Mais tous, les hommes comme les femmes, les enfants comme les vieillards, étaient à genoux dans la poussière, tête basse, chantant à voix contenue les cantiques de la mort. Cela faisait un bourdonnement lugubre, le contrepoint de cette cloche funèbre qui ne cessait pas.

— Mon Dieu ! murmura Isabelle. Mon Dieu, donnez-moi la force !

Sous le voile épais, semblable au sien, qui couvrait le visage de la pauvre mère, Catherine devina les larmes, lutta pour retenir les siennes. Elle hâta le pas pour franchir les dernières toises de la pente, contourna l'église, passa le vieux porche.

Elle n'avait pas eu un regard pour les paysans agenouillés. Avec leur terreur, ils lui répugnaient et soulevaient en même temps sa colère. Elle ne voulait pas les voir et eux regardaient par en dessous cette femme, que l'on disait si belle, et qui semblait traîner, dans les plis de sa robe noire, toute la douleur du monde.

L'église n'était pas grande, mais elle parut à Catherine un long tunnel au fond duquel brillaient des lumières jaunes. Des chandelles brûlaient à l'autel où le vieux curé, sous la chasuble noire des funérailles, attendait debout, le dos tourné au tabernacle. Devant lui, au bas des marches, un homme vêtu de noir était agenouillé. Le cœur de Catherine manqua un battement, puis se mit à cogner comme un fou. Elle prit dans sa main les mains jointes d'Isabelle, les serra si fort que la vieille dame gémit. Lentement, elle la guida vers le banc des seigneurs, l'y fit asseoir, mais se redressa, s'obligeant à regarder l'homme à genoux.

Arnaud eut-il conscience du poids de ce regard accroché à lui ? Il se détourna légèrement. Catherine, les lèvres tremblantes, entrevit son profil fier. Allait-il se retourner complètement, la regarder ? Non... Il ramenait son regard vers l'autel. Sans doute refusait-il de laisser son courage s'amollir.

— Mon amour !... balbutia tout bas Catherine... Mon pauvre amour !

La voix cassée du prêtre s'élevait maintenant, frêle et pitoyable, tandis que le sacristain, un paysan blême aux gestes maladroits, disposait deux cierges de chaque côté d'Arnaud.

Requiem aeternam dona eis, Domine, et lux perpétua luceat eis...

Comme dans un songe affreux, Catherine suivit sans voir, écouta sans entendre, se dérouler cette messe de funérailles d'un mort vivant. Tout à l'heure, Arnaud de Montsalvy aurait cessé d'exister aussi sûrement que si la main du bourreau avait tranché sa tête. Il ne serait plus qu'un inconnu cloîtré dans une ladrerie, un être encore vivant mais sans nom, sans humanité, un peu de chair souffrante derrière des portes qui ne s'ouvriraient plus pour lui. Et elle... elle serait veuve ! Un mouvement de révolte s'empara d'elle. Elle eut envie de se ruer, tout à coup, au milieu de cette messe sacrilège, d'arracher cet homme qu'elle adorait à toutes ces mains peureuses comme, jadis, elle avait tenté d'arracher Michel, son frère, à la populace parisienne. Oui, c'était cela... courir à lui, prendre sa main, fuir ! Mais il n'y avait plus l'astuce joyeuse de Landry, ni le solide bon sens de Barnabé. Personne ne l'aiderait, personne ne comprendrait... Gauthier peut-être ?... Mais le géant était resté au-dehors de l'église où il n'entrait jamais et ces paysans formaient une masse compacte. Jamais Arnaud et elle ne pourraient franchir ce mur vivants... D'ailleurs, accepterait-il de la suivre, lui qui avait mis tout son amour à la protéger de lui- même ?

La conscience de sa faiblesse faillit abattre le courage de Catherine. Des larmes brûlantes montèrent à ses yeux. D'un geste enfantin, elle étendit une de ses mains devant elle, la regarda avec horreur, comme pour lui reprocher sa faiblesse.

Des mains qui n'avaient pas su retenir l'amour, qui n'avaient pas su deviner, sur le corps de l'homme aimé, les symptômes du mal terrible, contracté sans doute dans l'infecte geôle où l'avait tenu La Trémoille.

La Trémoille ! L'épaisse silhouette du gros chambellan évoquée dans cette église perdue alluma en Catherine la soif de vengeance. Elle ne savait pas combien de temps elle résisterait à sa douleur d'amour, mais cet homme, qui était cause de tous leurs malheurs, qui les avait poursuivis d'une haine implacable et stupide, celui-là, il faudrait qu'il paie, qu'il paie très cher pour que Montsalvy puisse revivre, pour qu'un avenir ensoleillé s'ouvrît devant Michel et pour qu'elle-même pût enfin mourir apaisée.

— Je te jure, fit-elle entre ses dents serrées, je jure de te venger ! Devant Dieu qui m'entend, j'en fais le serment solennel !

La messe était finie. Le prêtre maintenant disait l'absoute. Les nuages de l'encens entouraient l'homme agenouillé qui, déjà, pour tous, avait cessé de vivre. Puis l'eau sainte tomba sur lui et la dernière bénédiction. Et, soudain, le cœur de Catherine tressaillit de souffrance. La voix d'Arnaud s'élevait sous la voûte noircie. Il chantait et c'était le chant de sa propre mort.

— Aie pitié de moi, Seigneur, dans ta grande bonté ! En ta miséricorde immense, efface mon forfait. Lave-moi, lave-moi encore de mon iniquité, purifie- moi de mon péché, car je connais ma faute, et mon péché, toujours, est devant moi !

Détourne ta face de mes fautes et que tressaillent les os que tu as brisés...

Jamais encore elle ne l'avait entendu chanter. Sa voix, grave et profonde, avait une beauté poignante qui bouleversait l'âme. C'était l'adieu désespéré à la vie d'un homme qui l'aimait passionnément... Les oreilles de Catherine s'emplirent d'un bourdonnement d'orage. Une nausée lui monta aux lèvres. Elle sentit qu'elle allait s'évanouir et se cramponna au banc de bois grossier, si mal équarri qu'une écharde pénétra dans son doigt. La douleur la ranima... Auprès d'elle, la mère sanglotait sans retenue, écroulée des deux genoux à même la pierre du sol.

Catherine ne voyait plus clair. Les larmes doublaient le voile noir, brouillant tout. Elle devina plus qu'elle ne la vit la silhouette d'Arnaud qui s'était levé et qui, chantant toujours, s'avançait maintenant, seul vers la sortie. Alors, elle arracha son voile, offrant à l'homme qui s'en allait son visage nu et ruisselant comme un dernier cadeau, un visage dont aucune mèche dorée n'adoucissait le masque douloureux. Seule, la flèche noire du hennin couronnait l'ovale mince et pur.

Fasciné, malgré lui, par ces yeux trop grands, ce visage trop nu, Arnaud s'arrêta. Le chant mourut sur ses lèvres. Son regard ardent plongea, une dernière fois, dans les beaux yeux noyés, mais il ne dit rien. Il était si près d'elle que Catherine l'entendit respirer fortement... Il fit un pas, il allait passer devant elle. Alors, elle dénoua ce qu'elle avait apporté depuis le château, serré dans un voile. Sur le pauvre dallage disjoint de l'église, un flot d'or vivant se répandit, coula brillant, soyeux, jusqu'aux pieds d'Arnaud : la chevelure de Catherine, l'éblouissante parure dont elle avait été si fière, qu'un prince avait célébrée et que lui-même avait tant aimée... Quand l'aube de ce jour de malheur s'était levée, elle l'avait tranchée, impitoyablement, avec la dague même qui avait tué Marie de Comborn.

Arnaud blêmit et chancela. Une larme roula le long de sa joue creusée, se perdit dans le daim noir de son pourpoint. Il ferma les yeux et Catherine crut qu'il allait tomber. Mais non !... Lentement, il mit un genou en terre, ramassa à pleines mains la masse de cheveux dorés, puis, la serrant contre son cœur comme un trésor, il se releva et marcha sans se retourner vers l'ogive lumineuse de la porte. Quand il apparut au jour, le soleil fit étinceler la moisson d'amour qu'il emportait. Saisis de terreur, les paysans reculèrent encore, mais il ne les voyait pas. Un sourire aux lèvres, les yeux levés vers le ciel bleu, il ne voyait même pas, au détour du chemin, le moine en robe brune qui l'attendait, portant le camail rouge et la robe grise marquée d'un cœur rouge et aussi la crécelle qui allaient être les vêtements du lépreux et tout son équipement guerrier. Plus d'épées scintillantes, plus d'habits somptueux, rien que cette livrée de misère et cette crécelle qui signalait, de loin, l'approche des réprouvés. Les cloches de l'église s'étaient remises à sonner le glas...